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Full text of "Julien l'Apostat"

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JULIEN  L'APOSTAT 


Tome  III 


DU  MÊME  AUTEUR 


Rome  souterraine,  résumé  des  découvertes  de  M.  de 
Rossi  dans  les  catacombes  romaines;  traduit  de  l'anglais, 
avec  des  additions  et  des  notes.  Deuxième  édition.  Un  volume 
grand  in-8°,  illustré.  Prix 30  fr . 

Les  esclaves  chrétiens  depuis  les  premiers  temps 
de  l'Église  jusqu'à  la  fin  de  la  domination  romaine 
en  Occident.  Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française. 
Quatrième  édition.  Un  volume  in-12.  Prix 4  fr, 

II' Art  païen  sous  les  empereurs  chrétiens.  Un  volume 
in-12.  Prix 3  fr. 

Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  pre- 
miers siècles.  Troisième  édition.  Un  volume  in-8°.  Prix..        6  fr. 

Histoire  des  persécutions  pendant  la  première 
moitié  du  troisième  siècle.  Ouvrage  couronné  par 
l'Académie  française.  Troisième  édition.  Un  volume  in-8°. 
Prix 6  fr. 

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Troisième  édition.  Un  volume  in-8°.  Prix 6  fr. 

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l'Église.  Troisième  édition.  Deux  volumes  in-8°.  Prix..'...       12  fr. 

Le  Christianisme  et  l'Empire  romain.  Septième  édi- 
tion. Un  volume  in-12.  Prix 3.  50 

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Études  d'Histoire  et  d'archéologie.   Un   volume   in-12. 

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Paul  Lamache,  professeur  aux  Facultés  de  Strasbourg  et 
de  Grenoble,  l'un  des  fondateurs  de  la  Société  de  Saint- 
Vincent  de  Paul.  Un  volume  in-12.  Prix 2.  .50 


TYPOORAPHia  FIRÎCnï^DIDOT  ET  C'«.  —  MK8NIL  (EURE). 


PAUL   ALLARD 


JULIEN  L'APOSTAT 


TOME  TROISIÈME 

JULIEN  ET  LES  CHRÉTIENS   :   LA  PERSÉCUTION  ET   LA  POLÉMIQUE. 
LA    GUERRE    DE    PERSE 


TROISIÈME   ÉDITION,  REVUE  ET  AUGMENTÉE 


PARIS 

LIBRAIRIE  VICTOR  LRCOFFRE 
J.   GABALDA    &   C^e 

RUE   BONAPARTE,    90 

1910 


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JULIEN  L'APOSTAT 


LIVRE  VIII 

JULIEN    ET    LES     CHRÉTIENS   :    LA    PERSÉCUTION 
ET  LA  POLÉMIQUE 


CHAPITRE  PREMIER 


JULIEN    A  AXÏIOCHE. 


L'arrivée   en  Syrie. 


Quand  Julien  quitta  Ancyre,  dans  les  derniers  jours  de 
juin  362,  une  grande  foule  de  peuple  assista  à  son  départ. 
On  l'entourait  avec  une  sorte  de  tumulte.  Les  uns  deman- 
daient la  restitution  de  biens  qui,  disaient-ils,  leur  avaient 
été  violemment  enlevés  ^  :  étaient-ce  des  païens  se  plai- 
gnant d'abus  commis  sous  le  règne  de  Constance,  ou  des 
chrétiens  réclamant  contre  les  derniers  ordres  de  Julien, 
qui  avait  fait  rentrer  dans  le  patrimoine  de  la  cité  d'an- 
ciens immeubles  des  temples,  devenus  la  propriété  des 
Églises  ou  même  de  particuliers?  Les  autres  se  plai- 


I.  «  Pars  violenter   erepta  reddi  sibi  poscenlium. .»  Ammien  Marcellin, 
XXII,  9. 

JULIEN   l'aPOSIAT.    —  III.  1 


2  L  ARRIVEE  EN  SYRIE. 

gnaient  d'avoir  été,  contrairement  au  droit,  inscrits 
parmi  les  curiales  *.  Quelques-uns  essayaient  de  satis- 
faire des  inimitiés  privées,  en  accusant  leurs  ennemis 
du  crime  de  lèse-majesté.  Julien  parut  triste,  en  présence 
de  ce  débordement  de  passions;  cependant,  il  suspendit 
son  départ,  et  s'arrêta  pour  rendre   la  justice. 

AmmienMarcellin,quiadéjàloué  ailleurs  son  équité  2, 
dit  qu'il  la  montra,  cette  fois  encore,  par  les  réponses 
pleines  dé  modération  et  de  droiture  qu'il  fît  aux  diverses 
réclamations.  Sur  un  seul  point  (peut-être  parce  que  des 
membres  du  clergé  chrétien  y  étaient  intéressés)  il  pa- 
rut partial  :  ni  à  Ancyre,  ni  ailleurs,  quiconque  avait 
été  réclamé,  même  sans  droit,  par  la  curie  ne  put  obte- 
nir de  lui  d'en  être  rayé  ^,  Mais,  pour  les  dénonciations 
calomnieuses,  il  fut  impitoyable.  On  cite,  à  ce  sujet,  un 
jugement  original.  Un  citoyen  avait  été  accusé  comme 
coupable  de  lèse-majesté.  Julien,  à  plusieurs  reprises,  re- 
fusa d'entendre  l'accusateur.  Vaincu  enfin  par  l'insistance 
de  celui-ci,  le  prince  lui  demanda  quelle  était  la  condition 
du  prétendu  conspirateur.  «  C'est  un  riche  habitant  de 
la  cité,  »  répondit-il.  —  «  Et  quelles  sont  les  preuves  de 
son  crime? —  Il  se  fait  faire,  en  ce  moment,  une  robe  de 
soie  teinte  en  pourpre.  »  Julien,  agacé,  se  tourna  vers  son 
intendant  :  «  Fais  donner,  dit-il,  à  ce  bavard  une  paire  de 
souliers  de  pourpre,  et  qu'il  les  porte  lui-même  à  celui 
qu'il  vient  d'accuser.  Gela  lui  fera  comprendre  qu'il  faut 
autre  chose  que  la  couleur  d'une  étoffe  pour  faire  une 
conspiration  *.  » 


1.  «  Alii  quœrentes  consortiis  se  curiarum  addictos  injuste.  »  Ibid. 

2.  Voir  1. 1,  p.  453-454. 

?,  Ammien  Marcellin,  XXII,  9. 
4.  Ibid. 


L'ARRIVEE  EN  SYRIE.  3 

D'Ancyre,  Julien  traversa  en  ligne  droite  la  Cappa- 
doce,  par  la  longue  voie  romaine  qui  laisse  à  gauche  le 
fleuve  Halys,  à  droite  le  lac  Tatta,  et  passe  par  Tyane 
avant  d'arriver  au  Taurus.  Il  ne  paraît  pas  avoir  été  tenté 
de  se  détourner  de  sa  route  pour  revoir,  au  pied  du 
mont  Argée,  le  château  de  Macellum,  plein  de  ses  sou- 
venirs d'enfance,  et  pour  visiter  la  métropole  de  la  pro- 
vince, Gésarée.  Cette  ville  lui  était  désagréable.  La  majo- 
rité de  ses  habitants  professait  le  christianisme.  Sous 
Constance,  son  sénat  municipal  avait  ordonné  la  démoli- 
tion des  temples  de  Jupiter  et  d'Apollon,  devenus  pro- 
bablement inutiles  ^.  Récemment,  à  l'époque  même  où 
Julien  était  à  Ancyre,  le  peuple  de  Césarée,  joint  à 
quelques  évêques  de  la  province,  avait  élevé  au  siège  épis- 
copal  vacant  un  des  plus  riches  curiales,  nommé  Eusèbe. 
Comme  l'élection  avait  causé  quelque  tumulte,  le  gou- 
verneur poursuivit  la  déposition  du  nouvel  évoque.  C'é- 
tait entrer  dans  les  intentions  de  l'empereur,  qui  voyait 
avec  irritation  un  laïque  influent  quitter  l'assemblée  mu- 
nicipale pour  devenir  le  chef  du  clergé.  Peut-être  les 
prélats  consécrateurs  auraient-ils  faibli,  si  celui  qui  avait 
eu  une  part  prépondérante  dans  l'élection,  le  vieil  évo- 
que de  Nazianze,  père  du  condisciple  de  Julien,  n'avait 
pris  la  parole  en  leur  nom.  «  Très  illustre  seigneur, 
écrivit-il  au  préfet,  nous  ne  reconnaissons  pour  roi  et 
pour  juge  de  ce  que  nous  faisons  que  Celui  que  l'on  per- 
sécute aujourd'hui.  C'est  lui  qui  examinera  l'élection  que 
nous  avons  faite  dans  toutes  les  règles,  et  d'une  manière 
qui  lui  est  très  agréable.  Si  vous  voulez  user  de  violence, 
il  vous  est  facile  de  le  faire  en  toute  autre  chose  :  mais 

1.  Sozomène,  V,  4. 


4  L'ARRIVÉE  EN  SYRIE. 

personne  ne  nous  ôtera  le  pouvoir  de  soutenir  que  nous 
avons  agi  dans  la  plénitude  de  notre  droit.  A  moins  que 
vous  ne  prétendiez  aussi  nous  prescrire  des  lois  en  une 
matière  qui  ne  regarde  que  nous  et  notre  religion,  et 
dont  il  ne  vous  est  pas  permis  de  vous  mêler  ^  !  » 

Cette  lettre,  nous  dit  le  second  Grégoire,  fut  admirée 
du  gouverneur,  bien  qu'il  fit  semblant  d'être  mécon- 
tent; elle  mit  fm,  pour  le  moment,  à  toute  représaille 
envers  Césarée.  Le  passage  de  Julien  à  travers  la  Cappa- 
doce  paraît,  cependant,  avoir  été  marqué  par  des  vio- 
lences. Saint  Grégoire  parle  de  troupes  d'archers,  con- 
duits par  un  officier,  qui  entraient  dans  les  églises  pour 
se  les  faire  livrer.  Peut-être  s'agissait-il  d'églises  bâties 
sur  l'emplacement  d'anciens  temples.  Une  expédition  de 
ce  genre  fut  faite  contre  Nazianze.  «  Le  petit  évêque  de 
cette  cité  secondaire,  »  selon  l'expression  de  son  panégy- 
riste 2,  montra  une  grande  énergie.  Quand  l'officier  et 
ses  hommes  entrèrent  dans  la  ville  et  demandèrent,  au 
nom  de  l'empereur,  qu'on  leur  livrât  le  sanctuaire  3, 
ils  rencontrèrent  un  refus  absolu  ;  et  «  si  le  chef  n'eût 
cédé,  soit  à  mon  père,  soit  à  sa  propre  prudence,  soit  à 
quelques  sages  avis,  écrit  Grégoire,  il  eût  probablement 
été  chassé  de  l'église  à  coups  de  pieds  *.  »  L'évêque  de 
Nazianze  convoquait  souvent  les  fidèles  de  sa  ville  à  des 
prières  publiques.  Tant  que  dura  la  persécution,  il  re- 
doubla, chez  lui,  d'austérités  :  ses  nuits  se  passaient  dans- 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  XVIII,  34.  —  Sur  cet  épisode,  voir 
Saint  Basile,  p.  48-52. 

2.  ToO  (jLtxpoTroXÏTou  ...xat  Tyj;  xaOéSpa;  Ta  ôeûxepa  ê/ovxoç.  Saint  Grégoire 
de  Nazianze,  /.  c. 

3.  Ta  tepov,  Ihid.,  32. 

4.  Ihid. 


L'ARRIVEE  EN  SYRIE.  5 

la  prière  et  dans  les  larmes  :  son  fils,  ou  ses  serviteurs, 
entr' ouvrant  la  porte  de  sa  chambre,  le  trouvaient,  mal- 
gré son  grand  âge,  couché  sur  la  terre  nue  ^. 

Il  est  probable  que  les  rigueurs  de  Julien  furent  adou- 
cies, en  Cappadoce,  par  la  modération  du  gouvepneur 
Candidien.  Tous  les  païens  ne  partageaient  pas  les  pas- 
sions haineuses  de  leur  prince.  Beaucoup  d'entre  eux, 
même  sous  son  règne,  cherchaient  à  concilier  les  devoirs 
quelquefois  pénibles  des  fonctions  officielles  avec  d'an- 
ciennes relations  ou  d'anciennes  amitiés.  Candidien  con- 
naissait depuis  longtemps  le  jeune  Grégoire  de  Nazianze  : 
ils  étaient  nés  dans  la  même  province  :  peut-être 
avaient-ils  été  condisciples  à  l'université  d'Athènes.  On 
les  voit  en  correspondance  amicale  pendant  la  persécu- 
tion de  Julien.  Grégoire  loue  l'équité  du  magistrat,  sa 
clémence  ;  il  le  félicite  d'être  un  excellent  connaisseur 
des  choses  de  l'esprit,  et  de  pratiquer  avec  succès  l'art 
de  la  parole.  Il  entremêle  ses  compliments  de  citations 
de  Pindare  et  d'Homère,  en  homme  qui  fait  peu  de  cas 
des  efi'orts  de  Julien  pour  détacher  les  chrétiens  de  la 
culture  hellénique.  La  fin  de  la  lettre  est  très  remar- 
quable :  elle  montre  comment  pouvaient  encore  causer, 
dans  l'intimité,  un  prêtre  chrétien  et  un  administrateur 
païen,  à  l'époque  où  Julien  se  flattait  d'avoir  creusé  un 
abime  infranchissable  entre  les  tenants  de  l'ancien  culte 
et  les  membres  de  l'Église. 

«  Ce  que  j'admire  le  plus  dans  ta  vertu,  écrit  Grégoire 
à  Candidien,  c'est  de  te  voir  supérieur  aux  difficultés  et 
aux  iniquités  de  ce  temps.  Tu  professes  la  religion  hel- 
lénique, et  tu  rends  à  celui  qui  règne  aujourd'hui  ce  qui 

1.  Ibid. 


6  L'ARRIVEE  EN  SYRIE. 

appartient  à  l'empereur  :  cependant,  tu  ne  sers  pas  à  la 
manière  des  adulateurs  du  moment  présent  :  tu  te  con- 
duis en  ami  du  bien  et  en  grand  cœur;  détestant  la  ser- 
vilité, tu  gardes  ta  bienveillance  à  ta  patrie.  Tu  mérites 
cette  louange,  qu'au  sein  d'une  aussi  grande  puissance, 
tu  conserves  les  égards  dus  à  l'amitié...  Pour  tant  de 
mérites,  je  ne  t'offrirai  qu'un  souhait  :  non  que  quelque 
chose  s'ajoute  à  ta  gloire,  car,  si  tu  peux  recevoir  encore 
un  accroissement  de  dignité,  tu  ne  saurais  grandir  en 
vertus  ;  mais  que  tu  obtiennes  le  bien  qui  dépasse  tous 
les  autres,  c'est-à-dire  que  tu  viennes  un  jour  avec  nous 
dans  les  rangs  des  adorateurs  de  Dieu,  et  que  du  parti 
de  ceux  qui  persécutent  tu  passes  au  parti  des  persé- 
cutés ;  car  l'un  dépend  du  temps,  l'autre  est  assuré  du 
salut  éternel  i.  » 

Une  lettre  écrite  par  Julien,  lors  de  son  passage  à 
travers  la  Cappadoce,  laisse  voir  qu'il  était  peu  satisfait 
des  habitants  de  cette  province.  Il  ne  les  trouvait  pas 
assez  Grecs.  La  plupart  refusaient  de  se  rendre  aux 
autels  des  dieux  :  d'autres  montraient  dans  leur  empres- 
sement une  gaucherie,  qui  révélait  une  ferveur  de  trop 
fraîche  date  pour  être  sincère.  C'est  ce  qu'il  écrit  à  un 
philosophe  inconnu,  nommé  Aristoxène,  en  l'invitant 
dans  les  termes  les  plus  pressants  à  se  joindre  à  sa 
cour.  Il  craint  que  celui-ci  n'ait  attendu  une  invitation, 
comme  si,  entre  amis,  on  devait  tenir  compte  de  Téti- 
quette.  «  Si  tu  dois  venir  sans  invitation,  accours  :  si  tu 
en  attends  une,  la  voici.  Viens  donc  nous  retrouver  à 
Tyane,  au  nom  de  Jupiter,  dieu  des  amis!  Montre-nous 
parmi  les  Cappadociens  un  vrai  Grec.  Car  jusqu'ici  je 

1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Ep.  10. 


L'ARRIVEE  EN  SYRIE.  7 

vois,  OU  des  gens  qui  ne  veulent  pas  sacrifier,  ou  bien  un 
petit  nombre  qui  voudrait,  mais  ne  sait  comment  s'y 
prendre  ^.  » 

Tyane  retint  probablement  pendant  quelque  temps 
Julien  ;  il  voulut  y  vénérer  le  souvenir  d'Apollonius,  que 
ses  prestiges,  son  charlatanisme  mystique,  et  aussi  sa 
dévotion  pour  le  dieu  Soleil,  devaient  lui  rendre  parti- 
culièrement cher.  Mais  on  ne  nous  donne  aucun  détail 
sur  son  séjour  dans  cette  ville.  Quand  il  l'eut  quittée,  et 
fut  arrivé  à  Pylas,  dans  la  chaîne  du  Taurus,  à  la  jonc- 
tion de  la  Cappadoce  et  de  la  Cilicie,  il  eut  une  agréable 
surprise.  Le  gouverneur  de  cette  dernière  province, 
Celse,  l'un  de  ses  plus  chers  compagnons  d'études  aux 
écoles  d'Athènes  2,  et  aussi  élève,  ami  et  admirateur  de 
Libanius  3,  vint  le  saluer  au  passage.  Près  d'un  autel, 
sur  lequel  fumait  l'encens  d'un  sacrifice,  Celse  harangua 
l'empereur  *.  Par  une  faveur  rare,  Julien  le  fit  monter 
dans  sa  voiture,  et  voyagea  avec  lui  jusqu'à  Tarse  ^. 

On  n'a,  sur  son  passage  à  Tarse,  qu'une  anecdote  ra- 
contée par  Zonare  ^.  Un  prêtre  d'Esculape  vint  le  trou- 
ver, pour  lui  demander  de  contraindre  l'évêque  de  Tarse 
à  rendre  des  colonnes  provenant  d'un  temple  de  ce 
dieu,  et  employées  dans  la  construction  d'une  basilique 
chrétienne.  Julien  décida  que  l'enlèvement  de  ces  co- 
lonnes serait  fait  aux  dépens  de  l'évêque,  et  qu'elles  se- 


1.  Julien,  Ep.i;  Herllein,  p.  483. 

2.  Voir  t.  I,  p.  331. 

3.  Sur  les  rapports  de  Celse  avec  Libanius,  Yoir  de  ce  dernier  les  Ep. 
608,  G15,  635,  655,  658,  693,  697,  1061,  1074,  1076,  1507.  Cf.  Sicvers,  Das 
Leben  des  Libanius,  p.  90. 

4.  Libanius,  Ep.  648. 

5.  Animien  Marcellin,  XXil,  9. 

6.  Zonare,  XIII,  12. 


8  L'ARRIVEE  EN  SYRIE 

raient  transportées  jusqu'à  Egée,  pour  servir  à  la  recons- 
truction d'un  célèbre  sanctuaire  d'Esculape  démoli  en 
330,  par  l'ordre  de  Constantin  ^  Les  païens  de  Tarse  se 
chargèrent  d'exécuter  eux-mêmes  la  sentence  de  Julien  : 
ils  abattirent  une  des  colonnes,  qui  soutenait  la  nef  de 
la  basilique,  et  la  traînèrent  avec  beaucoup  de  peine 
jusqu'à  la  porte  de  celle-ci.  Mais  ils  ne  purent,  dit-on,  la 
tirer  plus  loin,  et  durent  la  laisser  sur  place.  On  ajoute 
qu'après  la  mort  de  Julien,  l'évêque  la  releva  sans 
peine,  et  la  remit  à  son  rang  dans  la  colonnade  de  son 
église. 

De  Tarse,  Julien  se  rendit  à  Antioche  «  par  la  route 
accoutumée,  »  dit  Ammien,  c'est-à-dire  en  suivant  la 
chaussée  qui,  après  avoir  traversé  le  Saros,  puis  le 
Pyrame,  longe  à  partir  de  Kastabalale  littoral,  et  pénètre 
dans  la  capitale  syrienne  par  un  pont  sur  l'Oronte.  Tout 
le  peuple  était  allé  hors  de  la  ville  à  sa  rencontre  :  on  le 
reçut  avec  des  acclamations,  «  comme  un  astre  nouveau 
qui  se  levait  sur  l'Orient,  »  dit  encore  Ammien,  dans  un 
poétique  langage  qui  ne  lui  était  pas  habituel.  Cepen- 
dant, malgré  la  chaleur  de  cet  accueil,  les  Romains,  tou- 
jours attentifs  aux  présages,  ne  purent  s'empêcher  d'en 
remarquer  de  sinistres.  On  était  dans  les  brûlantes  jour- 
nées d'été,  consacrées  aux  fêtes  d'Adonis.  Précisément, 
l'entrée  de  Julien  dans  Antioche  coïncidait  avec  la  partie 
triste  de  ces  fêtes,  avec  le  jour  où  de  toutes  parts  sont 
exposées  les  images  du  jeune  chasseur  couché  sur  son 
lit  de  mort,  et  où,  alentour  de  ces  reposoirs,  les  dévots 
pleurent  bruyamment  la  fin  tragique  de  l'amant  de 
Vénus.  Au  moment  où  Julien  mit  le  pied  dans  le  palais 


1.  Voir  t.  I,  p.  51 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCIIE.  9 

impérial,  on  entendait  retentir,  en  signe  de  deuil,  les  cris 
aigus  des  femmes  païennes,  mêlés  au  sifflement  lugubre 
et  bruyant  des  flûtes.  Les  gens  superstitieux  purent 
croire  qu'un  autre  Adonis  verrait  bientôt  ses  jours  tran- 
chés aussi  dans  leur  fleur  ^ 


II.  —  La  vie  de  Julien  à  Antioche. 


Au  premier  rang  de  la  foule  qui  se  pressait  sur  le 
passage  de  Julien,  quand  il  fit  son  entrée  dans  Antioche, 
était  Libanius.  On  se  rappelle  les  circonstances  qui 
avaient,  d'abord,  empêché  les  rapports  personnels  du 
prince  avec  le  célèbre  rhéteur  2.  Quand  Julien,  en  353, 
étudia  les  lettres  à  Nicomédie,  un  ordre  de  Constance 
lui  interdit  de  suivre  les  cours  que  Libanius  professait 
alors  dans  cette  ville.  Il  dut  se  contenter  de  lire  avec 
passion  ses  écrits,  au  point,  rapporte  Libanius,  de  s'en 
approprier  tout  à  fait  le  style,  et  de  devenir  par  là  le 
disciple  de  celui  qu'on  ne  lui  permettait  pas  de  con- 
naître. De  Nicomédie,  le  professeur  fut  rappelé  à  Cons- 
tantinople,puis,  après  y  avoir  enseigné  quelques  mois  3, 
vint  se  fixer  pour  le  reste  de  ses  jours  à  Antioche,  sa  ville 
natale  ^,  Pendant  ce  temps,  une  fortune  inespérée  en- 
traînait Julien  en  Occident,  puis  le  ramenait  en  Orient, 
où  il  entreprenait  l'œuvre  de  restauration  religieuse  qui 


1.  Ammien  Marcellin,  XXII,  9. 

2.  Voir  t.  I,  p.  301. 

3.  Sievers,  Das  Leben  des  Libanius,  p.  57  et  suiv. 

4.  Ibicl.,  p.  61  et  suiv. 


10  LA  VIE  DE  JULIliN  A  ANTIOCHE. 

réjouissait  le  cœur  et  excitait  les  applaudissements  de 
Libanius.  Mais  celui-ci,  se  jugeant  sans  doute  trop  im- 
portant pour  faire  l'empressé,  ne  s'était  point  hâté  de  se 
rendre  auprès  du  nouvel  Auguste.  Depuis  longtemps  il 
entretenait  avec  Julien,  même  quand  il  y  avait  eu  péril  à 
le  faire  ^,  un  commerce  de  lettres  2.  Ce  commerce  devint 
plus  chaleureux  encore,  après  que  Julien  eut  conquis  le 
pouvoir  suprême.  L'empereur  est  en  coquetterie  avec  le 
sophiste.  Il  lui  demande  ses  discours,  le  prie  de  lui  com- 
muniquer des  copies  de  sa  correspondance,  semble  se 
mettre  encore  à  son  école  2,  l'appelle  «  frère  très  souhaité 
et  très  aimé  *.  »  De  telles  démonstrations  étaient  bien 
faites  pour  exalter  l'orgueil  de  Libanius.  Aussi,  dans  ses 
Mémoires,  celui-ci  dit-il  avec  une  naïveté  qui  désarme  la 
critique  :  «  Du  voyage  qui  le  conduisit  à  Antioche,  Julien 
attendait,  entre  autres,  cet  avantage  :  me  voir,  et  m'en- 
tendre  parler  ^.  » 

Ce  fut,  en  effet,  le  mot  que  Julien,  trop  rhéteur  lui- 
même  pour  ne  pas  savoir  l'art  de  flatter  un  rhéteur,  lui 
adressa  devant  tout  le  peuple,  dès  qu'il  l'aperçut. 
«  Quand  t'entendrons-nous?  »  lui  demanda-t-il^,  em- 
ployant habilement  un  mot  déjà  dit  par  Hérode  Atticus 
àPhilémon,  etparMarc-Aurèle  à  Aristide^.  Il  semble  que 


1.  Libanius,  De  Vïta;  Reiske,  t.  I,  p.  81. 

2.  Cf.  Libanius,  £';>.33,372,  1031,  1125,  1350. 

3.  Julien,  Ep.  3;  Herllein,  p.  483.  —VEp.  44,  publiée  comme  écrite  à 
Libanius,  est  indiquée  par  certains  manuscrits  comme  adressée  à  Priscus, 
et  semble  devoir,  en  effet,  être  rendue  à  ce  philosophe,  et  reportée  au 
temps  où  Julien  lui  écrivait  de  Gaule.  Voir  Herllein,  p.  548,  note. 

4.  'A8e).çè  TioOsivÔTaxe  xai  itpoaçtXédxaTe.  Herllein,  p.  483. 

5.  Libanius,  De  Vita;  Reiske,  l.  I,  p.  81. 

6.  Ibid.;  et  Ep.  048. 

7.  Philostrate,  Vitx  sophist.  (éd.  Kayser,  p.  230  et  250.) 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  11 

l'amour-propre  de  Libanius  eût  du  être  comblé  par  un 
compliment  aussi  délicat.  Mais  ce  type  achevé  de 
l'homme  de  lettres  avait  à  la  fois  des  vanités  de  pédant 
et  des  coquetteries  de  femme.  Il  prit  plaisir  à  irriter  pen- 
dant quelque  temps  Fimpatience  de  Julien.  Il  chercha, 
par  des  retraites  savantes,  à  se  faire  désirer.  Aussi  naïf 
dans  le  récit  que  roué  dans  la  conduite,  Libanius  nous  a 
mis  lui-même  au  courant  de  ses  ruses.  Il  voulait  amener 
l'empereur  à  souffrir  de  son  éloignement,  et  à  multiplier 
les  avances.  Il  eut  satisfaction,  un  jour  que  Julien,  sacri- 
fiant en  public  dans  le  temple  de  Jupiter  Philius,  s'éton- 
nait de  ne  pas  l'apercevoir,  mêlé  à  la  foule  des  courtisans 
qui  se  pressaient  autour  de  lui,  moins  encore  pour  voir 
que  pour  être  vus.  Julien  prit  ses  tablettes,  y  écrivit  un 
mot  aimable,  et  les  envoya  à  Libanius.  Celui-ci  répondit 
sur  la  même  page,  gracieusement  et  spirituellement, 
mais  ne  se  pressa  pas  de  venir.  Un  ami  commun,  le  phi- 
losophe Priscus,  fit  comprendre  à  Julien  le  motif  de  cette 
abstention.  Libanius  ne  se  trouvait  pas  suffisamment 
invité.  Julien  lui  adressa  alors  une  invitation  formelle, 
et  le  convia  au  repas  de  midi.  Libanius  fît  réponse 
qu'il  ne  mangeait  que  le  soir.  Invité  à  souper,  il  s'excusa, 
sous  prétexte  de  migraine.  Avec  une  étonnante  patience, 
Julien  renouvela  ses  invitations,  et  eut  enfin  la  joie  de 
les  voir  acceptées.  A  partir  de  ce  moment,  Libanius 
s'assit  souvent  à  la  table  de  l'empereur,  à  ces  «  fêtes  de 
la  raison,  »  comme  il  appelait  les  festins  offerts  par  le 
philosophe  couronné  ^. 

Du  reste,  d'un  désintéressement  égal  à  sa  fatuité,  Li- 
banius, s'il  faut  l'en  croire,  n'accepta  de  Julien  d'autre 

1.  Libanius,  De  T'ifa;  Reiske,  t.  I,  p.  83. 


12  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

faveur  que  celle  de  son  amitié,  et  refusa  toute  offre  d'ar- 
gent et  d'honneurs.  Aussi  Julien  disait-il  :  «  Les  autres 
aiment  ma  fortune;  Libanius  aime  ma  personne i.  »  Le 
seul  bienfait  que  le  sophiste  ait  sollicité  pour  lui-même 
de  l'empereur  fut  la  légitimation  d'un  enfant  naturel  2. 
Il  se  servit,  cependant,  de  sa  faveur  pour  aider  les  autres  : 
témoin  son  discours  pour  Aristophane  3.  Celui-ci  était  un 
Grec  de  Gorinthe,  fils  d'un  sénateur  qui  avait  fait  preuve 
de  zèle  pour  le  culte  des  dieux,  et  neveu  par  sa  mère 
de  deux  philosophes  renommés.  Après  la  mort  de  son 
père,  Aristophane  s'était  vu,  parait-il,  dépouillé  de  son 
héritage  par  un  certain  Eugenius,  qui  était  l'un  des  ser- 
viteurs favoris  de  Gonstance.  Désespéré,  il  avait  quitté  sa 
patrie,  abandonnant  femme  et  enfants.  Dès  lors,  sa  vie 
ne  fut  plus  qu'une  suite  de  tribulations.  Il  se  réfugia 
d'abord  en  Syrie,  où  il  accepta  un  emploi  de  police, 
qui  l'entraîna  à  de  nombreux  voyages  sur  tous  les  points 
de  l'Empire  romain.  Attaché  plus  tard  au  cabinet  de 
Parnassius,  préfet  d'Egypte,  il  fut  compromis,  en  même 
temps  que  ce  dernier,  dans  les  poursuites  intentées  en 
359  contre  ceux  qui  avaient  consulté  l'oracle  d'Abydos*. 
On  l'accusa  d'avoir  favorisé  les  desseins  ambitieux  de 
Parnassius,  en  lui  amenant  un  astrologue;  et  comme  il 
irrita  par  des  mots  vifs  le  célèbre  Paul  la  Chaîne,  qui 
dirigeait  les  poursuites  ^,  celui-ci  le  fît  presque  assommer 
à  coups  de  fouets,  garnis  de  balles  de  plomb  s.  Sauvé  de 


1.  Libanius,  Epitaphios  Juîiani ;  Rehke,  t.  I,  p.  520. 

2.  De  Fi^a;  Rpiske,  t.I,  p.  84, 

3.  ^ÏTrèp  'AptffTOïàvouî,  Pro  Aristophane;  Reiske,  1. 1,  p.  424-459. 

4.  Cf.  Ammien  Maicellin,  XIX,  12. 

5.  Voir  t.  I,  p.  340. 

6.  Le  supplice  des  plumbatx  fut  souvent  employé  contre  les  martyrs. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  AISTIOCHE.  13 

la  mort  par  l'intervention  du  comte  d'Orient,  Modestus, 
Aristophane  fut  aussitôt  l'objet  d'une  autre  inculpation  : 
on  lui  reprocha  d'avoir  trafiqué  de  son  influence  auprès 
du  gouverneur.  Après  avoir  été,  de  ce  chef,  l'objet  d'une 
longue  enquête,  qui  n'amena  point  contre  lui  de  preuve 
positive,  il  fut  condamné  à  la  relégation.  Il  était  encore 
en  exil  au  moment  où  Julien  entra  à  Antioche^.  Liba- 
nius  fit  en  faveur  de  ce  malheureux  le  premier  essai  de 
son  influence.  Il  plaida,  dans  une  longue  oraison,  la 
cause  d'Aristophane,  s'efforçant  de  démontrer  son  inno- 
cence, d'apitoyer  Julien  sur  ses  malheurs,  d'exalter  sa 
fidélité  envers  les  dieux,  ei  de  le  défendre  (en  termes 
d'une  étrange  indulgence)  contre  une  insinuation  défa- 
vorable à  ses  mœurs.  Libanius  conclut  en  demandant 
pour  Aristophane  sa  grâce  d'abord,  puis  l'exemption  des 
charges  municipales,  et  enfin  un  nouvel  emploi,  répara- 
tion due  à  des  souffrances  imméritées.  Julien  accueillit 
bien  la  requête,  dans  laquelle  la  plume  du  sophiste  avait 
déployé  toutes  ses  grâces;  mais,  tout  en  se  déclarant  con- 
vaincu de  l'innocence  d'Aristophane,  il  n'octroya  à  celui- 
ci  qu'une  fonction  assez  modeste".  Néanmoins  Libanius 
s'applaudit  d'un  résultat  dû,  dit-il,  non  à  son  influence 
personnelle,  mais  à  son  éloquence  3. 


1.  Painassiuset  d'autres  qui  avaient  été  bannis  lors  du  procès  relatif  à 
l'oracle  d'Abydos  obtinrent  leur  grâce  en  361  (Ammien  Marcellin,  XIX, 
12).  Le  fait  qu'Aristophane  était  encore  exilé  en  juillet  362  semble  indiquer 
que  les  actes  de  concussion  pour  lesquels  il  avait  été  condamné  paraissaient 
alors  établis.  Julien  avait  eu  au  commencement  de  son  règne  à  s'occuper 
déjà  d'affaires  de  cette  nature;  voir  t.  II,  p.  107  :  cf.  Code  Théodosien, 

II,  XXIX,  1. 

2.  Peut-être  parce  que,  malgré  le  plaidoyer  de  Libanius,  il  ne  croyait 
encore  qu'à  demi  à  l'innocence  d'Aristophane. 

3.  Tô  6s  ôoôèv  èxsïvo  xo  {xt/pàv  'Aptaxo^àvei  epyov  f,v  /.oyou  tivo;,  o'jx  iy.Yi 
ô£r,(ji;.  Libanius,  Ep.  1039.  —  Libanius  était  si  fier  de  celte  «  éloquence,  » 


14  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

Cependant  l'heure  d'  «  entendre  »  Libanius  était 
arrivée.  Dans  le  courant  de  juillet,  le  sophiste  prononça 
en  public  l'éloge  de  Julien.  C'est  le  discours  publié  dans 
ses  OEuvres  sous  le  titre  de  Prosphoneticus  ^  Nul  doute 
que  ce  morceau  oratoire,  d'une  prolixité  qui  nous  parait 
aujourd'hui  peu  supportable,  mais  dont  les  longues  pé- 
riodes, les  harmonieuses  cadences,  durent  toucher  déli- 
cieusement les  oreilles  de  Grecs  plus  sensibles  que  nous 
ne  saurions  l'être  à  la  musique  des  mots,  n'ait  eu  près  de 
Julien  et  de  son  entourage  de  lettrés  un  vif  succès.  Mais 
l'historien  moderne,  qui  cherche  surtout  dans  le  discours 
de  Libanius  des  faits  précis,  en  trouvera  moins  que  dans 
le  panégyrique  prononcé  l'année  précédente  par  le  rhé- 
teur gaulois  Mamertin.  Libanius  n'a  été  le  témoin  d'aucun 
des  événements  qu'il  raconte.  Cependant  ce  qu'il  dit  des 
dispositions  jadis  montrées  à  l'égard  de  Julien  adoles- 
cent par  les  païens  d'Antioche,  et  des  espérances  que  dès 
lors  les  fauteurs  de  l'ancien  culte  fondaient  sur  celui 
dont  ils  avaient  deviné  de  loin  les  secrets  sentiments, 
apporte  une  contribution  précieuse  à  l'histoire  de  la  jeu- 
nesse du  prince  comme  à  celle  du  parti  païen  2. 

C'est  ainsi  que  Libanius  devint  l'un  des  rares  intimes 
avec  lesquels  vivra  familièrement  Julien,  durant  les 
huit  mois  de  son  séjour  à  Antioche.  «  Nous  sommes  ici 
sept  étrangers,  auxquels  il  faut  joindre  l'un  de  vos  con- 
citoyens, cher  à  Mercure  et  à  moi-même,  habile  artisan 


que,  quand  il  publia  le  discours  pour  Aristophane,  il  y  réunit  la  lettre 
d'éloges  reçue  de  Julien  à  cette  occasion  (Julien,  Ep.  74),  et  sa  propre  ré- 
ponse [Ep.  70).  Voir  Bidez  et  Cumont,  Recherches  sur  la  tradition  ma- 
nuscrite des   lettres  de  Vempereur  Julien,  p.  78-79  et  126-128. 

1.  npo<7iwvr)Tixè;  'Iou),tavâ)  ;  Reiske,  t.  I,  p.  405-423. 

2.  Voir  t.  I,  p.  480. 


LA  VIE  DE  JLLIEN  A  ANTIOCHE.  15 

de  paroles,  »  disait  Julien  aux  habitants  de  cette  ville  ^. 
Les  sept  étaient,  outre  Julien,  le  néoplatonicien  Maxime, 
le  «  philosophe  athénien  »  Priscus,  le  sophiste  Himère, 
le  médecin  Oribase,  le  préfet  du  prétoire  d'Orient  Sal- 
luste  et  le  maître  des  offices  Anatole.  L'antiochien 
«  habile  artisan  de  paroles  »  était  Libanius.  Il  y  avait 
là  moins  une  cour  qu'une  réunion  d'amis.  Cette  réunion 
était  strictement  fermée.  «  Nous  sommes  ici  sept  in- 
trus 2,  »  disait  encore  Julien.  Et  il  ajoutait  :  «  Nous 
vivons  séparés  de  tout  commerce  ^.  » 

A  première  vue  ces  paroles,  les  sentiments  qu'elles 
supposent,  le  ton  même  dont  elles  sont  dites,  paraissent 
bien  étranges.  On  s'explique  difûcilement  cet  isolement 
systématique  d'un  souverain,  vivant  volontairement  à 
part  de  ses  sujets,  et  se  faisant  comme  un  désert  au  mi- 
lieu d'une  des  villes  les  plus  grandes  et  les  plus  peu- 
plées de  son  Empire.  On  est  tenté  d'y  voir  une  affecta- 
tion blâmable,  jointe  à  un  manque  surprenant  d'esprit 
politique.  Cesser  de  se  mêler  aux  hommes,  ne  point 
chercher  les  occasions  de  les  connaître  ou  d'être  connu 
d'eux,  éviter  de  les  regarder  et  se  dérober  soi-même  à 
leurs  regards,  est  pour  un  prince  la  pire  comme  la  plus 
inexplicable  des  attitudes.  Julien,  qui  aimait  la  popula- 
rité, au  dire  de  ceux  qui  l'ont  le  mieux  connu  ^,  s'en 
excluait  forcément  par  un  tel  genre  de  vie.  Il  la  recher- 
chait souvent  par  ses  actes,  mais  il  semblait  l'écarter  de 
parti  pris  au  moyen  de  cette  attitude  revêche  et  bou- 
deuse :  il  s'exposait,  d'ailleurs,  à  se  tromper  dans  beau- 


1.  Julien,  Misopogon  j  HeHleïa,  p.  457. 

2.  Ibid. 

3.  Ibid. 

4.  Ammien  Marcellin,  XXV,  4. 


16 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 


coup  de  circonstances,  et  à  prendre,  avec  les  meilleures 
intentions,  de  maladroites  mesures,  faute  de  garder  le 
contact  indispensable  avec  l'esprit  public.  Un  souverain 
n'a  point  toutes  les  immunités  d'un  philosophe,  et  ne 
saurait  sans  péril  faire  de  son  palais  une  cellule,  où 
n'arrivent  qu'assourdis  et  transformés  les  bruits  du 
dehors. 

Était-il,  cependant,  au  pouvoir  de  Julien  de  ne  pas  se 
sentir  plus  ou  moins  isolé  àAntioche?  Une  sorte  d'isole- 
ment moral  est  la  condition  comme  le  châtiment  des 
entreprises  semblables  à  la  sienne.  Plus  il  s'absorbait 
dans  la  tentative  de  restauration  du  paganisme,  plus  il 
s'apercevait  du  petit  nombre  de  ceux  qui  le  suivaient. 
Les  païens  d'Occident  portaient  de  loin  à  ses  desseins 
une  vague  sympathie,  mais,  encore  puissants  par  leurs 
propres  forces,  ils  semblaient  peu  disposés  à  compro- 
mettre leur  situation  traditionnelle  pour  une  œuvre  dont 
le  succès  était  incertain,  dont  l'échec  ne  pouvait  qu'é- 
branler les  restes  de  leur  pouvoir,  et  où  d'ailleurs  ils 
reconnaissaient  si  peu  les  modes  de  penser  et  les  ma- 
nières d'agir  de  l'esprit  latin.  Moins  nombreux,  plus 
entamés,  les  païens  d'Asie  hésitaient  eux-mêmes  à  se 
solidariser  avec  Julien  :  ils  avaient  applaudi  avec  en- 
thousiasme à  la  réouverture  des  temples,  à  la  remise  en 
vigueur  des  pratiques  divinatoires,  au  rétablissement 
des  sacrifices  et  des  fêtes,  mais  ils  n'entendaient  point 
secouer,  comme  il  l'eût  voulu,  leur  longue  indifférence, 
et  surtout  ils  ne  se  sentaient  guère  disposés  à  marcher 
du  même  pas  que  lui  dans  la  voie  de  réforme  morale, 
de  réveil  religieux,  d'hospitalité,  de  bienfaisance,  d'imi- 
tation des  vertus  chrétiennes,  où  il  cherchait  à  engager 
tous  les  adorateurs  des  dieux.  Même  chez  les  philoso- 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  17 

phes,  il  ne  trouvait  pas  toujours  le  point  d'appui  dont 
il  aurait  eu  besoin.  Parmi  beaucoup  d'entre  eux  régnait, 
à  l'égard  du  paganisme,  un  esprit  de  dénigrement  et  de 
libre  pensée,  qui  causait  à  Julien  une  réelle  souffrance. 
Qu'on  lise  ses  discours  «  contre  les  chiens  ignorants,  » 
«  contre  le  cynique  Héraclius,  »  on  verra  la  pénible 
impression  produite  sur  lui  par  l'exégèse  dissolvante  de 
certains  adeptes  du  cynisme,  c'est-à-dire  de  la  forme  la 
plus  populaire  et  la  plus  influente  de  la  philosophie. 
Des  philosophes  de  toute  dénomination,  des  sophistes, 
des  rhéteurs,  accourus  en  foule  autour  de  Julien,  quand, 
il  y  a  quelques  mois,  il  se  déclara  le  champion  du  paga- 
nisme, il  avait  pu  faire  des  pontifes  ou  des  magistrats  : 
mais  ce  n'est  guère  que  dans  le  cercle  restreint,  et  chaque 
jour  plus  étroit,  des  vrais  néoplatoniciens  qu'il  ren- 
contrait des  esprits  vibrant  tout  à  fait  à  l'unisson  du 
sien.  On  pouvait  dire  de  ceux-ci  ce  que  l'on  disait  chez 
nous,  il  y  a  soixante  ou  quatre-vingts  ans,  des  doctri- 
naires :  ils  eussent  tenu  tous  facilement  sur  un  canapé. 
Et,  de  fait,  «  les  sept  »  avec  lesquels  s'isolait  Julien 
représentaient  à  peu  près  les  seuls  vrais  confidents  de 
sa  pensée,  les  seuls  appuis  sérieux  de  son  œuvre. 

Pendant  les  six  mois  passés  à  Constantinople,  Julien 
s'était  moins  aperçu  de  sa  solitude  morale  qu'il  ne  fit 
après  son  installation  à  Antioche.  Il  avait  eu,  pour  lui 
faire  illusion,  les  premiers  soucis  et  les  tracas  inévi- 
tables d'un  changement  de  règne,  la  réforme  de  l'admi- 
nistration et  de  la  cour,  l'ardeur  des  représailles,  le 
servile  empressement  d'une  multitude  d'hommes  attirés 
par  le  double  soleil  levant  d'une  révolution  à  la  fois 
politique  et  religieuse,  et  aussi  le  bon  accueil  que, 
malgré  son  apostasie,  lui  avaient  ménagé  les  habitants 

JULIEN   l'apostat.    —   III.  2 


18  LA  VIK  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

de  Constantiuople,  éblouis  par  ses  succès  et  fiers  de  lui 
comme  d'un  enfant  de  leur  ville.  Mais,  quand  il  arriva 
à  Antioche,la  première  ivresse  du  pouvoir  était  dissipée; 
les  difficultés  de  la  tâche  entreprise  grandissaient  chaque 
jour  :  et,  malgré  les  applaudissements  qui  avaient  salué 
son  entrée,  l'atmosphère  que  Julien  rencontrait  autour 
de  lui  était  plutôt  froide  et  hostile.  La  très  grande  ma- 
jorité des  habitants  de  la  métropole  syrienne  «  profes- 
sait l'athéisme,  »  comme  dit  Julien  i,  c'est-à-dire  était 
chrétienne.  Divisée  en  plusieurs  partis,  puisqu'elle 
comptait  des  ariens,  des  semi-aricns,  des  orthodoxes,  et 
que  ces  derniers  se  subdivisaient  en  adhérents  de  Mélèce 
et  en  adhérents  de  Paulin,  cette  majorité  retrouvait  sa 
force  et  son  unanimité  quand  elle  sentait  sa  foi  menacée  ; 
comme  Julien  le  constate,  d'un  mot  que  laisse  échapper 
son  dépit,  «  elle  aimait  le  Christ  2.  »  Presque  tous  les 
magistrats  municipaux,  les  membres  du  conseil  de  la 
ville,  les  personnages  influents,  les  propriétaires,  les 
riches  commerçants,  étaient  de  ce  côté.  La  minorité 
païenne,  à  la  fois  corrompue  et  découragée,  professait 
une  religion  aussi  éloignée  que  possible  du  puritanisme 
païen  dans  lequel  (sans  toujours  y  parvenir)  essayait  de 
se  confiner  Julien.  A  l'exception  de  Libanius,  dont  il 
avait  fait  l'entière  conquête,  il  ne  rencontrait,  dans  la 
brillante  capitale  de  la  Syrie,  ni  un  ami  sûr,  ni  un  par- 
tisan complètement  dévoué.  D'aucun  côté  un  chaud  cou- 
rant de  sympathie  no  venait  à  lui.  11  ne  se  trompait 
donc  pas  tout  à  fait  en  se  considérant  comme  «  étranger  » 
et  comme  «  intrus  »  dans  ce  monde  si  différent  du  sien. 


i.  Misopogon  ;  Hertlein,  p.  461, 
2.  Xpi(jTOv  SéàYaTKÛvte;.  Ibid. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  19 

Mais  il  en  prit  trop  facilement  son  parti.  Il  ne  fit 
aucun  effort  pour  attirer  ou  ramener  à  lui  les  esprits 
qui  s'en  éloignaient.  Il  sembla  même  se  complaire  à 
choquer  inutilement  les  habitants  d'Antioche.  Il  y  avait 
peu  de  villes  où  le  goût  des  jeux  et  des  spectacles  fût 
poussé  aussi  loin.  C'était,  à  Antioche,  une  fête  de  tons 
les  jours  '.  Païens  et  chrétiens  recherchaient  avec  une 
égale  ardeur  les  courses  de  char  et  les  représentations 
théâtrales.  Julien  professait  pour  ces  amusements  gros- 
siers et  trop  souvent  immoraux  autant  d'éloignement 
que  de  mépris.  Mais  il  mit  tout  de  suite  de  raffectation 
à  le  laisser  voir.  Non  seulement  il  n'y  eut  plus,  excepté 
le  premier  jour  de  l'an,  de  représentation  sur  le  théâtre 
de  la  cour,  comme  au  temps  de  Constance  et  de  Gallus  2  : 
mais  encore  quand  Julien,  un  jour  de  fête  des  dieux, 
se  croyait  obligé  d'assister  à  des  courses  de  chevaux,  il 
laissait  voir  sur  son  visage  «  sa  répugnance  et  son  dé- 
goût 3  :  »  ses  regards  distraits  se  détournaient  de  l'hip- 
podrome *  :  dès  la  sixième  course,  il  se  levait  pour 
sortir  ^.  Ce  n'était  rien,  en  apparence  :  en  fait,  c'était 
assez  pour  irriter  le  sentiment  public.  Le  même  peuple 
d'Antioche,  qui,  quelques  années  plus  tard,  prêtera 
une  oreille  avide  aux  véhémentes  harangues  de  saint 
Jean  Chrysostome  contre  Fhippodrome  ou  le  théâtre, 
ne  pardonnait  pas  à  Julien  de  quitter  d'un  air  ennuyé 
la  tribune  impériale  avant  la  fin  des  courses.  Ici,  comme 
en  bien  des  circonstances,  Julien  oubliait  que  ce  qui  est  le 


1.  Julien,  Misopogon;  HerUein,  p.  440. 

2.  Il)i(l.,  p.  436. 

3.  Jbid. 

A.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  579. 
5.  Slisopogon;  Hcrllein,  p.  437. 


20  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

droit  OU  le  devoir  du  moraliste,  du  philosophe,  du  prédi- 
cateur, peut  être  maladresse  ou  faute  chez  le  souverain. 
Même  par  son  aspect  extérieur,  Julien  affectait  de  se 
distinguer  des  habitants  d'Antioche.  Ceux-ci  étaient  trè^' 
sensibles  aux  questions  de  costume  et  de  tenue.  Chez 
eux  tout  le  monde,  même  les  vieillards,  était  rasé,  et 
l'on  considérait  comme  inconvenant  d'avoir  le  menton 
couvert  de  poils  K  Peut-être  à  cause  de  l'abondance  et 
de  la  bonne  distribution  des  eaux,  qui  rendait  facile  à 
tous  l'usage  des  bains,  dans  une  ville  où  il  y  avait,  selon 
Libanius,  autant  de  fontaines  que  de  maisons  2,  on  se 
montrait  aussi  fort  délicat  à  Antioche  pour  les  soins  du 
corps  et  la  propreté  ^.  Le  passage  à  travers  les  rues  d  un 
prince  qui  portait  avec  ostentation  une  barbe  hirsute, 
se  vantait  de  ne  se  faire  presque  jamais  couper  les  che- 
veux ou  rogner  les  ongles,  et  faisait  voir  à  tout  propos 
des  doigts  tachés  d'encre  ^,  causait  parmi  eux  autant 
de  surprise  que  de  dégoût.  Il  semble  qu'en  une  matière 
aussi  futile,  Julien  eût  pu,  sans  blesser  aucun  principe, 
faire  quelques  concessions  à  ses  sujets.  Sans  mettre, 
comme  Constance,  son  barbier  au  rang  des  hauts  fonc- 
tionnaires de  la  cour,  il  lui  eût  été  facile  d'avoir  une 
chevelure  décemment  peignée,  et  même  de  donner  aux 
citoyens  d'Antioche  la  satisfaction  de  le  voir  sans  barbe. 
La  philosophie,  à  coup  sûr,  ne  lui  défendait  pas  de  se 
laver  les  mains.  Mais  Julien  se  faisait  gloire  d'être 
obstiné  ^.  Il  tenait  à  sa  barbe  autant  que  la  détestaient 


1.  Misopogon  ;  Ilerllein,  p.  436,  450. 

2.  "Offat  yàp  olxtai  TOffaOtai  xpr.vai.  Libanius,  Antiochicus. 

3.  Misopogon;  Ilerllein,  p.  4il. 

4.  Ibid.;  Ilerllein,  p.  436. 

5.  Ibid.;  Herllein,  p.  445. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  21 

les  gens  d'Antioche.  Il  y  voyait  la  marque  de  cette  phi- 
losophie, qui  le  mettait  à  part  et  au-dessus  d'eux.  La 
garder  lui  paraissait  non  seulement  son  droit,  mais 
encore  l'affirmation  de  sa  puissance.  C'est  avec  un  vif 
chagrin  qu'il  avait  été,  en  devenant  César,  contraint  de 
la  laisser  tomber  sous  les  ciseaux  des  barbiers  de  Cons- 
tance ^.  Les  médailles  de  cette  époque  le  montrent  im- 
berbe. Même  après  360,  celles  qui  sont  frappées  en 
Gaule  continuent  à  le  représenter  sans  barbe.  On  le 
retrouve  ainsi  jusque  sur  les  monnaies  émises  à  Sirmium 
et  à  Constantinople.  Mais  les  pièces  datées  d'Antioche 
lui  donnent  une  longue  barbe  ~.  Il  semble  avoir  laissé 
croître  celle-ci,  à  mesure  que  s'affermissait  son  pouvoir 
et  que  se  développait  son  rôle  de  réformateur  religieux. 
De  là  le  prix  qu'il  y  attachait,  et  l'obstination  avec 
laquelle  il  bravait  par  elle  et  pour  elle  la  délicatesse 
syrienne.  Dans  la  pensée  de  Julien,  sa  barbe  était  un 
symbole  3. 

La  mauvaise  humeur  que  l'affectation  de  Julien  à  ne 
pas  leur  ressembler  causait  aux  habitants  d'Antioche 
les  empêchait  d'apercevoir  ses  vrais  mérites.  Quand  ils 
l'entendaient  vanter  lui-même  ou  faire  vanter  par  ses 
amis  la  pureté  de  ses  mœurs,  qu'il  opposait  à  la  licence 
trop  répandue  dans  leur  ville  3,  ils  oubliaient  d'admirer 
ce  que  cette  abstention  des  plaisirs  sensuels  supposait 
de  vertu  chez  un  homme  jeune,  libre  de  tout  lien  et  in- 


1.  Voir  t.  I,  p.  351.  —  2.  Cohen,  Description  historique  des  mon- 
naies frappées  sous  V Empire  romain,  t.  VI,  p.  360-363;  Eckhel,  Doc- 
trina  numm.  vet.,  t.  VIII,  p.  133.  —  3.  Le  symbole  de  la  philosophie 
cynique;  voir  les  textes  de  Diogène,  de  Musonius,  de  pseudo-Lucien, 
d'Épictète,  cités  par  Colardeau,  Étude  sur  Épictète,  p.  129-130  .  — 
4.  Julien,  Misopogon;  Herllein,  p.  445;  Mamerlin,  Grat.  actio  (Pa- 
neg.  vet.,  1604,  p.  168);  Libanius,  AdJulianum  consulem. 


22  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

vesti  de  tout  pouvoir.  Ils  ne  songeaient  pas  que  s'il 
excluait  du  palais  «  les  danseurs,  les  mimes,  les  joueurs 
de  flûte  et  de  cithare  ',  «  le  temps  ainsi  gagné  par  lui 
était  employé  à  de  sérieuses  études,  dont  beaucoup, 
sans  doute,  étaient  inspirées  par  la  vanité  littéraire 
mais  dont  aussi  d'autres  avaient  pour  objet  le  bien  pu- 
blic. Us  ne  faisaient  pas  réflexion  que  s'il  comparait 
avec  une  complaisance  parfois  blessante  leur  amour  de 
la  bonne  chère  et  son  abstinence  philosophique  ^,  c'était 
peut-être  «  sa  sobriété  habituelle  qui  lui  permettait 
d'écourter  le  sommeil  ^,  »  de  consacrer  au  travail  de 
l'esprit  les  premières  veilles  de  la  nuit,  et  ensuite  de 
((  chanter  encore  avec  les  coqs,  »  selon  l'expression  de 
Libanius  ^,  c'est-à-dire  de  se  remettre  au  travail  avant 
le  lever  du  jour.  Ils  se  montraient  surtout  injustes  en 
ne  reconnaissant  pas  que,  s'il  refusait  de  rester  assis 
longtemps  au  cirque,  devant  l'inutile  spectacle  des  co- 
chers et  des  athlètes,  s'il  laissait  voir  son  ennui  pendant 
les  banquets  officiels,  il  ne  trouvait  jamais  trop  longues 
les  heures  passées  dans  son  cabinet  à  lire,  à  écrire,  à 
s'occuper  d'études  ou  d'affaires,  ou  sur  son  tribunal  à 
entendre  les  plaideurs.  Tel  il  s'était  montré  en  Gaule, 
aussi  infatigable  que  scrupuleux  dans  l'administration 
delà  justice^,  tel,  au  rapport  d'Ammien  Marcellin,  il 
fut  à  Antioche. 

Ammien  loue  l'équité  de  ses  sentences.  Il  punissait, 
même  de  la  peine  capitale,  ceux  qui  l'avaient  mérité; 


1.  Libanius,  /.  c. 

2.  Julien,  Misopogon. ;  Herllein,  p.  438,  441. 

3.  Libanius,  Ad  Julianum  consulem. 

4.  Ibid. 

5.  Voir  t.  I,  p.  433. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  23 

mais  il  s'appliquait  aussi  à  défendre  le  patrimoine  des 
innocents  contre  les  entreprises  des  gens  cupides.  Dans 
son  amour  du  juste,  il  manœuvrait  habilement,  dit 
l'historien,  «  entre  les  écueils  de  la  procédure  ^  »  Il 
poussait  l'attention  jusqu'à  se  défier  de  son  humeur  et  de 
ses  soudains  emportements.  Ceux-ci,  il  est  vrai,  étaient 
souvent  fort  vifs,  puisqu'il  allait  jusqu'à  pousser  des 
cris  pendant  l'audience  2,  et  même  à  frapper  à  coups  de 
poing  et  à  coups  de  pied  les  gens  du  peuple  qui  venaient 
lui  présenter  une  requête  ou  soumettre  une  cause  à  son  ju- 
gement 3.  Mais  il  avait  donné  l'ordre  aux  préfets  ou  à  ses 
assesseurs  de  l'avertir  à  temps,  quand  il  leur  semblerait 
manquer  de  sang-froid  ^.  Averti,  il  paraissait  repen- 
tant de  ses  excès  et  reconnaissant  de  la  correction. 
Oribase  lui  ayant  dit  un  jour  de  ne  pas  montrer  par 
ses  regards  et  l'accent  de  sa  voix  la  colère  qui  le  pos- 
sédait :  «  Tu  as  raison,  répondit  Julien,  et  tu  verras  que 
tu  n'auras  pas  lieu  de  me  réprimander  une  seconde 
fois  ^.  »  Un  jour,  où  les  avocats  avaient  applaudi  l'un 
de  ses  jugements,  il  dit  avec  émotion  :  «  Je  me  suis 
réjoui  d'être  loué  par  des  hommes  à  qui  j'ai  donné  la 
permission  de  me  blâmer,  si  j'avais  fait  ou  dit  quelque 
chose  de  contraire  au  droit  ^.  »  On  raconte  encore  qu'une 
femme  était  en  procès  avec  un  officier  de  la  garde  im- 
périale ayant  le  grade  de  «  protecteur.  »  Celui-ci  vint 


1.  «  A  quo  ille  ne  aberraret,  tanquam  scopulos  cavebat  abruptos.  » 
Ammien  Marcellin,  XXII,  10. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  21. 

3.  Ibid. 

k.  Ammien  Marcellin,  XXII,  10. 

5.  Eunape,    Continuation  de  l'Histoire  de  Dexippe,  fr.   24;  Mûller, 
Fragm.  hist.  grxc,  t.  IV,  p.  25. 

6.  Ammien  Marcellin,  XXII,  10. 


24  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE 

à  l'audience  en  uniforme,  et  armé.  La  femme  se  plaignit 
amèrement,  comme  si  cet  appareil  eût  eu  pour  objet  de 
l'intimider.  «  Poursuis  avec  confiance,  femme,  dit  l'em- 
pereur; si  celui-ci  a  mis  son  costume  militaire,  c'est 
afin  de  marcher  plus  facilement  à  travers  la  boue  :  mais 
cela  ne  peut  nuire  en  rien  à  ta  cause  ^.  »  Quand  on 
entendait  ces  divers  propos  de  Julien,  on  eût  cru,  dit 
Ammien,  que  l'antique  Justice,  depuis  longtemps  re- 
montée au  ciel,  selon  le  dire  des  poètes,  était  descendue 
de  nouveau  sur  la  terre  ^. 

Cependant  l'historien,  toujours  sincère,  ajoute  que  des 
nuages  venaient  encore  de  temps  en  temps  en  voiler 
l'éclat.  Julien,  entre  autres  travers,  avait  la  manie  de 
s'informer  indiscrètement  de  la  religion  des  plaideurs  2. 
Ammien  ajoute  que  leur  réponse  n'influa  jamais  sur  sa 
décision*.  Mais  au  moins  la  question  devait-elle  souvent 
avoir  pour  effet  de  leur  inspirer  confiance,  s'ils  étaient 
païens,  de  les  intimider,  s'ils  étaient  chrétiens.  Et  ce  sont 
peut-être  des  indiscrétions  de  ce  genre  qui  donnèrent 
lieu  à  un  bruit  rapporté  par  saint  Grégoire  de  Nazianze  : 
on  crut  que  Julien  méditait  d'interdire  l'accès  des  tribu- 
naux à  tous  ceux  qui,  avant  de  plaider,  n'auraient  pas 
fait  acte  de  paganisme  en  brûlant  de  l'encens  ^. 

En  tout  cas,  il  est  probable  que  dans  le  zèle  de  Julien 
à  juger  quelque  chose  dépassait  la  mesure.  Les  uns  attri- 
buaient ce  zèle  à  son  envie  de  tirer  tout  à  soi,  de  se  mê- 


1.  Ammien  Murcellin,  XXII,  10. 

2.  Ibid. 

3.  «  In  disceplandoaliquolieseratintempestivus,  quidquisque  jurganlium 
coleret,  tempore  alieno  interrogans.  »  Ibid. 

4.  Ibid. 

5.  Saint  Grégoire  de  Nazianze.  Oralio  IV   96. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  AISTIOCHE.  25 

1er  de  tout,  et  de  prétendre  à  toutes  les  supériorités  ^ 
D'autres  considéraient  comme  l'indice  d'un  esprit  peu 
sûr  les  fluctuations  de  sa  jurisprudence,  les  scrupules  qui 
le  portaient  souvent  à  revenir  sur  son  premier  avis,  et  à 
changer  de  fond  en  comble,  pendant  la  nuit,  la  solution 
d'un  procès  2.  C'est  un  adversaire,  saint  Grégoire  de  Na- 
zianze,  qui  nous  donne  ces  détails  :  mais  Julien  lui- 
même  reconnaît  que  les  habitants  d'Antioche  ne  le 
voyaient  pas  avec  plaisir  rendre  la  justice  ^. 

La  ferveur  païenne  dont  Julien  fit  montre  à  Antioche 
ne  paraît  pas  avoir  contribué  à  le  rendre  populaire, 
même  auprès  des  idolâtres.  On  lui  était,  de  ce  côté,  re- 
connaissant d'avoir  rétabli  le  culte  des  dieux  :  mais  on 
trouvait  qu'il  y  mettait  trop  d'ardeur,  et  se  rendait  trop 
encombrant. 

«  Mes  amis  et  moi,  disait-il,  ne  suivons  ici  qu'une  seule 
route,  celle  qui  mène  aux  temples  des  dieux*.  »  Même 
les  pratiques  païennes  lui  sont  ainsi  une  occasion  de 
marquer  son  opposition  aux  autres  manifestations  de  la 
vie  de  la  cité,  et  de  se  montrer  faisant  bande  à  part,  en 
compagnie  d'un  petit  nombre  d'élus.  Et  il  ajoute  un  cor- 
rectif destiné  à  faire  voir  combien  lui  et  les  siens  sortent 
peu  de  la  solitude  close  où  ils  se  confinent  :  «  Encore 
cette  route,  dit-il,  ne  la  prenons-nous  que  rarement  5.  » 


1.  nàvTa  éauToO  ôià  çt).oTt(JL'!av  Trotouaevo;.  Saint  Grégoire  de  Nazianze, 
Oratio  V,  20.  —  N'est-ce  pas  ce  qu'indique,  avec  l'intention  de  louer,  le 
panégyriste  Libanius,  quand  il  dit  que  Julien  «  était  un  vrai  Protée,  faisant 
acte  de  prêtre,  d'écrivain,  d'augure,  de  juge,  de  général;  de  soldat,  et,  en 
tout,  de  sauveur?  »  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  580. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  20. 

3.  ...  'rtj,à;...  àTiapsaxei...  i?)  Tispl  tàç  xpîo'et;  r^\xu>v  àayoï'.a..  Julien,  MisO' 
pogon;  lier  Hein,  p.  492. 

4.  Julien,  Misopogon;  Herllein,  p.  457. 

5.  Kat  o/'.yàxi;.  Ibkl. 


26  LA  YIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

Ici,  il  semble  bien  avoir  volontairement,  pour  se  singu- 
lariser davantage,  altéré  la  vérité.  Libanius  nous  dit,  en 
effet,  que  toutes  les  fois  qu'il  n'en  est  pas  empêché,  Ju- 
lien va  faire  ses  dévotions  dans  les  temples  publics,  de 
préférence  aux  chapelles  privées  de  son  palais  ^  Et  Ju- 
lien lui-même  a  dit  ailleurs  qu'à  Antioche  il  fréquentait 
«  souvent  »  les  sanctuaires  des  dieux  2.  Il  fait  même  allu- 
sion aux  critiques  auxquelles  donnait  lieu  la  fréquence 
de  ces  pèlerinages  ^.  Libanius  montre  Julien  visitant  à 
Antioche  les  temples  de  Minerve,  de  Gérés,  de  Mars,  de 
Calliope,  d'Apollon,  les  deux  temples  de  Jupiter,  celui  de 
la  haute  et  celui  de  la  basse  ville*.  Julien  lui-même  ra- 
conte qu'il  a  sacrifié  plusieurs  fois  dans  le  temple  de  la 
Fortune,  qu'il  est  entré  trois  fois  de  suite  dans  le  temple 
de  Gérés,  un  grand  nombre  de  fois  dans  celui  d'Apollon 
à  Daphné^. 

On  a,  sur  les  sacrifices  offerts  par  Julien  à  Antioche, 
plusieurs  anecdotes  intéressantes. 

L'une  d'elles  lui  fait  honneur.  Il  avait  gravi  la  pente 
boisée  du  mont  Casius,  qui  domine  Antioche,  pour  y 
offrir  des  victimes  dans  le  temple  de  Jupiter.  Pendant 
qu'il  accomplissait  les  rites,  il  aperçut  tout  à  coup,  près 
de  lui,  une  forme  prosternée,  et  entendit  s'élever  de  terre 
une  voix  plaintive,  qui  demandait  grâce.  «  Qui  es-tu?  » 
interrogea-t-il.  La  réponse  lui  apprit  que  le  suppliant 
était  Théodote,  ancien  gouverneur  d'IIiérapolis.  En  361, 


1.  Libanius,  AdJulianum  consulem. 

2.  Tl;  àvÉ^etai  ToaauTotxt;  eî;  îepà  çotxtSvTo;  Kaiaapo;.  Misopogon;  Her- 
llein,  p.  446. 

3.  Ibid. 

4.  Libanius,  Legatio  ad  Julianum. 

5.  Julien,  Misopogon  ;  Herllein,  p.  446. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCIIE.  27 

conduisant,  au  milieu  des  dignitaires  de  cette  ville, 
Constance  qui  venait  de  la  traverser  dans  sa  marche 
contre  Julien,  il  avait  demandé,  en  feignant  de  verser 
des  larmes  et  de  pousser  des  gémissements,  que  la  tète 
de  Julien  rebelle  fût  envoyée  aux  habitants  d'Hiérapolis, 
comme  avait  été,  quelques  années  auparavant,  portée  de 
ville  en  ville  la  tête  de  Magnence.  C'est  la  faute  qu'il  ve- 
nait aujourd'hui  confesser  à  Julien,  en  implorant  son 
pardon.  «  Je  connaissais  le  fait,  répondit  celui-ci,  et 
beaucoup  de  gens  me  l'avaient  dénoncé.  Mais  retourne  en 
paix  vers  tes  lares ,  délivré  de  toute  crainte  par  la  clé- 
mence d'un  prince  qui,  suivant  le  précepte  du  sage,  met 
son  plaisir  à  diminuer  le  nombre  de  ses  ennemis  et  à 
augmenter  celui  de  ses  amis  ^.  »  Cet  acte  de  clémence  fut 
récompensé  tout  de  suite,  car  Julien,  au  sortir  du  temple 
de  Jupiter,  reçut  une  lettre  du  préfet  d'Egypte,  lui  man- 
dant qu'après  de  longues  recherches  on  venait  de  décou- 
vrir un  bœuf  Apis  ^.  Ce  fut  pour  lui  une  grande  joie, 
comme  tous  les  faits  qui  concouraient  au  progrès  du 
paganisme;  mais,  de  plus,  il  y  eut  là,  pour  son  esprit 
que  l'approche  de  l'expédition  de  Perse  rendait  chaque 
jour  plus  anxieux,  un  favorable  présage,  car,  dans  la 
pensée  des  Égyptiens,  la  découverte  d'un  bœuf  Apis  an- 
nonçait non  seulement  une  bonne  récolte,  mais  encore 
des  événements  heureux  3. 

Julien  a  raconté  lui-même  un  autre  épisode  de  ses  sa- 
crifices. Quand  il  allait  visiter  un  temple,  il  lui  était  dif- 
ficile d'y  faire  en  paix  ses  dévotions.  Ordinairement,  le 


1.  Amniien  Marcellin,  XXII,  14. 

2.  Ibid.  —Voir  t.  II,  p.  176. 

3.  Ammien  Marcellin,  l.  c. 


28  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

peuple  et  les  magistrats  se  précipitaient  à  sa  suite.  On 
l'accueillait  avec  des  cris  et  des  applaudissements, 
comme  un  acteur  qui  paraît  sur  la  scène.  Gela  choquait 
ses  sentiments  religieux.  Il  voyait,  dans  cette  coutume, 
soit  une  flatterie  malséante,  soit  peut-être  quelque  ironie  : 
en  tout  cas,  elle  dénotait  une  population  peu  accou- 
tumée à  fréquenter  les  sanctuaires  païens,  et  qui  y  venait 
plutôt  pour  regarder  un  spectacle  ou  pour  faire  sa  cour  à 
l'empereur  que  pour  prier.  Julien,  dans  ces  circonstan- 
ces, prenait  quelquefois  la  parole,  et  réprimandait  les 
assistants.  Il  nous  a  laissé  un  spécimen  des  harangues 
qu'il  prononçait  alors.  «  Vous  venez  rarement,  dit-il, 
dans  les  temples  des  dieux,  et  quand  vous  y  accourez  à 
cause  de  moi,  vous  remplissez  de  désordre  les  lieux 
saints.  Il  conviendrait  à  des  hommes  sages  d'adresser  en 
silence  leurs  demandes  aux  dieux.  N'avez-vous  pas  en- 
tendu le  précepte  d'Homère  :  «  Silence  parmi  vous?  »  Ne 
vous  souvenez- vous  pas  comment  Ulysse  ferma  la  bouche 
à  Éryclée,  tout  étonnée  de  la  grandeur  de  son  action  : 
«  Réjouis-toi  intérieurement,  vieille,  et  ne  hurle  pas  ton 
bonheur*?  »  Les  Troyens  ne  prient  ni  Priam,  ni  ses 
femmes,  ni  ses  filles,  ni  ses  fils,  pas  même  Hector,  bien 
que  le  poète  dise  qu'ils  s'adressent  à  celui-ci  comme  à  un 
dieu  :  dans  son  poème  il  n'a  montré  les  priant  ni  les 
femmes  ni  les  hommes.  C'est  vers  Minerve  que  toutes 
celles-ci  lèvent  leurs  mains,  en  poussant  des  cris  lugu- 
bres :  mode  barbare,  et  convenable  à  des  femmes,  mais 
non  point  impie  envers  les  dieux,  comme  ce  que  vous 
faites  à  propos  de  nous.  Car  vous  louez  les  hommes  au 


..  Cf.  Iliade,  \U,  195;  Odyssée,  XXII,  411. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  29 

lieu  des  dieux,  plus  encore,  au  lieu  des  dieux  vous  nous 
flattez,  nous  autres  hommes.  Il  vaudrait  beaucoup  mieux, 
je  pense,  ne  pas  même  flatter  les  dieux,  mais  les  honorer 
sagement  1.  » 

L'incident  qui,  lors  d'une  visite  au  temple  de  Jupiter, 
avait  inspiré  à  Julien  cette  harangue  se  reproduisit 
encore,  un  jour  qu'il  visitait  le  temple  de  la  Fortune. 
Il  y  fat  salué  par  des  battements  de  mains  et  de  bruyan- 
tes exclamations.  Cette  fois,  c'est  par  un  édit  adressé  au 
peuple  d'Antioche,  et  affiché  dans  la  ville,  qu'il  fit 
connaître  ses  sentiments.  Le  texte  en  a  été  conservé 
dans  le  recueil  de  sa  correspondance.  «  Si  j'entre  inco- 
gnito dans  un  théâtre,  applaudissez,  dit-il;  mais  si  j'en- 
tre dans  un  temple,  gardez  le  silence,  et  réservez  vos 
applaudissements  pour  les  dieux.  C'est  eux,  avant  tous 
autres,  qui  y  ont  droit  2.  » 

Un  autre  épisode  de  ces  visites  a  été  raconté  par  Li- 
banius.  Julien  s'était  rendu  en  pèlerinage  au  temple  de 
Jupiter,  situé  dans  la  ville  basse.  Il  se  produisit  alors 
un  petit  fait  insignifiant,  qui  frappa  beaucoup  l'imagi- 
nation des  païens.  Un  cygne,  capturé  dans  les  marais 
de  rOronte,  avait  été  consacré  au  dieu,  et  vivait  dans 
les  jardins  du  temple.  Devenu  animal  domestique,  l'oi- 
seau avait  perdu  l'usage  de  ses  ailes.  Il  nageait  dans 
les  bassins  ou  se  promenait  sur  la  terre,  comme  le  plus 
vulgaire  palmipède.  Au  moment  où  Julien  offrait  le  sa- 
crifice, on  remarqua  que  le  cygne  s'approchait  de  l'au- 
tel où  brûlait  le  feu  sacré.  On  le  vit  ouvrir  toutes 
grandes  ses  ailes.  Bientôt^  aux  regards  étonnés  de  l'as- 


1.  Julien,  Misopogon;  Hertlein,  p.  443-444. 

2.  Julien,  A>.65;  Hertlein,  p   588, 


30  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

sistance,  il  prit  son  vol,  fit  le  tour  du  temple,  et  dis- 
parut dans  les  airs,  du  côté  de  l'Orient.  Les  applau- 
dissements éclatèrent,  cette  fois  non  réprimés  par  Julien. 
Les  assistants  crurent  avoir  vu  Jupiter  lui-même,  sous 
la  forme  de  l'oiseau  aimé  de  Léda^ 

C'était  l'infirmité  du  paganisme,  que  ses  mythes  les 
plus  gracieux  suggéraient  presque  toujours  quelque  idée 
impure.  La  blanche  envolée  du  cygne  à  travers  l'azur 
rappelait  à  ceux  qui  la  contemplaient  une  des  scan- 
daleuses amours  du  maître  des  dieux,  il  en  était  ainsi  de 
beaucoup  de  rites  païens.  Surtout  dans  une  ville  aussi  cor- 
rompue qu'x\ntioche ,  l'immoralité,  qui  dormait  au  fond 
des  religions  antiques,  et  particulièrement  des  cultes 
syriens,  remontait  d'elle-même  à  la  surface.  Julien  était 
contraint  de  la  subir,  au  risque  d'être  éclaboussé  par 
cette  écume.  Quand  le  cortège  impérial  se  formait,  pour 
prendre  part  à  quelque  procession  païenne,  ou  conduire 
le  prince  à  l'un  des  temples,  tout  un  monde  sorti  de 
bouges  infâmes,  mais  ayant  peut-être  un  rang  et  un 
rôle  dans  certaines  cérémonies  sacrées 2,  accompagnait 
à  travers  les  rues  et  les  places  d'Antioche,  parmi  les 
cris  indécents  et  les  murmures  suspects,  l'empereur  qui 
s'avançait  à  cheval  suivi  des  prétoriens.  J'ai  cité  plus 
haut  les  paroles  de  saint  Jean  Chrysostome  sur  ces  hon- 
teuses exhibitions,  et  l'appel  adressé  par  l'orateur  sa- 


1.  Libanius,  Legatio  ad  Julianum. 

2.  Libanius,  dans  un  discours  adressé  à  Julien  lui-môme,  appelle  les 
courtisanes  «  des  femmes  en  la  puissance  de  Vénus,  »  el;  AçpootTY];  è^ou- 
<7:av  {Pro  Aristophane;  Reiske,  t.  I,  p.  446.)  —  Je  rappellerai  à  ce  pro- 
pos la  phrase  brutale  de  Mommsen  {Rom.  Geschichte,  t.  V,  p.  462)  : 
«  Der  Cul  tus  der  syrischen  Gôller  war  oft  eine  Succursale  des  syrischen 
Bordells.  » 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  31 

cré  au  témoignage  de  beaucoup  de  ses  auditeurs,  qui 
en  avaient  été  les  témoins*. 

La  vie  étrange  que  Julien  menait  ainsi  à  Antioche, 
presque  seul  avec  lui-même,  ou  avec  un  petit  groupe 
qui  ne  lui  renvoyait  que  Técho  de  ses  propres  pensées, 
n'était  pas  de  nature  à  dissiper  cette  haine  contre  ses 
sujets  chrétiens,  qui  était  devenue  pour  lui  une  idée 
fixe.  Celle-ci  ne  pouvait,  au  contraire,  que  s'accroitre 
dans  un  tel  milieu.  C'est  d' Antioche  que  Julien  envoya, 
à  deux  reprises,  l'ordre  de  bannissement  de  saint  Atha- 
nase,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut-.  Contre  un  autre 
personnage,  lié  aussi  à  l'histoire  de  l'Egypte  chrétienne, 
mais  dont  on  essayerait  vainement  de  faire  un  saint, 
fut  prononcée  par  lui,  à  Antioche,  une  sentence  encore 
plus  sévère. 

Encouragés  par  l'impunité  accordée  au  meurtre  de 
l'évêque  Georges^,  les  païens  d'Alexandrie  venaient  d'é- 
crire à  l'empereur  pour  demander  le  châtiment  d'un 
ancien  commandant  militaire  de  l'Egypte  sous  Cons- 
tance*. Le  duc  Artemius,  arien  comme  Georges,  s'était 
associé  à  ses  entreprises  et  contre  les  catholiques,  dont 
il  avait  poursuivi  les  moines  et  les  vierges  sacrées,  en- 
vahissant même  les  solitudes  de  Tabenne  dans  l'espoir 
d'y  découvrir  saint  Athanase,  et  contre  l'idolâtrie, 
dont  il  avait,  à  Alexandrie,  pillé  ou  abattu  les  sanctuai- 
res. On  lui  imputait  surtout  la  dévastation  du  Sérapeum. 


1.  Saint  Jean  Chrysoslome,  Insanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
gentiles,  14.  —  Voir  t.  II,  p.  165. 

2.  Voir  t.  II,  p.  299,  302. 

3.  Voir  t.  II,  p.  280. 

4.  SrpaTYiyoç  8s  ouxoç  Ttôv  sv  AtyuTïTW  (jTpaTtWTtôv...  èv  toï;  KwvaTavTÎou 
Xpôvoi?.  Tliéodoret,  111,  18. 


32  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

Dans  sa  lettre  écrite  vers  la  fin  de  janvier  aux  Alexan- 
drins, Julien  avait  lui-même  réveillé  le  souvenir  de  cet 
attentat.  «  Le  stratège  de  l'Egypte,  disait-il,  envahit 
naguère  le  temple  sacré  du  dieu,  s'empara  des  images, 
des  offrandes,  de  tout  le  mobilier  religieux.  Quand, 
indignés,  vous  avez  essayé  de  défendre  le  dieu,  ou 
plutôt  les  trésors  du  dieu,  il  a  osé  envoyer  contre  vous 
ses  fantassins,  par  un  acte  injuste,  illégal  et  impie  \  » 
L'empereur  ajoute  qu'Artemius  agissait  ainsi  moins 
pour  plaire  à  Constance  que  par  crainte  de  Georges, 
qui  le  surveillait  continuellement  de  peur  qu'il  ne 
préférât  une  conduite  politique  et  modérée  à  ces  allu- 
res tyranniques^.  Cette  accusation  tout  ensemble  de 
tyrannie  et  de  faiblesse,  formulée  par  un  empereur,  ne 
pouvait  qu'encourager  ou  ranimer  les  rancunes  des 
païens  d'Alexandrie.  Aussi,  dès  qu'ils  se  sentirent  eux- 
mêmes  pardonnes,  dénoncèrent-ils  à  Julien  les  actes 
déjà  anciens  d'Artemius.  «  Ils  l'accablèrent,  dit  Ammien 
Marcellin,  sous  le  poids  d'atroces  accusations 3.  »  Ju- 
lien prononça  la  confiscation  de  tous  ses  biens,  puis  le 
condamna  à  la  décapitation*.  Pour  donner  une  com- 
plète satisfaction  aux  païens,  l'exécution  eut  lieu  à 
Alexandrie  ^. 


i.  Julien,  Ep.  10;  Ilertlein,  p.  489. 

2.  Ibid. 

3.  «  Tune  et  Artemius  ex  duce  iEgypti,  Alexandrinis  urgentibus  alro- 
cium  criminum  mole,  suppllcio  capilali  mulctalus  est.  »  Ammien  Marcellin, 
XXll,  11. 

4.  Où  {lovov  Tûv  ovTWv  èyûfAVCDffev,  àXXà  xai  Tyj;  xeça/r;?  to  ),oi7rôv  ècrtéprjtye 
ffûjxa.  Théodoret,  III,  18. 

5.  'Ev  AXe^avopcIcf  èôrjjjieuGyi  Tr;v  xe^aXïiv  à7îOT(i.rj6eiç.  Chron.  d'Alex.  (Migne, 
Pair,  grsec,  t.  XCII,  p.  145.)  C'est  du  moine  Jean  (neuvième  siècle)  que 
vint  l'idée  erronée  de  faire  d'Artemius  un  martyr.  Il  écrivit  «  les  Actes  du 
grand  et  glorieux  martyr  Artemius  »  (publiés  dans  le  Spicilegium  roma- 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTJOCHE.  33 

Julien  prononça  à  Antioche  d'autres  sentences  capi- 
tales contre  des  ennemis  politiques.  Le  notaire  Gau- 
dentius,  qui  avait,  par  Tordre  de  Constance,  mis  l'A- 
frique romaine  en  état  de  défense^,  et  l'ancien  vicaire 
d'Afrique  Julianus,  qui  s'était  associé  à  cette  œuvre 
avec  une  ardeur  jugée  excessive,  furent  amenés  char- 
gés de  chaînes,  et  condamnés  à  mort^. 

Au  même  temps  appartient  la  condamnation  de 
Marcel,  coupable,  selon  Ammien,  d'avoir  «  voulu  met- 
tre la  main  sur  l'Empire  3,  »  et,  au  dire  d'Eunape,  d'a- 
voir «  conspiré  par  attachement  à  Constance  ^  »  Ce  der- 
nier mot  est  à  retenir,  car  il  semble  indiquer  que 
Constance  avait  su  se  faire  des  amis  véritables,  qui  de- 
meurèrent sous  Julien  fidèles  à  sa  mémoire,  et  cherchè- 
rent à  la  venger.  Marcel  fut  jugé  par  le  préfet  du  pré- 
toire Salluste,  et  décapité.  C'était  le  fils  de  l'ancien 
commandant  de  l'armée  des  Gaules,  dont  Julien,  étant 
César,  crut  avoir  tant  à  se  plaindre^.  Eunape  fait  re- 
marquer, comme  un  indice  de  la  modération  et  de 
l'humanité  du  prince,  que  celui-ci,  en  se  montrant  in- 
pitoyable  pour  le  fils,  épargna  le  père,  et  le  combla 
même  de  faveurs. 


num  de  Mai,  t.  V,  p.  3iO,  et  dans  les  Ada  SS.,  octobre,  t,  VlJl,  p.  856),  qui 
sont  la  source  d'où  Métaphraste  lira  ses  Actes  du  même  personnage  {Patr. 
grxc,  t.  CXV,  p.  1160-1212).  Sur  l'absence  de  valeur  historique  de  la 
compilation  du  moine  Jean,  voir  Tillemont,  Mémoires,  t.  VII,  p.  730-733: 
Catiffol,  àdiU?,  Rômische  QuartaUchrift,  1889,  p.  252-257;  Baliffol,  Quœs- 
tiones  Philostorgianx,  1891,  p.  35- iO. 

1.  Voir  t.  II,  p.  37  et  58. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXII,  12. 

3.  «  Ut  injectans  imperio  manus.  »  Ib'uL,  11. 

4.  Aià  xy-jv  rpô;  KwvaTavnov  çiXi'av.  Eunape,  Continuation  de  V Histoire 
de  Dexippe,  fr.  17;  dans  Millier,  Fragm.  hist.  gnvc,  t.  IV,  p.  21. 

5.  Voir  t.  I,  p.  405,  41  i.  —  Sur  les  rapports  de  Julien  avec  Marcel, 
voir  Kocb,  Kaiser  Julian  der  Abtrûnnige,  p.  386-387. 

JULIEN    l'apostat.    —   III.  3 


34  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCIIE. 

Quant  aux  chrétiens,  ils  eurent  à  souffrir  de  nom- 
breuses vexations.  On  en  a  un  exemple  dans  l'affaire 
d'Eleusius.  Cet  évêque  avait  eu  la  carrière  la  plus  agitée, 
qui  donne  une  idée  de  ce  que  pouvait  être  la  vie  de 
certains  prélats  au  milieu  du  quatrième  siècle.  Rien  dans 
son  passé  ne  le  destinait  à  l'état  ecclésiastique.  C'était 
un  officier  supérieur  dans  la  maison  militaire  de  Cons- 
tance, quand  l'évêque  de  Constantinople,  Macedonius, 
le  fit  éKre  au  siège  épiscopal  de  Cyzique,  en  même  temps 
qu'un  payeur  de  la  garde  prétorienne,  Marathon,  était 
promu  à  celui  de  Nicomédie  ^  Eleusius  mena  en  soldat  , 
les  affaires  de  son  diocèse.  Pour  ramener  à  l'unité  la  ^ 
petite  et  inoffensive  secte  des  novatiens,  il  interdit  leurs 
assemblées,  et  démolit  l'église  qu'ils  avaient  à  Cyzique-. 
En  même  temps,  il  abattait  dans  la  même  ville  les  tem- 
ples des  dieux,  et  vouait  au  mépris  public  les  cérémonies 
de  la  religion  païenne^.  L'orthodoxie  de  ce  rigide 
champion  de  la  foi  n'était  cependant  pas  sans  alHage. 
Il  s'associa  en  plusieurs  circonstances  aux  vexations  infli- 
gées par  les  macédoniens  aux  défenseurs  de  la  pure 
doctrine  de  Nicée  *.  Cependant,  il  repoussa  toujours  les 
opinions  extrêmes  de  l'arianisme.  Il  appartenait  au  tiers 
parti  des  semi-ariens,  plus  proche  même  de  la  défini- 
tion orthodoxe  que  la  plupart  de  ses  amis,  au  jugement 

1.  Sozomène,  IV,  20;  Suidas,  v°  'EXe-jctoç. 

2.  Socrate,  II,  38;  Sozomène,  IV,  21. 

3.  Sozomène,  V,  15. 

4.  Voir  Tillemont,  Mémoires,  l.  VI,  p.  397.  —  Julien,  Ep.  52  (Hertlein, 
p.  559),  parle  de  bourgades,  x(ô[jLa;,  détruites  pendant  les  discordes  entre 
chrétiens  sous  le  règne  de  Constance,  sur  le  territoire  de  plusieurs  cités, 
entre  autres  à  Cyzique.  Mais  on  ne  peut  savoir  si  ces  excès  sont  antérieurs 
à  l'épiscopat  d'Eleusius,  ou  au  contraire  lui  sont  imputables.  Peut-être  la 
phrase  de  Julien  fait-elle  allusion  seulement  à  la  destruction  de  l'église 
des  novatiens. 


■I 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  35 

de  saint  Hilaire  de  Poitiers  i.  Aussi  finit -il  par  être  chassé 
de  sa  ville  épiscopale  à  la  fin  du  règne  de  Constance, 
grâce  aux  intrigues  des  ariens  avancés  2.  H  y  rentra  au 
commencement  de  celui  de  Julien,  lors  du  rappel  de 
tous  les  évêques  exilés.  Mais  il  n'y  demeura  pas  longtemps 
en  paix.  En  juillet  362,  Julien  reçut  à  Antioche  une 
députation  des  païens  de  Cyzique,  qui  dénonçaient  à 
l'empereur  les  excès  de  zèle  d'Eleusius.  Julien  fut  heu- 
reux de  pouvoir,  en  sévissant  contre  un  évêque,  faire 
montre  en  même  temps  d'impartialité  religieuse.  Il 
condamna  l'évêque  à  rebâtir  dans  les  deux  mois  l'église 
des  novatiens,  à  ses  frais,  sous  la  menace  d'une  forte 
amende  ^.  En  même  temps,  pour  le  punir  de  sa  conduite 
envers  les  idolâtres,  et  aussi  des  conversions  nombreuses 
qu'il  avait  opérées,  des  constructions  monastiques 
élevées  par  lui  en  faveur  des  veuves  et  des  vierges  con- 
sacrées à  Dieu,  il  lui  interdit  le  séjour  de  Cyzique.  La 
même  interdiction  fut  étendue  «  aux  étrangers  qui  étaient 
avec  lui,  »  c'est-à-dire  vraisemblablement  aux  moines. 
Le  motif,  avoué  par  Julien,  de  cette  interdiction  faisait 
grand  honneur  aux  succès  évangéliques  obtenus  par 
Eleusius^  :  l'empereur  craignait  que,  dans  une  ville  dont 
une  grande  partie  était  déjà  gagnée  au  christianisme, 
la  présence  de  l'évêque  et  de  son  entourage  n'excitât 


1.  Saint  Hilaire  de  Poitiers,  De  Synodis. 

2.  Théodoret,  II,  23;  Philostorge,  V,  3:  Socrate,  II,  40,  42,  45;  IV,  17  ; 
Sozomène,  IV,  24,  27. 

3.  Socrate,  III,  11. 

4.  Malheureusement,  la  fin  de  sa  carrière  lui  fît  moins  d'honneur  : 
Eleusius,  menacé  par  Valens,  accepta  en  366  les  doctrines  ariennes.  Il  se 
repentit,  mais  il  devint  le  chef  du  parti  macédonien,  qui  contestait  Ja 
divinité  du  Saint-Esprit,  refusa  en  381  de  se  soumettre  à  l'autorité  du 
concile  œcuménique  de  Constantinople,  et  persista,  à  la  conférence  de  383 , 
dans  son  attachement  à  l'hérésie  (Socrate,  V,  8;  Sozomène,  VII,  7). 


36  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

trop  vivement  les  esprits  contre  la  réaction  païenne 
qui  se  préparait.  Il  redoutait  surtout  la  population  des 
manufactures  de  l'État,  nombreuse  à  Cyzique,  et  où  les 
ouvriers,  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  étaient 
presque  tous  chrétiens.  Ces  corporations  ouvrières,  com- 
posées d'adorateurs  du  Christ,  étaient  celle  des  tisseurs 
ou  teinturiers  en  laines,  lanarii,  et  celle  des  monetarii, 
chargés  de  la  frappe  des  monnaies^  :  cette  dernière 
était  alors  assez  riche  et  assez  puissante  pour  que  quel- 
ques-uns de  ses  membres  fussent  admis,  dans  des  villes 
aussi  considérables  qu'Antioche,  au  nombre  des  curia- 
les-.  Il  est  intéressant  de  voir,  au  milieu  du  quatrième 
siècle,  la  religion  nouvelle  si  florissante  dans  une  ville 
qui  avait  été,  dans  la  province  d'Asie,  l'un  des  centres 
du  culte  de  Rome  et  d'Auguste^. 

Julien  semble  avoir  pris  plaisir  à  semer  la  division 
entre  les  populations  chrétiennes  et  leurs  évêques.  Tel 
est  au  moins  le  but  du  long  et  curieux  rescrit  qu'il 
adressa  d'Antioche,  le  1""  août  362^,  aux  habitants  de 
Bostra. 

Bostra  était  une  place  forte,  située  au  nord  de  TArabie 
romaine-'  :  ville  importante,  en  grand  commerce  par 
caravanes  avec  Palmyre.  Les  chrétiens  y  formaient  la 
moitié  de   la  population.  Ils  avaient  pour  évèque  un 


1.  Sozomène,  V,  15. 

2.  Cf.  Julien,  Misopogon;  Hertlein,  p.  475.  —  Sur  les  monetarii  au 
quatrième  siècle,  voir  Waltzing,  Étude  historique  sur  les  corporations 
professionnelles  chez  les  Romains,  t.  Il,  p.  228.  Cf.  mon  t.  I,  p.  224-22G 

3.  Voir  Marquardt,  Rom.  Staatsverwaltung,  t.  I,  p.  345,  note  3. 

4.  'Eo66rj  t^  Tûv  xaXavScôv  AOyoucTTou  èv  'AvTioxecof.  Julien,  Ep.  52; 
Hertlein,  p.  562. 

5.  Ammien  (XIV,  8)  dit  de  Bostra,  de  Gerasa  et  de  Philadelphie  :  «  Mu- 
rorum  ûrmitate  cautisslmas.  » 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  37 

des  écrivains  les  plus  distingués  de  l'époque,  Titus,  auteur 
de  livres  contre  les  manichéens  :  saint  Jérôme  le  place 
parmi  ceux  dont  on  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer, 
leur  érudition  dans  les  choses  profanes  ou  leur  connais- 
sance des  saintes  Écritures^.  Mais  son  orthodoxie  ne  fut 
peut-être  pas  à  la  hauteur  de  sa  science  :  Sozomène  le 
nomme  parmi  les  écrivains  célèbres  de  la  nuance  semi- 
arienne  2,  et  on  le  trouve  même,  en  363,  en  compagnie 
d'Acace  et  de  ses  partisans,  ce  qui  porterait  à  le  classer 
parmi  les  ariens  d'une  nuance  beaucoup  plus  avancée 3. 
Quoi  qu'il  en  soit,  les  réformes  religieuses  de  Julien 
paraissent  avoir  excité  une  grande  émotion  à  Bostra. 
Se  sachant  soutenus,  les  païens  y  firent  quelque  désor- 
dre^; mais,  de  leur  côté,  les  chrétiens,  qui  avaient 
conscience  de  leur  force,  se  montrèrent  prêts  à  la  résis- 
tance. Les  deux  partis  étaient  sur  le  point  d'en  venir 
aux  mains.  Julien  fit  savoir  que  si  une  sédition  éclatait 
à  Bostra,  il  ferait  retomber  toute  la  faute  sur  l'évêque  et 
ses  clercs,  et  Tattribuerait  à  leurs  excitations  5.  En  réponse 
à  cette  menace,  l'évêque  Titus  écrivit  à  l'empereur  pour 
se  justifier.  Il  montra  que,  grâce  à  son  influence  et  à 
celle  de  son  clergé,  la  paix  n'avait  point  été  troublée. 
«  Quoique  les  chrétiens,  dit-il,  soient  ici  en  nombre  égal 
à  celui  des  Hellènes,  nos  exhortations  les  ont  empêchés 
de  commettre  le  plus  léger  excès  ^.  » 


1.  Saint  Jérôme,  Ep.  70;  De  viris  iltustr.,  102. 

2.  Sozomène,  III,  14. 

3.  Socrate,  III,  25. 

4.  Cf.  Libaniiis,  Ep.  672",  673,  730. 

5.  Sozomène,  V,  IS. 

6.  Kalxoi  XptaTiavwv  ôvtwv  icpajj-iXXwv  zm  Tr/rjôsi  TÔJv  '£).)rjV(j)v,  xaTe-/o- 
^.£V(<)v  Se  r/j  r,[i.ST£pa  Trapaivéaet,  (XYiôÉva  [Krioc(.[io\)  àtaxisTv.  Julien,  Ep.  52; 
Hertlein,  p.  561.  —  C'est  le  seul  endroit  des  écrits  de  Julien  où  les  chré- 


38  LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE 

Il  fallut  toute  la  subtilité  de  Julien  pour  tourner 
contre  Titus  des  paroles  aussi  raisonnables  et  aussi  ras- 
surantes. C'est  ce  qu'il  essaya  pourtant  de  faire  par  sa 
lettre  aux  Bostréens. 

Il  commence  par  revendiquer  la  reconnaissance  à 
laquelle  sont,  dit-il,  tenus  à  son  égard  «  les  chefs  des 
Galiléens.  «  Car  sous  Constance  plusieurs  d'entre  eux 
ont  été  bannis,  persécutés,  emprisonnés;  des  chrétiens 
furent  égorgés  comme  hérétiques  :  des  villages  entiers 
furent  détruits  à  la  suite  de  discussions  religieuses. 
Julien,  au  contraire,  a  rappelé  les  exilés  et  leur  a  rendu 
leurs  biens.  Aujourd'hui,  cependant,  que  voit-on?  Ayant 
perdu  le  pouvoir  de  tyranniser,  «  n'ayant  plus  la  faculté 
de  rendre  la  justice,  d'écrire  des  testaments,  de  s'ap- 
proprier des  héritages,  de  tirer  tout  à  eux^,  »  les  hommes 
((  qu'on  appelle  clercs  »  cherchent  à  exciter  des  sédi- 
tions, à  soulever  leurs  ouailles  contre  les  adorateurs  des 
dieux,  à  combattre  les  édits  «  philanthropiques  »  rendus 
par  le  restaurateur  de  l'ancien  culte. 

Celui-ci,  cependant,  n'a  nullement  l'intention  d'user 
de  contrainte  envers  les  adversaires  de  ses  idées.  «  Nous 
ne  permettons  pas  qu'on  les  traîne  de  force  devant  les 
autels  des  dieux.  Au  contraire,  nous  déclarons  formelle- 
ment que  si  quelqu'un  d'eux  désire  participer  à  nos 
lustrations  et  à  nos  offrandes,  il  doit  d'abord  se  purifier, 
et  se  rendre  les  dieux  propices.  Si  loin  sommes-nous 
de  vouloir  que  ces  impies  aient  part  à  nos  cérémonies 


lions  soient  appelés  autrement  que  «  Galiléens  ;  »  mais  la  phrase  n'est  pas 
de  Julien,  puisqu'elle  est  tirée  textuellement  de  la  lettre  de  l'évèque  de 
Bostra. 

1.  Allusion  à  la  juridiction  cirile  et  criminelle  que  les  empereurs  chré- 
tiens araleat  attribuée  aux  évéques.  Voir  t.  I,  p.  120. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  39 

saintes,  avant  d'avoir  lavé  leurs  âmes  par  des  supplica- 
tions aux  dieux  et  leurs  corps  par  des  ablutions  lé- 
gales M  » 

«  11  m'a  donc  paru  bon,  continue  Julien,  de  faire 
savoir  à  tous  les  peuples,  par  le  présent  écrit,  et  de 
déclarer  formellement  qu'il  est  interdit  de  se  révolter 
avec  les  clercs,  de  se  laisser  entraîner  par  eux  à  jeter 
des  pierres  et  à  désobéir  aux  magistrats.  Ils  peuvent  ce- 
pendant s'assembler  tant  qu'ils  le  voudront,  et  prier 
selon  leur  coutume.  Mais  ils  ne  doivent  pas  se  laisser 
gagner  à  la  rébellion,  et  faire  cause  commune  avec 
elle;  sinon,  ils  seront  punis-.  » 

Ici  commence  la  partie  insidieuse  du  rescrit.  «  J'a- 
dresse celui-ci,  dit  Julien,  d  une  manière  spéciale  à  la 
ville  de  Bostra,  parce  que  son  évêque  Titus  et  son 
clergé,  dans  le  mémoire  qu'ils  m'ont  présenté,  ont  ac- 
cusé le  peuple  qui  leur  est  soumis,  disant  qu'ils  l'avaient 
engagé  à  ne  pas  se  révolter,  mais  que  le  peuple  s'était 
jeté  dans  le  désordre.  »  Julien  reproduit  ici  la  phrase 
de  la  lettre  de  Titus  que  nous  avons  citée  plus  haut  et 
continue  :  «  Voici  quelles  sont,  sur  vous,  les  paroles 
de  votre  évêque.  Vous  voyez  que  ce  n'est  pas  à  votre 
bon  vouloir  qu'il  attribue  votre  modération  :  c'est 
malgré  vous,  dit-il,  que  vous  avez  été  contenus  par  ses 
exhortations.  Chassez-le  donc,  sans  hésiter,  de  votre 
ville,  comme  s'étant  fait  votre  accusateur  ^,  » 

Dans  cette  phrase  est,  sans  contredit,  le  mot  impor- 
tant de  la  lettre  :  c'est  pour  l'amener  que  tout  le  reste 


1.  Julien,  Ep.  52;  Hertiein,  p.  560. 

2.  Ibid.,p.  561. 
S.  iôirf..  p.  562. 


40  LA  VIE  Di:  JULIEN  A  ANTIOCHE. 

a  été  écrit.  Julien  termine  son  message  par  des  conseils 
de  paix  et  de  tolérance  réciproque,  donnés  sur  un  ton 
de  commisération  méprisante  pour  les  chrétiens. 

«  Que  ceux  d'entre  vous  qui  sont  dans  l'erreur  ne  fas- 
sent aucun  tort  à  ceux  qui,  en  toute  droiture  et  justice,  ho- 
norent les  dieux  selon  l'antique  tradition  ;  mais  que  non 
plus  les  serviteurs  des  dieux  n'envahissent  ou  ne  pillent 
les  maisons  de  ceux  qui  sont  dans  l'erreur  par  ignorance 
plus  que  par  volonté.  »  Ces  paroles  avouent  explicite- 
ment les  violences  déjà  commises  en  divers  lieux  par 
les  païens.  «  C'est  par  la  raison,  continue  Julien,  qu'il 
faut  convaincre  et  instruire  les  hommes,  et  non  par  les 
coups,  les  outrages  et  les  supplices  corporels.  J'engage 
donc  encore  et  toujours  ceux  qui  ont  le  zèle  de  la  vraie 
religion  à  ne  pas  maltraiter  la  multitude  des  Galiléens, 
à  ne  se  permettre  contre  elle  ni  voies  de  fait  ni  outra- 
ges. Il  faut  avoir  plus  de  pitié  que  de  haine  pour  ceux 
qui  se  trompent  sur  les  grandes  choses.  Le  premier  des 
biens  est  vraiment  la  piété  :  au  contraire,  l'impiété  est 
le  plus  grand  des  maux.  C'est  pourquoi  ceux  qui  aban- 
donnent les  dieux  pour  se  tourner  vers  les  morts  et  leurs 
reliques  s'infligent  à  eux-mêmes  le  châtiment  K  » 

Les  perfides  insinuations  '^  envoyées  aux  chrétiens 
contre  leur  évêque  ne  produisirent  aucun  effet.  Ils  ne 
le  chassèrent  point  de  la  ville,  comme  les  y  engageait 
l'empereur  :  en  363,  on  trouve  encore  Titus  en  posses- 
sion de  son  siège  ^.  Mais  il  ne  semble  point  que  les  con- 


1.  Hertlein,  p.  5G2. 

2.  «  L'artifice  dont  Julien  se  servit  contre  iévôque  de  Bostra  est  un  acte 
d'hypocrisie,  qui  entache  son  caractère.  »  Negri,  Vlmperatore  Giuliano  l'A- 
poslata,  p.  319. 

3.  Cela  me  parait  résulter  de  Socrale,  III,  Î5.  Cependant  Tillemont  n'ose 
raffiriner. 


LA  VIE  DE  JULIEN  A  ANTIOCHE.  41 

seils  de  tolérance  adressés  aux  païens  aient  été  mieux 
écoutés.  Ceux-ci,  qui  savaient  apparemment  lire  entre 
les  lignes,  reconnurent  tout  de  suite  que  l'empereur 
n'exigerait  pas  avec  sévérité  qu'ils  fussent  suivis.  Deux 
lettres  de  Libanius,  dont  nous  parlerons  plus  loin,  mon- 
trent qu'il  y  eut  encore  des  faits  de  persécution  à  Bos- 
tra,   avec  la  connivence  des  autorités. 

On  a  remarqué  les  paroles  haineuses  de  Julien  au 
sujet  des  «  morts,  »  de  leurs  «  reliques,  »  des  «  tom- 
beaux, »  comme  il  appelle  souvent  les  églises  chrétien- 
nes. C'est  vers  le  temps  même  où  il  publia  son  rescrit 
aux  Bostréens,  que  sont  signalées  les  premières  profa- 
nations de  reliques  des  martyrs.  Lui-même  dit  que,  pen- 
dant son  séjour  à  Antioche,  il  avait  donné  l'ordre  «  de 
détruire  tous  les  tombeaux  des  athées,  »  et  que  cet 
ordre  fut  exécuté  avec  une  violence  qui  dépassait  ses 
intentions^.  Saint  Grégoire  de  Nazianze  précise  cet 
aveu,  en  disant  que  les  païens  mirent  le  feu  aux  sépul- 
cres des  martyrs,  en  même  temps  qu'ils  brûlaient  les 
corps  de  ceux-ci,  mêlés  par  dérision  aux  plus  vils  osse- 
ments, et  jetaient  au  vent  les  cendres  -.  Ce  détail  fait 
particulièrement  allusion  à  un  fait,  célèbre  dans  l'an- 
tiquité, qui  se  passa  vers  le  mois  d'août.  Les  reliques 
de  saint  Jean-Baptiste,  conservées,  dit-on,  à  Samarie, 
furent  exhumées  par  les  païens  :  on  les  mélangea  à  des 
os  d'animaux,  et  on  les  réduisit  en  cendres  ^\  On  raconte 


1.  Tû'j;  Ta^ou;  ôà  Ttov  àOÉwv  àvixpc'l'av  Trâvxa;,  àzà  roO  GruvOr,(/.axoc,  ô  oi\ 
ôiooTai  Tiap'  èao-j  7rpa>r,v.  Julien,  Misopogon ;  Hertiein,  p.  466. 

?..  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  29. 

3.  Rufin,  11,28;  ïhéoaoret,  llf,  3;  Philostorge,  VU,  4;  Chronique  d'A- 
lexandrie (Migne,  Patr.  grxc,  t.XCII,  p.  295).  Saint  Grégoirede  Nazianze 
fait  peut-être  allusion  à  celte  profanation  dans  Oralio  V,  29. 


42  L'EDIT  DE  MAXIMUM. 

que  le  tombeau  et  les  reliques  du  prophète  Élisé< 
furent  profanés  de  la  même  manière  ^.  Les  chrétiens 
parvinrent  à  sauver  quelques  débris  de  celles  de  Jean- 
Baptiste  :  ils  furent  envoyés  à  saint  Athanase,  qui  à  ce 
moment  n'avait  pas  encore  quitté  Alexandrie,  et  les 
déposa  avec  respect  dans  la  muraille  d'une  église  de 
cette  ville  -. 


III.  —  li'édit  de  maximum. 

Les  réformes  administratives  et  économiques  auxquel- 
les s'appliqua  Julien  durant  son  séjour  à  Antiochesout 
de  diverses  sortes.  Autant  que  nous  en  pouvons  juger, 
il  y  en  eut  d'utiles  que  la  population,  prévenue  contre 
lui,  accueillit  assez  mal,  mais  qui  paraissent  avoir  été 
inspirées  par  le  désir  sincère  d'améliorer  la  situation  de 
la  ville. 

On  se  souvient  que,  peu  de  temps  avant  d'être  entré  à 
Constantinople  et  d'y  avoir  pris  les  rênes  du  gouver- 
nement, Julien  avait  accordé  à  la  députation  d'Antioche 
quilui  apportait  la  couronne  votée  par  les  citoyens  l'aug- 
mentation du  sénat  par  l'élection  de  deux  cents  nouveaux 
curiales  ^.  C'était  le  moyen  de  rendre  moins  lourdes  à 
la  classe  moyenne,  à  la  bourgeoisie  de  la  ville,  les 
charges  municipales  en  les  partageant  entre  des  mem- 
bres plus  nombreux.  La  question  du  recrutement  des 
curiales  continua  de  préoccuper  Julien,  quand  il  prit 
résidence  dans  la  capitale  de  la  Syrie.  Il  dut  intervenir 


1.  Philoslorge,  VU,  4. 

2.  RuHn,  II,  28. 

3.  Julien,  Misoporjon;  Hertlcin,  p.  475.  —  Voir  t.  II,  p.  128. 


L'ÉDIT  DE  MAXIMUM.  43 

plusieurs  fois  pour  empêcher  l'effet  d'élections  qui  (au 
moins  d'après  son  récit)  auraient  fait  entrer  dans  la 
curie  d'Antioche  des  citoyens  pauvres,  dont  la  présence 
n'eût  apporté  aux  autres  aucun  soulagement  i.  Il  cassa 
presque  tous  les  curiales  désignés  par  le  peuple  pen- 
dant son  séjour  dans  cette  ville-.  Comme  il  est  seul  à  ra- 
conter ces  faits,  on  ne  saurait  dire  s'il  agit  ainsi  par  mau- 
vaise humeur  ou  à  bon  escient.  Cependant  un  rescrit  du 
18  septembre  362,  adressé  au  préfet  du  prétoire  Sal- 
luste,  paraît  prescrire  à  ce  sujet  de  sages  mesures.  Ju- 
lien y  rappelle  qu'il  a  été  obligé  d'annuler  les  récentes 
nominations  de  curiales,  à  l'exception  de  celles  qui 
provenaient  régulièrement  de  la  curie  elle-même.  Il 
ajoute  qu'il  a  désigné  les  corporations  entre  lesquelles 
les  membres  de  celle-ci  pourront  être  choisis  à  l'avenir. 
Enfin,  il  cite  parmi  ceux  qui  devront  être  appelés  à  la 
curie  ((  les  fils  de  décurions  qui  n'en  font  pas  encore 
partie,  et  les  plébéiens  de  la  cité,  que  leur  richesse 
rendrait  capables  de  supporter  le  fardeau  des  charges 
municipales  2.  »  Il  y  a  peut-être  dans  cette  affaire  des 
dessous  qui  nous  échappent,  car  Julien  avoue  que  tout 
ce  qu'il  fit  pour  réglementer  à  Antioche  la  nomination 
des  curiales  excita  le  mécontentement  des  habitants  ^ 


1.  Julien,  Misopogon ; Heiilein,  p.  475. 

2.  Ibid. 

3.  Code  Théodosien,  XII,  i,  53. 

4.  Julien,  Misopogon ;  Hertlein,  p.  475.  —  Ces  mesures,  en  tout  cas, 
restèrent  sans  eflfet.  La  curie  d'Antioche  ne  cessa  de  décroître.  Au  com- 
mencement du  quatrième  siècle,  elle  était  d'environ  1.200  membres;  elle 
avait  fort  diminué  à  l'époque  de  Julien,  qui  dut  la  compléter.  Quand  Li- 
banius  écrivit  son  discours  Upo;  iriv  ^ouXyiv,  c'est-à-dire  vers  386,  les  cu- 
riales n'étaient  pas  plus  de- soixante  :  il  n'y  en  avait  plus,  paraît-il,  qu'une 
douzaine,  quand  il  écrivit,  après  388,  son  discours  ''Xmç  tûv  pouXôiv.  Voir 


44  LEDIT  DE  MAXIMUM. 

On  ne  paraît  pas  lui  avoir  été  plus  reconnaissant 
des  décisions  qu'il  prit  au  sujet  de  certains  terrains  ap- 
partenant à  l'État.  Il  y  avait,  paraît-il,  autour  d'Antioche 
trois  mille  «  lots  '^  »  de  terre  demeurés  en  friche.  Le 
peuple  les  demanda  à  Julien.  Celui-ci  les  concéda  vo- 
lontiers; mais,  au  lieu  d'être  attribués  aux  citoyens  les 
plus  pauvres,  ils  furent  partagés  entre  des  gens  qui  n'en 
avaient  pas  besoin.  Le  peuple  réclama  :  Julien  ordonna 
une  enquête.  A  la  suite  de  celle-ci,  les  détenteurs  illé- 
gitimes furent  dépouillés.  Les  terres  ne  devinrent  point 
l'objet  d'un  nouveau  partage  :  elles  furent  mises  en  valeur 
et  administrées  au  profit  de  la  ville,  par  les  soins  de  l'on- 
cle de  l'empereur,  le  comte  Julien.  Il  parait  que  Topé- 
ration  fut  bien  conduite,  et  devint  avantageuse  à  la  ville, 
car  le  revenu  de  ces  terres  l'exonéra  d'une  charge  con- 
sidérable, en  assurant  l'entretien  des  chevaux  destinés 
à  ses  courses  annuelles  2.  Tel  est  du  moins  le  récit  que 
fait  Julien  de  cette  affaire.  Mais  peut-être  le  peuple  en 
avait-il  attendu  des  avantages  plus  directs  :  car  Julien 
reconnaît  qu'elle  ne  profita  point  à  sa  popularité. 

Il  en  fut  de  même  de  ses  efforts  pour  assurer  l'alimen- 
tation publique. 

Au  moment  où  Julien  s'établit  à  Antioche,  le  peuple 
se  plaignait  de  la  cberté  des  vivres.  «  Les  denrées  abon- 
dent, et  tout  est  hors  de  prix  3,  »  criait  la  foule  assem- 
blée au  théâtre.  Julien  manda  aussitôt  les  grands  pro- 
priétaires et  les  négociants  noiables  de  la  ville.  Sans 


Puech,  Saint  Jean  Chrysostome  et  les  mœurs  de  son  temps,  p.  i8  ;  Sievers, 
Das  Lehen  des  Libanius,  p.  7,  note  36. 

1.  K).r,pou;.  Misopogon.  Herllein,  p.  471. 

2.  Ibid. 

3.  nàvTa  yéiigt,  Tiàvia  710/ Àoù.  Ibid.,  p.  476. 


LEDIT  DE  MAXIMUM.  45 

prendre  le  temps  de  se  renseigner  par  une  sérieuse  en- 
quête, il  s'improvisa,  devant  eux,  l'interprète  des  pas- 
sions irréfléchies  du  vulgaire,  leur  laissa  entendre  qu'à 
ses  yeux,  comme  aux  yeux  de  la  foule,  ils   étaient  des 
accapareurs,  et  <(  leur   expliqua  le   devoir  de  sacrifier 
au  bien  public  l'espoir  d'un  gain  fondé  sur  l'injustice  ^  » 
Si  à  toute  époque  la  limite  entre  les  spéculations  per- 
mises et  celles  qui  sont  contraires  à  l'humanité  et  à  la 
justice  reste  difficile  à  tracer,  il  en  devait  être  surtout 
ainsi  en  un  temps  où  la  science  économique  était  encore 
dans  l'enfance.  Les  cœurs  les  plus  généreux  se  lais- 
saient parfois  entraîner  à  des  sévérités   qu'on   aurait 
peine  aujourd'hui  à  ne  pas  trouver  excessives.  Un  illustre 
enfant  d'Antioche,  Jean  Ghrysostome,dont  la  jeunesse  est 
contemporaine  du  séjour  de  Julien  en  Syrie,  professe,  à 
cet  égard,  des  idées  qui  n'iraient  à  rien  moins  qu'à  in- 
terdire au  commerçant  et  à  l'agriculteur  la  recherche 
du  profit  légitime.  Il  condamne  celui  qui  vend  son  blé 
ou  son  vin  soit  dès   la  récolte,  soit  au  contraire  après 
un  temps  assez  long,  pour  profiter  du  moment  où  les 
prix  seront  en  hausse  -.  Mais  on  ne  saurait  nier  que 
beaucoup  de  propriétaires  de  vignobles,  de  plants  d'oli- 
viers ou  de  terres  à  céréales  ne  montrassent,  dans  bien 
des  circonstances,  une  inhumanité  condamnable.  Il  y 
en  avait  qui,  déçus  dans  leurs  calculs,  et  voyant  tout  à 
coup  les   prix   s'avilir,  aimaient  mieux  vider  les  ton- 
neaux de  terre  cuite  où  ils  avaient  gardé  leur  vin,  ou 
noyer  dans  l'Oronte  les  sacs  de  blé  amassés  dans  leurs 
caves  ou  dans  leurs  greniers  que  d'en   faire  largesse 


1.  Ibid.,  p.  476. 

2.  Saint  Jean  Chrysostojne,  In  Ep.  I  ad  Cor.  hom.  XXXIX,  8. 


46  LEDIT  DE  MAXIMUM. 

aux  pauvres  *.  Saint  Jean  Chrysostome  raconte  l'histoire 
d'un  véritable  accapareur  de  blé,  qui,  en  un  moment 
où  la  récolte  future  paraissait  compromise  par  la  sé- 
cheresse, conservait  en  magasin  d'énormes  quantités  de 
froment,  prêt  à  les  jeter  sur  le  marché  quand  tout  es- 
poir de  moisson  aurait  été  perdu.  Une  pluie  inatten- 
due vient  tout  à  coup  ranimer  les  champs  et  rendre  la 
confiance  à  tous.  Le  spéculateur  ne  craignit  pas  de  se 
lamenter  publiquement.  «  Que  ferai-je,  disait-il,  de  tout 
le  blé  que  j'ai  en  réserve?  »  «  Cet  homme  plus  cruel 
qu'une  bête,  cet  ennemi  commun,  aurait  mérité  d'être 
écrasé  sous  les  pierres!  »  s'écrie  dans  un  élan  d'indi- 
gnation l'orateur  chrétien  2. 

On  ne  saurait  donc  blâmer  Julien  d'avoir  prêté  l'o- 
reille aux  plaintes  de  la  population  d'Antioche.  Son  tort 
fut  de  prendre  parti  tout  de  suite,  avant  de  s'être  ren- 
seigné, au  risque  de  dénoncer  aux  haines  ou  même  aux 
vengeances  populaires  tous  les  riches  de  la  cité.  Il 
semblait  d'autant  moins  urgent  d'agir  ainsi,  qu'An- 
tioche  était  une  des  villes  de  l'Empire  où  l'on  souffrait 
le  moins  de  la  différence  des  conditions,  et  où,  entre 
un  assez  petit  nombre  de  riches  et  un  nombre  heureu- 
sement restreint  de  pauvres,  il  y  avait  le  plus  de  for- 
tunes moyennes  ^.  Mais  Julien  suivait  toujours  son 
premier  mouvement.  Ayant  durement  tancé  les  prin- 
cipaux citoyens,  il  laissa,  dit-il,  l'affaire  en  oubli;  puis, 
rien,  après  trois  mois,  ne  paraissant  changé,  il  se  décida 
enfin  à  agir  ^. 


1.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  Ep.  I  ad  Cor.,  hom.  XXXIX,  8. 

2.  Ibid.,  7. 

3.  Saint  Jean  Chrysostome,  7/î  3/a^^/i.  hom.LXVI,  3. 

4.  Julien,  Misopogoïi;UeYi\tin,  p.  47G. 


LEDIT  DE  MAXIMUiM.  47 

La  situation  était  celle-ci.  La  sécheresse  de  l'année  pré- 
cédente ayant  fait  manquer  la  récolte,  le  blé  était  rare 
et  cher.  En  revanche,  le  vin,  l'huile,  les  fruits,  toutes 
les  autres  denrées  agricoles  abondaient  :  mais  les  pro- 
ducteurs réussissaient  à  les  vendre  à  un  prix  élevé. 
Pour  suppléer  au  manque  de  blé,  Julien  prit  une  me- 
sure ne  dépassant  probablement  pas  le  droit  qui  appar- 
tient à  l'État  dans  les  moments  de  disette.  11  fit  venir, 
aux  frais  du  trésor  public,  du  blé  d'abord  des  contrées 
voisines,  puis  de  cet  inépuisable  grenier  d'abondance 
qu'était  l'Egypte  :  cela  lui  permit,  non  de  le  donner  à 
vil  prix,  mais  de  le  vendre  au  peuple  d'Antioche  un 
tiers  moins  cher  que  celui-ci  ne  le  payait  auparavant. 
On  se  procurait  ainsi  quinze  mesures  pour  la  somme 
avec  laquelle,  jusque-là,  on  en  avait  acheté  dix,  et  l'on 
croyait  n'avoir  plus  à  craindre  l'énorme  hausse  que 
l'hiver  menaçait  d'amener.  Malheureusement,  si  légi- 
times qu'elles  paraissent,  ces  interventions  officielles 
dans  le  jeu  délicat  des  ressorts  économiques  arrivent 
promptement  à  les  fausser.  Ne  pouvant  soutenir  la  con- 
currence de  l'État,  qui  s'inquiétait  peu  de  vendre  à  perte, 
les  grands  propriétaires  achetèrent,  eux  aussi,  du  blé 
importé  sur  le  marché  d'Antioche,  au  prix  fixé  par  Ju- 
lien, et  en  même  temps  exportèrent  secrètement  en 
d'autres  provinces  celui  qu'ils  ne  pouvaient  plus  vendre 
dans  leur  ville  à  des  prix  rémunérateurs.  Gomme,  en 
tout,  pour  nourrir  une  population  de  cent  cinquante  à 
deux  cent  mille  personnes  ^,  Julien  avait  fait  venir  qua- 


1.  150.000,  d'après  Libanius,  £"/?,  1139  (écrite  vraisemblablement  en 
363j;  200.000,  d'après  saint  Jean  Chrysostome,  Homil.  in  Ignatium,  5, 
Voir  Puech,, Sainf  Jean  Chrysostome  et  les  mœurs  de  son  temps,  p.  17. 


48  LEDIT  DE  MAXIMUM. 

tre  cent  vingt-deux  mille  mesures  ou  boisseaux  ^,  cette 
provision,  si  considérable  qu'elle  parût,  se  trouva  bientôt 
épuisée.  La  disette  de  blé  recommença  plus  dure  encore, 
puisque  les  réserves  des  agriculteurs  du  pays  avaient 
été  fortement  entamées  par  l'exportation.  Julien,  irrité, 
menaça  de  la  prison  les  principaux  curiales  :  mais  Li- 
banius  parvint  à  lui  faire  comprendre  l'inutilité  d'une 
telle  peine,  qui  irriterait  les  esprits  sans  remédier  au 
mal  2.  Cependant  la  colère  de  Julien  avait  gagné  les 
gens  de  son  entourage  :  en  dépit  de  la  faveur  dont  jouis- 
sait le  sophiste,  un  des  officiers  de  l'empereur  le  menaça 
de  le  jeter  dans  TOronte,  pour  le  punir  de  s'être  fait 
l'avocat  de  la  curie  ^. 

Malgré  le  mauvais  succès  de  la  mesure,  Julien  était 
excusable  d'avoir  tenté,  par  un  moyen  empirique,  de  re- 
médier à  la  disette  du  blé.  Il  ne  le  fut  pas,  quand  il 
essaya  de  combattre,  par  un  moyen  encore  plus  mauvais, 
le  haut  prix  des  denrées. 

Celles-ci,  nous  l'avons  dit,  étaient  en  abondance,  mais 
on  les  vendait  cher.  Cependant,  remarque  un  historien, 
les  causes  de  cette  cherté  étaient  en  partie  imputables  à 
Julien  lui-même.  Il  séjournait  à  Antioche  avec  une  armée 
chaque  jour  plus  nombreuse,  puisque  là  était  le  point 
de  concentration  des  forces  qu'il  rassemblait  pour  la 
guerre  contre  les  Perses^.  Se  sentant  nécessaires,  les  sol- 


1 .  D'abord  400.000,  puis  5.000,  puis  7.000  ;  enfin  10.000  ;  Misopogon;  Herl- 
lein,  p.  476.  D'après  Libanius,  Legatio  ad  Jiilianum  (Reiske,  1. 1,  p.  475), 
il  aurait  d'abord  donné  graluiteinent,  sans  doute  aux  plus  pauvres  (èôi- 
ûou),  10.000  mesures,  puis  3.000. 

2.  Julien,  3iwopoiJ'0/i;Herllein,  p.  478.  —  Libanius,  De  Fi^a;  Reiske,  t.I, 
p.  84. 

3.  Libanius,  l.  c. 

4.  Socrate,  111,  17. 


LEDIT  DE  MAXIMUM.  49 

dats  ne  reculaient  devant  aucun  excès,  et  exigeaient  une 
abondance  inaccoutumée  de  nourriture^.  Saint  Jean 
Chrysostome  parle  du  luxe  des  repas  militaires,  et  des 
abus  de  vin  qui  s'y  commettaient 2.  Aussi  ne  s'étonnera- 
t-on  pas  de  voir  Socrate  attribuer  en  partie  la  hausse  du 
vin,  de  l'huile  et  des  vivres,  dont  se  plaignaient  les  habi- 
tants d'Antioche,  au  «  séjour  dans  leur  ville  de  troupes 
nombreuses,  qui  nécessairement  disputaient  aux  provin- 
ciaux les  denrées  mises  sur  le  marché  3.  »  La  cherté  existait 
déjà,  quand  Julien  entra  dans  Antioche  :  sa  présence 
ne  put  que  l'augmenter.  Il  crut  y  mettre  une  limite  par 
le  plus  détestable  de  tous  les  procédés,  un  édit  de  maxi- 
mum. 

Plusieurs  fois  déjà,  les  empereurs  romains  avaient  eu 
recours  à  cet  expédient,  —  que  renouvellera  chez  nous 
la  Convention^.  Toujours  il  avait  tourné  à  mal;  mais, 
dans  l'absence  où  l'on  était  de  toute  sérieuse  notion  éco- 
nomique, les  leçons  de  l'expérience  ne  corrigeaient  point 
l'empirisme  des  princes.  Un  seul,  Alexandre  Sévère, 
auquel  un  édit  de  ce  genre,  limité  à  certaines  denrées, 
avait  été  proposé,  eut  le  bon  sens  de  le  rejeter  :  sur  plu- 
sieurs points  ce  jeune  prince,  qui  fut  montré  plutôt  que 
donné  à  l'Empire,  devançait  les  idées  de  son  temps  ^. 
La  dernière  taxe  mise  sur  les  denrées  l'avait  été  par  Dio- 
clétien^  :  elle  avait  eu  ce  résultat,  raconté  par  Lactance, 

1.  Ammien  Marcellin,  XXII,  12. 

2.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  Ep.  I  ad  Cor.  hom.  XII,  4. 

3.  Socrate,  III,  17. 

4.  Voir  dans  Champagny,  les  Césars  du  troisième  siècle,  t.  III,  p.  314- 
317,  la  comparaison  entre  l'édit  de  maiimum  rendu  en  301  ou  302  par 
Dioclétien  et  la  loi  révolutionnaire  du  8  vendémiaire  an  II. 

5.  Cf.  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troi- 
sième siècle,  2*' éd.,  p.  200. 

6.  Corpus  inscr.  lat.,  t.  III,  p.  801-841,  et  Hermès,  1890,  p.  16-35. 

JULIEN   l'apostat.   —  III.  4 


50  LEDIT  DE  MAXIMUM. 

d'arrêter  tout  commerce,  et  d'empêcher  les  marchandises 
les  plus  nécessaires  de  paraître  sur  les  marchés,  par  con- 
séquent d'aggraver  la  disette  :  malgré  les  sanctions  ter- 
ribles qui  l'accompagnaient,  la  taxe  fut  vite  abrogée  par 
la  force  des  choses  i.  Sans  profiter  de  cet  exemple  encore 
peu  ancien,  le  frère  de  Julien,  le  César  Gallus,  tenta  aussi 
à  Antioche,  en  354,  de  remédier  à  l'élévation  du  prix 
des  vivres  par  des  mesures  semblables,  et,  comme  les 
magistrats  municipaux  s'y  opposaient,  il  prononça  contre 
eux  une  sentence  de  mort,  que  seule  l'intervention  du 
comte  d'Orient,  Honoratus,  empêcha  d'exécuter-.  On 
avait  vu  alors  le  danger  qu'il  y  a,  pour  un  prince,  à 
porter  les  questions  de  ce  genre  à  la  connaissance  du 
peuple,  et  à  lui  dénoncer  de  prétendus  accapareurs  :  la 
plèbe  d' Antioche  avait  mis  le  feu  à  la  maison  d'un  des 
principaux  propriétaires  de  la  ville,  et  avait  assassiné  le 
gouverneur  de  la  Syrie,  signalé  à  ses  fureurs  par  l'inepte 
et  lâche  César  3.  Chose  incroyable,  Julien,  emporté  à  son 
tour  par  une  sorte  d'aberration  démocratique,  ne  désap- 
prouvait pas  les  excès  commis  alors,  et  n'en  redoutait  pas 
le  renouvellement.  Il  ne  craignait  pas  de  rappeler  publi- 
quement aux  habitants  d 'Antioche  «  l'acte  de  justice 
accompli  neuf  ans  plus  tôt,  quand  le  peuple  se  rua,  la 
flamme  à  la  main,  avec  des  cris,  sur  les  maisons  des 
riches,  et  massacra  le  gouverneur''*.  »  Cette  colère,  di- 
sait-il, avait  été  excessive  dans  sa  manifestation,  mais 
juste  dans  son  principe^.  C'est  avec  ces  sentiments,  et 


1.  Lactance,  De  mort.pers.^  7. 

2.  Ammien  Marcellin,  XIV,  7. 

3.  Ibid. 

4.  Julien,  Misopogon  ;  Hertleui,  p.  478. 

5.  Aixaiwç  litpaÇev  oûxsTt  (xexpta);.  Ibid. 


LEDIT  DE  MAXIMUM.  51 

sans  crainte  des  coDséquences,  que,  s'imaginant  ne  léser 
dans  leurs  intérêts  que  les  grands  propriétaires  d'Antio- 
che,  dont  les  domaines  fournissaient  la  plupart  des  den- 
rées apportées  au  marché,  Julien  «  taxa  chacune  d'elles 
au  prix  convenable,  par  un  tarif  rendu  public^  » 

Cette  faute  économique  n'eut  pas,  heureusement,  les 
lamentables  conséquences  qu'avait  eues  la  tentative  de 
taxation  de  Gallus.  Si  elle  montra  chez  Julien  c<  le  même 
entêtement  que  chez  son  frère,  au  moins  n'amena-t-elle 
pas,  cette  fois,  d'effusion  de  sang^.  »  Mais  elle  produisit, 
à  un  double  point  de  vue,  un  résultat  tout  autre  que  celui 
qu'attendait  son  auteur.  Il  avait  pensé  frapper  seulement 
la  grande  propriété  et  la  grande  culture  :  il  atteignit 
surtout  le  petit  commerce^.  Ceux  qui  vivaient  de  la  vente 
en  détail  des  marchandises  achetées  en  gros  aux  produc- 
teurs directs  durent  suspendre  leurs  affaires.  Ce  sont  les 
échoppiers,  les  revendeurs^,  c'est-à-dire  les  moins  capa- 
bles de  supporter  une  perte,  qui  perdirent  le  plus,  et 
conçurent  le  plus  d'irritation  contre  Julien^.  L'aspect 
d'Antioche  était  tout  changé.  Autrefois,  «  les  marchan- 
dises y  abondaient  tellement,  qu'il  n'y  avait  pas  un  point 
de  la  ville  qui  ne  fût  un  marché  :  on  n'avait  pas  besoin 
d'aller  au  loin  acheter  des  denrées.  On  en  trouvait  par- 
tout devant  soi,  près  de  sa  porte,  et  l'on  n'avait  qu'à 
étendre  la  main  ^.  »  Maintenant  la  masse  de  la  population, 


1.  "E-ra^a  jj-éxpiov  sxàcxou  TÎfxrjvaxai  8r;).ov  lizoïriaix  Ttôco-tv.  Ibid.j  Hertlein, 
p.  476. 

2.  «  Gain  similis  fralris,  licet  incruenlus.  »  Ammien  Marcellin,  XXII,  14. 

3.  «  Le  tour  des  petits  est  venu,  «  dit  ïaine  au  moment  de  parler  de 
l'édit  de  maximum  établi  par  la  Convention-,  la  RévolutioUj  t.  III,  p.  488. 

4.  01  {x£Ta6o)eï;  xal  ol  twv  tovi'wv  xâTïrj/ot,  Socrate,  III,  17. 

5.  Ij  0-6  àTre/.Gàvr,  loï;  xa7:iq),ot;.  Julien,  Misopogon  ;  Hertlein,  p.  451. 

6.  Libanius,  Antiochicus. 


52  LEDIT  DE  MAXIMUM. 

non  seulement  dans  les  faubourgs  éloignés,  mais  même 
au  centre  de  la  cité,  subissait  le  contre-coup  de  la  grève 
des  commerçants.  Ceux-ci  n'étalant  plus  sur  l'agora  ou 
dans  leurs  boutiques,  l'abaissement  des  prix  ne  profita 
point  aux  consommateurs,  puisqu'ils  ne  trouvèrent  rien  à 
acheter  1.  Ils  se  plaignirent;  mais  Julien  se  moquait  de 
leurs  doléances.  Sa  frugalité,  qu'il  vantait  à  tout  propos, 
narguait  les  exigences  et  la  sensualité  des  habitants  d'An- 
tioche.  Si  l'on  se  plaignait  de  ce  qu'on  ne  trouvât  plus  au 
marché  ni  volaille  ni  poisson,  —  le  poisson  autrefois  si 
abondant  à  Antioche-,  —  il  se  mettait  à  rire,  disant 
qu'une  ville  frugale  devait  se  contenter  de  pain,  de  vin 
et  d'huile  3.  Avec  sa  manie  de  citer  à  tout  propos  Homère, 
il  ajoutait  que  manger  de  la  viande,  c'est  faire  le  délicat, 
mais  demander  du  poisson  et  de  la  volaille,  c'est  un  raf- 
finement de  luxe,  inconnu  même  aux  prétendants  de 
Pénélope^.  Ces  railleries  portaient  au  comble  le  mécon- 
tentement du  peuple.  Et  ainsi,  conclut  Ammien,  «  de 
l'édit  de  Julien,  comme  de  toutes  les  mesures  prises 
maladroitement  pour  amener  l'avilissement  des  prix,  dé- 
coulèrent seulement  lamisère  et  la  famine^.  ))Libanius  lui- 
même  perd  de  son  optimisme  :  Julien,  dit-il,  a  été  ins- 
piré dans  cet  acte  par  «  un  démon  ennemi  de  la  ville  6.  » 


1.  Ta  wvia  oLTzzke'.nt'zo .  Socrate,  III,  17. 

2.  Libanius,  Anttochicus. 

3.  Misopogon  ;  Hertiein,  p.  451. 

4.  Ibid. 

5.  «  Inter  praecipua  tamen  et  séria  illud  agere  superfluam  videbalur, 
quod,  nulla  probabili  rationesuscepta,popularilatis  arnore  vililali  studebat 
venalium  rerum,  quae  nonnunquam  secus,  quaiii  convenit,  ordinata,  ino- 
piaiii  gignere  solet  et  famein.  »  Aminien  Marcellin,  XXII,  14.  —  «  Depuis 
le  maximum,  tout  manque  à  Marseille,  »  écrit-on  de  celte  grande  ville  en 
1793.  VoirTaine,  Za  Révolution,  t.  111,  p.  490. 

6.  Libanius,  De  Vita;  Reiske,  t.  I,  p.  84. 


L  EDIT  DE  MAXIMUM.  53 

Une  autre  mesure,  inventée  par  Julien  dans  Tunique 
but  de  vexer  les  chrétiens,  n'eût  pas  été,  si  on  l'avait 
prise  au  sérieux,  de  nature  à  ramener  l'abondance  sur 
les  marchés.  Julien  ordonna  d'arroser  d'eau  lustrale 
toutes  les  denrées  exposées  en  vente  à  Antioche.  Il 
pensait  par  ce  moyen  troubler  la  conscience  des  gens 
timorés;  quelques-uns  s'imagineraient  qu'il  leur  était 
défendu  d'acheter  des  vivres  ainsi  consacrés  aux  dé- 
mons, et  se  trouveraient  placés  entre  les  nécessités 
les  plus  urgentes  de  l'existence  matérielle  et  un  scru- 
pule religieux  ;  d'autres,  que  le  besoin  aurait  fait  passer 
outre,  se  croiraient  coupables  d'apostasie,  et  perdraient 
ainsi  pour  l'avenir  leurs  forces  de  résistance.  Heureuse- 
ment la  population  chrétienne  vit  clair  dans  le  jeu  du 
persécuteur.  Elle  se  souvint  de  l'enseignement  du  Sei- 
gneur :  ((  Rien  de  ce  qui  vient  du  dehors  ne  peut  souiller 
l'homme;  c'est  de  lui-même,  de  ses  pensées  mauvaises, 
que  viennent  les  souillures  ^  »  Elle  se  rappela  la  recom- 
mandation faite  par  saint  Paul  aux  fidèles  de  Corinthe, 
pour  les  rassurer  contre  la  crainte  de  toucher  à  des 
viandes  provenant  de  sacrifices  :  «  Mangez  ce  qu'on 
vous  présentera,  sans  faire  de  questions  et  sans  tour- 
menter vos  consciences  2.  »  Ceux  d 'Antioche  suivirent 
cette  règle,  et  achetèrent  des  vivres,  ne  s'inquiétant  pas 
si  ceux-ci  avaient  reçu  ou  non  des  gouttes  d'eau  lus- 
trale. De  même  ils  puisèrent  sans  scrupule  aux  innom- 
brables fontaines  qui  faisaient  la  richesse  et  la  beauté 
de  la  métropole  syrienne,  malgré  le  soin  pris  par  Julien 
d'y  faire  jeter  quelques  débris  des  sacrifices.  Le  spiritua- 


1.  Saint  Marc,  vu,  15-23. 

2.  Saint  Paul,  I  Cor.,  x,  27. 


5i  L'ÉDIT  DE  MAXIMUM. 

lisme  des  consciences  chrétiennes  déjoua  ainsi  le  gros- 
sier matérialisme  du  piège  que  leur  tendait  Julien^. 


1.  Voir  Théodoret,   Hist.  eccL,  III,   11;    saint  Jean  Chrysnstome,    In 
sanctum  Babylam  contra  Julianum  et  gentiles,  22-,  Oratio  XLV. 


CHAPITRE  II 


LA    PERSECUTION. 


I.  —  L'incendie  du  temple  de  Daphné. 

A  deux  heures  environ  d'Antioche  s'étendait  le  fau- 
bourg de  Daphné,  embelU  successivement  par  les  rois 
Séleucides  et  par  les  empereurs  romains.  Là  se  don- 
naient, selon  les  saisons,  des  courses  de  chevaux  renom- 
mées dans  toute  la  Syrie,  et  des  jeux  imités  de  ceux 
d'Olympie.  Des  temples  superbes  décoraient  le  fau- 
bourg; celui  de  Némésis,  qui  s'élevait  près  de  l'hippo- 
drome comme  une  menacé  pour  les  coureurs  fraudu- 
leux, celui  de  Jupiter,  construit  par  AntiochusÉpiphane, 
celui  d'Apollon,  fondé  par  Seleucus  Nicator.  Autour  du 
temple  d'Apollon  croissait  un  bois  sacré,  célèbre  par  la 
beauté  de  ses  cyprès  séculaires,  le  mystère  de  ses  sen- 
tiers ombreux,  la  grâce  de  ses  gazons  fleuris,  où  d'in- 
nombrables sources,  consacrées  aux  Nymphes,  entrete- 
naient une  éternelle  fraîcheur.  C'était  à  la  fois  un  lieu 
de  culte  et  un  rendez-vous  de  plaisir.  Apollon  n'y  inspi- 
rait point  de  pensées  austères,  puisque,  là  où  l'œil 
découvrait,  à  travers  les  noires  ramures  des  cyprès,  la 
blancheur  des  colonnades  marmoréennes  de  son  temple, 
il  avait,  racontait  sa  légende,  serré   dans  ses  bras   la 


56  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ. 

nymphe  fugitive,  qui  sous  son  étreinte  s'était  trans- 
formée en  laurier.  Aussi  les  ombrages  du  bois  sacré  ser- 
vaient-ils d'abri  aux  promenades  amoureuses  :  il  eût  été 
de  mauvais  goût,  dit  un  historien  antique,  d'y  pénétrer 
sans  emmener  une  femme  avec  soi^.  Daphné  était  le 
digne  prolongement  de  la  grande  ville  dissolue,  que 
menait  vers  ses  délices  une  route  bordée  de  maisons  de 
campagnes,  de  parterres  de  roses  -^  de  vignes  courant 
en  guirlandes  le  long  des  arbres,  et  sans  cesse  parcourue 
par  des  groupes  joyeux.  Le  voluptueux  et  mystique  fau- 
bourg avait  fini  par  donner  son  nom  à  la  cité  :  Antioche 
sur  Daphné,  disaient  les  anciens^.  «  Si  les  dieux  descen- 
daient sur  la  terre,  ajoutaient-ils,  c'est  Daphné  qu'ils 
choisiraient  pour  séjour^.  »  «  Il  n'est  pas,  disait-on  en- 
core, de  douleur  si  tenace  et  si  violente  que  ne  chasse  la 
vue  de  Daphné  ^.  » 

Cependant,  à  l'époque  de  Julien,  le  bois  sacré  avait 
déjà  subi  un  commencement  de  déchéance.  Gallus,  qui, 
malgré  toutes  les  fautes  que  lui  reprochait  Constance, 
avait  bien  servi  au  moins  la  politique  religieuse  de  cet 
empereur,  s'occupa,  pendant  son  court  règne,  et  durant 
son  séjour  à  Antioche,  de  purifier  des  lieux  souillés  par 
une  religion  sensuelle,  il  ne  détruisit  pas  le  temple,  ce 
qui  eût  ameuté  certainement  la  population  païenne; 
mais  il  négligea  de  le  réparer,  et,  quand  Julien  monta 
sur  le  trône,  plusieurs  colonnes  y  manquaient^.  De  même 


1.  Sozomène,  V,  19.  —  2.  PoSwviat.  Libanius,  Antiochicus.  —3.  «  An- 
tiochiaEpidaphnescognominata.  »  Pline,  Nat.  Hist.,  V,  21.  — 4.  Libanius, 
Antiochicus.  —  5.  Ibid.  —  6.  Libanius,  dans  son  écrit  de  385  Ilept  twv 
àYyapsiwv  (Reiske,  t.  II),  parle  d'un  prince  qui  abolit  à  Daphné  une 
fête  de  débauche.  Tillemont  (fl^ù^oire  des  empereurs,  t.  IV,  p.  390)  pense 
qu'il  fait  allusion  à  Gallus.  —  7.  Voir  Julien,  Ep.  1*,  dans  Rivisla  di 
filologia,  1889,  p.  292;  cî.ibid.,  p.  312. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ.  57 

Gallus  ne  défricha  pas  le  bois,  pour  ne  pas  priver  les 
habitants  dune  promenade  favorite.  Mais,  en  face  du 
sanctuaire  d'Apollon ,  il  construisit  une  église ,  dans 
laquelle  il  fit  porter  les  reliques  d'un  ancien  évêque 
d'Antioche,  saint  Babylas^,  martyrisé  sous  Dèce,  et  cé- 
lèbre par  la  pénitence  qu'il  avait  imposée  à  l'empereur 
Philippe  '-. 

On  assure  que,  dès  que  le  corps  du  saint  eut  été  mis 
en  cet  endroit,  toute  pratique  divinatoire  devint  impos- 
sible dans  le  temple  voisin  ^.  La  présence  des  reliques 
eut  un  effet  meilleur  encore.  Si  Daphné  continua  d'être 
fréquenté  par  les  païens  et  par  les  gens  de  plaisir,  des 
visiteurs  tout  différents  commencèrent  à  y  venir.  Les 
pèlerins,  laissant  de  côté  le  temple  et  les  retraites 
voluptueuses  qui  s'ouvraient  de  toutes  parts,  allaient 
s'agenouiller  dans  l'église  et  prier  au  tombeau  du 
martyr.  Les  honnêtes  gens  apprirent  le  chemin  de 
Daphné.  On  vit  même  des  natures  faibles,  hésitant 
entre  la  pratique  des  vertus  chrétiennes  et  l'attrait 
persistant  des  joies  immorales,  venir  incertaines  à 
Daphné  :  puis,  abandonnant  les  mauvaises  compagnies, 
aller  demander  au  saint  la  force  de  surmonter  des 
passions  coupables.  Alors  «  une  divine  rosée,  dit  un 
orateur  du  quatrième  siècle,  semblait  quelquefois  des- 
cendre dans  les  âmes  que  l'ardeur  de  la  jeunesse, 
l'ivresse  du  vin  et  du  plaisir  avaient  jusque-là  pos- 
sédées :  elle  éteignait  les  feux  impurs,  brisait  la  tyrannie 


1.  Sozomène,V,  19. 

2.  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  la   première  moitié  du 
troisième  siècle,  T  éd.,  p.  242. 

3.  Sozomène,  V,  19. 


58  •       L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE. 

de  la  débauche,  insinuait  la  piété  ^  »  Le  même  orateur 
compare  saint  Babylas,  installé  en  face  d'Apollon,  à 
un  pêcheur  qui  jette  ses  filets,  et  y  prend  tous  les  jours 
quelques-uns  de  ceux  que  les  délices  du  lieu  avaient 
attirés  2.  C'était,  en  un  mot,  non  la  conquête  encore, 
mais  au  moins  une  première  prise  de  possession,  par 
le  christianisme,  d'une  terre  toute  imprégnée  des 
impuretés  païennes. 

Comme  l'on  pouvait  s'y  attendre,  Julien  s'efforça  de 
combattre  ces  influences  nouvelles  et  de  restituer  au 
sanctuaire  de  Daphné  son  ancien  éclat.  Avant  même  de 
quitter  Constantinople,  il  avait  écrit  sur  ce  sujet  à  son 
oncle,  alors  comte  d'Orient,  pour  lui  donner  l'ordre  de 
réparer  «  avant  toutes  choses  »  le  portique  de  Daphné, 
empruntant  des  colonnes  au  palais,  et  remplaçant  ces 
dernières  par  d'autres  prises  <(  aux  édifices  récemment 
occupés,  »  c'est-à-dire  peut-être  à  des  basiliques  chré- 
tiennes^. Cependant,  tout  absorbé,  durant  le  premier 
mois  de  son  séjour  à  Antioclie,  par  la  restauration  du 
culte  païen  dans  cette  ville,  il  ne  parait  pas  avoir  fait 
le  pèlerinage  du  célèbre  faubourg  avant  le  mois 
d'août*,  époque  où  l'on  y  célébrait  la  fête  du  dieu.  Le 


1.  Saint  Jean  Chrysostome,  Iti  sanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
Gentiles,  13. 

2.  Ibid.  ' 

3.  Toù;  xlova;  Toù;  Aaçvaîoy;  6o'j  Tipô  twv  à/).(ov,  to*j;  ex  paiO-sitov  twv 
TravTaxoù  Xaêwv  à7rox6(ti(70v,  Û7i6<7Trj(7ov  Se  et;  Ta;  i'Azivoy^  X^'P'»  "^o^?  ^''-  "^^"^ 
evay/o;  xaTE'.ÀrjaijLÉvtov  olxiôv.  Julien,  Ep.  T,  dans  Rev.  di  jllologia,  1889, 
p.  292.  — Julien  ajoute  que,  si  l'on  ne  trouve  pas  assez  de  colonnes  pour 
remplacer  celles  qui  auront  été  retirées  du  palais,  on  en  fera,  s'il  le  faut, 
en  briques  revêtues  de  plâtre,  «  car  la  justice  est  préférable  à  la  magni- 
ficence. • 

4.  Le  dixième  mois  du  cahndrier  syrien,  appelé  Loûs  :  oE/.âTO)  yip  T^oy 
(XYivt  Tto  Ttap'  0[JLÏv  àpi9(xo'j[Ji.£vw*  Acôov  ûtaai  toOtov  y|i.eï;  irpocraifôpeOeTe.  Ju- 
lien, Misopogon  ;  Hertlein,p.  467. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ.  59 

jour  même  de  la  fête,  il  éprouva  une  pénible  désil- 
lusion. 

((  Du  temple  de  Jupiter  Gasius,  dit-il,  j'étais  accouru 
à  Daphné,  m'attendant  à  rencontrer  là  plus  encore 
qu'ailleurs  le  spectacle  de  votre  richesse  et  de  votre 
magnificence.  Je  me  figurais  déjà  la  pompe  sacrée  :  je 
rêvais  de  saintes  images,  de  libations,  de  chœurs  en 
l'honneur  du  dieu,  d'encens,  d'éphèbes  rangés  devant 
le  temple,  l'âme  remplie  de  sentiments  religieux,  le 
corps  revêtu  de  robes  blanches  et  magnifiques.  J'entre 
dans  le  temple  :  je  ne  trouve  ni  encens,  ni  gâteaux,  ni 
victimes.  Tout  étonné,  je  m'imagine  que  vous  êtes  hors 
du  temple,  attendant,  par  respect  pour  ma  dignité  de 
souverain  pontife,  que  je  donne  le  signal.  Je  demande 
quel  sacrifice  la  ville  va  offrir  au  dieu  pour  fêter  cette 
solennité  annuelle.  Le  prêtre  me  répond  :  «  J'arrive  ap- 
portant de  chez  moi  une  oie,  que  je  vais  immoler  au 
dieu;  car  la  ville  n'a  rien  préparé  pour  la  solennité  ^  » 
Composé  en  majeure  partie  de  chrétiens,  le  sénat  muni- 
cipal, observant  les  lois  de  Constantin  et  de  Constance, 
avait  depuis  longtemps  cessé  de  faire  les  frais  des 
sacrifices  publics,  et  ne  les  avait  pas  de  nouveau  inscrits 
à  son  budget,  en  dépit  des  ordonnances  de  Julien. 

Il  semble,  cependant,  qu'une  partie  des  décurions 
avait  suivi  Julien  au  temple,  où  sans  doute  quelques-uns 
jouissaient  en  secret  de  son  désappointement.  Debout 
aux  pieds  de  la  statue  d'Apollon,  et  ayant  devant  lui 
l'autel  du  dieu,  il  adressa  aux  assistants,  d'un  ton  irrité, 
un   discours  dont  lui-même  nous  a  conservé  le  texte  : 

«  C'est  une  chose  afireuse,  dit-il,  de  voir  une  aussi 


l.  Ibicl. 


60  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE. 

grande  ville  avoir  moins  d'égards  pour  les  dieux  que 
n'en  aurait  aucune  bourgade  de  la  plus  extrême  fron- 
tière du  Pont.  Elle  possède  d'immenses  propriétés 
territoriales  :  nous  vivons  en  un  temps  où  les  dieux  ont 
dissipé  les  nuages  de  l'athéisme  :  et  cependant,  quand 
arrive  la  fête  d'un  dieu  de  ses  pères,  cette  ville  ne  fait 
pas  la  dépense  d'un  oiseau,  elle  qui  devrait  offrir  un 
bœuf  par  tribu,  ou  au  moins  un  taureau  au  nom  de 
tous  les  citoyens!  Il  n'est  pas  un  de  vous  qui  ne  dépense 
avec  joie  son  argent  en  repas  et  en  fêtes  :  j'en  sais  beau- 
coup qui  gaspillent  des  trésors  pour  les  repas  de  ma- 
juma*;  et  pour  vous-mêmes,  pour  le  salut  de  la  ville, 
aucun  des  citoyens  ne  sacrifie  en  particulier,  et  la  ville 
ne  fait  pas  de  sacrifice  commun  !  Seul  en  offre  le  prêtre, 
qui,  en  bonne  justice,  aurait  dû,  ce  me  semble,  em- 
porter chez  lui  quelque  part  d'innombrables  victimes 
immolées  par  vous  au  dieu.  Car  des  prêtres  les  dieux 
n'exigent  d'autres  honneurs  qu'une  vie  irréprochable, 
la  pratique  de  la  vertu  et  l'accomplissement  des  rites  : 
mais  je  pense  qu'il  appartient  à  la  ville  d'offrir  des 
sacrifices  privés  et  publics.  Maintenant,  chacun  de  vous 
permet  à  sa  femme  d'apporter  tout  son  avoir  aux  Gali- 
léens;  et  celles-ci,  en  nourrissant  les  pauvres  avec  votre 
bien,  donnent  un  grand  spectacle  d'athéisme  à  ceux  qui 
auraient  besoin  de  ces  ressources,  c'est-à-dire,  si  je  ne 
me  trompe,  au  plus  grand  nombre  des  hommes.  Mais 
vous,  qui  négligez  de  rendre  honneur  aux  dieux,  vous 
croyez  ne  rien  faire  d'inconvenant.  Pas  un  indigent  ne 
se  présente  aux  temples  :  c'est,  je  pense,  parce  qu'on  n'y 


1.  Sur  les  fêtes  indécentes  de  la  majuma,  voir  saint  Jean  Chrysostome, 
In  Matth.  hom.  Vil,  5,  6. 


LLXCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ.  61 

trouve  pas  de  quoi  se  nourrir.  Vienne,  cependant,  votre 
jour  de  naissance,  ce  ne  sont  que  repas  de  midi  et  du 
soir,  tables  somptueuses  réunissant  tous  vos  amis.  IMais 
le  jour  de  la  fête  annuelle  d'un  dieu,  personne  n'apporte 
de  l'huile  pour  la  lampe  du  temple,  il  n'y  a  ni  libation, 
ni  victime,  ni  encens.  Je  ne  sais  ce  que  pourrait  penser  de 
cette  conduite  un  homme  de  bien  qui  en  aurait  chez  vous 
le  spectacle  ;  mais  je  crois  qu'elle  ne  plait  pas  aux  dieux  ^ .  » 

Pendant  qu'il  parlait  ainsi  aux  représentants  du  sénat, 
Julien  crut  apercevoir  un  signe  favorable.  «  Le  dieu, 
dit-il,  approuva  mes  paroles 2.  »  Peut-être  un  rayon  de 
soleil  vint-il  éclairer  soudain  la  statue,  et,  se  souvenant 
des  prestiges  de  Maxime,  Julien  s'imagina-t-il  la  voir 
sourire.  Peut-être  même,  comme  certains  hallucinés 
dont  parle  Libanius,  crut-il  entendre  des  sons  s'échapper 
de  la  cithare  placée  dans  la  main  d'Apollon  3.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  se  sentit  encouragé  à  multiplier  ses  visites  au 
temple  de  Daphné,  et  à  faire  de  grands  efforts  pour 
mettre  fin  à  l'indifférence  du  public. 

Lui-même  raconte  qu'il  revint  souvent  à  Daphné 
offrir  des  sacrifices^.  Saint  Jean  Chrysostome  dit  qu'il  y 
fit  couler  à  torrents  le  sang  des  victimes^.  L'une  des  fêtes 
auxquelles  Julien  prit  part  en  l'honneur  du  dieu  fut  l'oc- 
casion d'un  curieux  épisode,  qui  peint  l'état  des  esprits, 
à  cette  époque,  au  sein  même  de  certaines  familles  sacer- 
dotales. Théodoret,  qui  le  rapporte,  en  connut  le  prin- 
cipal héros,  et  en  recueillit  le  récit  de  sa  bouche. 

1.  Julien,  iJ/mpog'O/i;  Hertlein,  p.  467-469. 

2.  Ibid.,  p.  469. 

3.  Libanius,  Monodia  super  Daphnœi  templum;  Reiske,  t.  III,  p.  334. 

4.  Misopogon  ;  llerllein,  p.  446. 

5.  Saint  Jean  Chrysostome,  Insavclum  Bahylam  contra  JuUanum  et 
Gentiles,  15. 


62  L'INCENDIE  DV  TEMPLE  DE  DAPHNÉ. 

La  femme  d'un  prêtre  païen  était  liée  d'amitié  avec 
une  diaconesse  chrétienne,  chez  laquelle  elle  condui- 
sait souvent  ses  enfants.  Après  la  mort  de  la  mère, 
un  de  ses  fils  continua  de  visiter  la  diaconesse.  Il  cau- 
sait souvent  de  religion  avec  elle,  et  se  laissa  con- 
vertir au  christianisme.  Elle  promit  de  lui  trouver  un 
asile,  s'il  quittait  la  maison  de  son  père.  Le  jeune  homme 
fut  cependant  obligé  d'accompagner  un  jour  à  Daphné 
celui-ci,  qui  y  devait  suivre  Julien.  Il  lui  fallut  même, 
avec  son  frère,  servir  un  sacrifice,  et  asperger  d'eau  lus- 
trale les  viandes  qui  furent  ensuite  apportées  à  la  table 
de  l'empereur.  Mais,  après  le  festin  impérial,  il  parvint  à 
s'enfuir,  rentra  en  courant  à  Antioche,  et  se  réfugia  chez 
la  diaconesse,  qui  le  conduisit  à  l'évêque  catholique, 
Mélèce.  L'évêque  donna  au  jeune  homme  un  asile  dans  sa 
maison.  Le  père  l'y  découvrit,  le  ramena  dans  sa  de- 
meure, le  battit,  lui  piqua  même  les  pieds,  les  mains  et 
le  dos  avec  des  pointes  rougies  au  feu,  et,  obligé  de  re- 
tourner à  Daphné,  où  son  service  le  retenait  pendant 
sept  jours,  enferma  son  fils  dans  une  chambre.  Le  jeune 
homme  parvint  à  en  sortir,  brisa  toutes  les  idoles  que  ren- 
fermait la  maison  paternelle,  s'échappa  miraculeuse- 
ment, et  se  réfugia  de  nouveau  chez  la  diaconesse. 
Celle-ci  lui  donna  des  habits  de  femme,  le  mit  dans  sa 
litière,  etlefitporter  chez  Mélèce.  En  ce  moment  Cyrille, 
évêque  de  Jérusalem,  se  trouvait  à  Antioche,  prêt  à  re- 
partir pour  la  Palestine.  Mélèce  lui  confia  le  jeune  con- 
verti. Caché  en  Palestine,  le  nouveau  chrétien  y  demeura 
jusqu'à  la  mort  de  Julien.  Il  eut,  plus  tard,  la  joie  de  ga- 
gner son  père  au  christianisme  i. 

Théodoret,  Hist.  eccL,  III,  10. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ.  63 

Julien,  cependant,  poursuivait  un  nouveau  dessein, 
avec  l'espoir  de  ramener  les  foules  au  temple  de  Da- 
phné. 

Dans  sa  pensée,  il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de 
ranimer  un  des  organes  prophétiques  du  monde  grec, 
devenu  muet  depuis  un  siècle.  Bien  qu'inférieur  aux 
grands  oracles  d'Apollon,  puisqu'il  datait  seulement  des 
Séleucides  et  pouvait  passer,  dans  une  certaine  mesure, 
pour  une  contrefaçon  de  celui  de  Delphes,  l'oracle 
d'Apollon  Daphnéen  avait  été  longtemps  pour  Antioche 
une  cause  de  gloire  et  de  profit.  Daphné  possédait,  comme 
Delphes,  sa  source  fatidique  de  Castalie;  mais  au  lieu 
qu'à  Delphes  la  Pythie  y  faisait  des  ablutions  ou  buvait 
de  son  eau  avant  d'entrer  en  extase,  à  Daphné  c'était 
l'eau  qui  prophétisait  elle-même.  «  Si  l'on  en  croit  les 
Byzantins,  elle  bouillonnait,  chantait,  exhalait  un 
souffle  qui  secouait  le  laurier  planté  sur  ses  bords,  et 
jetait  les  assistants  dans  le  délire.  Il  se  peut  qu'il  y  ait 
eu  là  des  fanatiques  à  l'enthousiasme  facile  :  mais  il  est 
possible  aussi  qu'on  se  soit  contenté  de  jeter  des  feuilles 
de  laurier  sur  l'eau,  et  d'observer  leur  submersion.  On 
comprend  que  Trajan,  qui  avait,  dit-on,  une  grande  dé- 
votion pour  Apollon  Daphnéen,  n'ait  pas  voulu  se  com- 
mettre avec  les  gardiens  de  la  fontaine  merveilleuse. 
Hadrien,  encore  simple  particulier,  tenta  l'expérience, 
et  n'eut  pas  lieu  de  s'en  plaindre.  En  trempant  une 
feuille  de  laurier  dans  la  source,  il  l'en  retira  couverte 
d'écritures.  C'était  la  réponse  de  l'oracle,  réponse  qui 
fut  de  tout  point  justifiée  par  l'événement.  Devenu  em- 
pereur, Hadrien  jugea  qu'il  n'était  pas  prudent  de  laisser 
toute  liberté  à  de  si  habiles  gens.  Il  fit  boucher  la  source 
pour  empêcher  d'autres  ambitieux  d'interroger  l'ave- 


64  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE 

nir^  »  Plus  naïf  qu'Hadrien,  et  cherchant  fiévreusement 
à  connaître  l'avenir,  Julien  commanda  d'enlever  les 
pierres  qui  empêchaient  l'eau  de  jaillir. 

Mais  sa  première  consultation,  probablement  relative 
à  la  future  guerre  de  Perse,  demeura  sans  réponse. 
L'eau  ne  parlait  pas,  ou  le  prêtre  ne  trouvait  pas  de  sens 
à  son  murmure.  Comme  Julien  demandait  avec  anxiété 
la  cause  de  cet  insuccès  :  «  C'est  parce  que  Daphné  esc 
rempli  de  cadavres,  «  répondit  l'interprète  du  dieu^ 
L'empereur,  dit  Ammien  Marcellin,  fit  alors  «  exhumer 
les  corps  enterrés  aux  environs  delà  source,  d'après  le 
rite  dont  s'étaient  servis  les  Athéniens  pour  purifier  File 
de  Délos^.  >>  Il  n'est  pas  probable  qu'il  y  eût  dans  le  bois 
sacré  d'autres  corps  enterrés  que  celui  de  saint  Baby- 
las^  :  les  historiens  ecclésiastiques  racontent  tous  que 
Julien  donna  l'ordre  de  l'enlever. 

La  piété  chrétienne  se  joignit  à  l'esprit  frondeur  par- 
ticulier au  peuple  d'Antioche  pour  faire  de  cette  trans- 
lation un  défi  au  persécuteur.  Ce  n'est  pas  en  vaincus, 
mais  en  enthousiastes  et  en  militants  que  les  fidèles  rap- 
portèrent le  corps  du  martyr.  Hommes  et  femmes,  jeunes 
gens  et  jeunes  filles,  enfants  et  vieillards,  étaient  venus 
en  foule  à  Daphné.  On  vit  passer  à  travers  le  bois  sacré 
non  la  procession  païenne  dont  l'absence  avait  affligé 
Julien  le  jour  de  la  fête  d'Apollon,  mais  un  cortège  à  la 


1.  Bouché-Leclercq,  Histoire  de  la  divination  dans  Vantiquifc,  t.  III, 
p.  267. 

2.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam  contra  Julianum  ci 
Gentiles,    15. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXII,  12. 

4.  A  moins,  cependant,  que  les  chrétiens,  toujours  empressés  à  S3  faire 
enterrer  dans  le  voisinage  des  tombeaux  des  martyrs,  n'aient  établi  un  ci- 
metière autour  de  son  église. 


LINCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ.  65 

fois  funèbre  et  triomphal,  suivant  le  char  sur  lequel 
avait  été  placé  le  lourd  sarcophage  de  pierre  où  reposait 
le  saint.  Pendant  quarante  stades,  depuis  le  temple 
d'Apollon  jusqu'au  cimetière  d'Antioche*,  les  chrétiens 
marchèrent,  précédés  du  clergé  ;  les  prêtres  chantaient 
les  psaumes  de  David,  et  de  temps  en  temps  la  multi- 
tude reprenait  en  chœur,  comme  un  refrain,  ce  verset  : 
«  Ils  ont  été  confondus,  ceux  qui  adorent  les  idoles  et  se 
confient  en  des  dieux  faits  de  main  d'homme^  !  » 

Ce  n'était  peut-être  pas  la  première  fois  que  Julien  en- 
tendait retentir  à  ses  oreilles  de  semblables  allusions.  Un 
jour  qu'il  passait  devant  un  monastère  de  femmes, 
celles-ci  chantèrent,  de  toutes  leurs  forces,  ces  paroles 
d'un  psaume  :  «  Les  dieux  des  nations  ne  sont  que  de 
l'or  et  de  l'argent^.  »  Julien,  irrité,  s'arrêta,  et  envoya 
aux  religieuses  l'ordre  de  se  taire,  quand  il  passerait 
devant  leur  maison.  Quelque  temps  après,  elles  entendi- 
rent de  nouveau  le  bruit  de  son  cortège.  Aussitôt,  par 
les  fenêtres  ouvertes,  s'échappa  cet  autre  verset  du 
psaume  :  «  Que  Dieu  se  lève,  et  que  ses  ennemis  soient 
dissipés^  !  »  Julien  se  fit  amener  la  supérieure,  une  veuve, 
nommée  Publia.  Par  son  ordre,  les  gardes  la  frappèrent 


1.  Où  il  avait  reposé  avant  sa  translation  à  Antioche  par  Galliis.  Après 
la  chute  de  Julien,  une  église  magnifique  fut  construite  par  lévêque  Mé- 
lèce,  hors  de  la  cité,  sur  l'autre  rive  de  l'Oronte,  et  les  reliques  du  mar- 
tyrs y  furent  définitivement  transférées.  Lightfoot,  S.  Ignatius  and  S.Po- 
lycarp,  t.  I,  p.  44-46.  —  2.  Théodoret,  III,  10;  Sozomène,  V,  20;  Philos- 
torge,  VII,  12.  —  M.  Duruy  {Histoire  des  Romains,  t.  VII,  p.  371  j  attribue 
à  la  crainte  du  renouvellement  de  pareilles  scènes,  et  au  désir  d'éviter  les 
occasions  de  conflit  entre  païens  et  chrétiens,  le  décret  de  Julien  [Ep.  11  -, 
Code  Tliéodosien,lX,  xvii,  5)  interdisant  de  faire  désormais  les  funérailles 
en  plein  jour.  Mais  rien  n'établit  une  corrélation  entre  les  deux  faits,  et  le 
texte  du  décret  (voir  tome  II,  p.  208)  indique  de  tout  autres  motifs.  Le  dé- 
cret, d'ailleurs,  est  du  12  février  363,  postérieur  de  plusieurs  mois  à  l'inci- 
dent de  la  translation  des  reliques  de  saint  Babylas.  —  3.  Psaume  cxiii, 
24.  —  4.  Psaume  lxvii,  1. 

JULIEN  l'41'OSTAT.  —   III.  5 


66  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ. 

sur  le  visage,  qui  fut  bientôt  tout  en  sang  ^  11  n'exerça 
pas  d'autres  représailles.  Mais  entre  les  provocations  d'un 
obscur  groupe  de  religieuses  et  la  protestation  bruyante 
d'une  grande  foule,  il  y  avait  une  différence.  Ce  n'était 
plus  seulement  le  cri  spontané  de  quelques  consciences  : 
c'était  un  défi  public.  Julien  le  releva.  Il  se  crut  insulté, 
et  sa  colère  fut  au  comble.  Il  voulait  le  supplice  des 
chrétiens  qui  lui  avaient  manqué  de  respect.  Le  préfet 
du  prétoire,  Salluste,  païen  d'un  esprit  modéré,  essaya  de 
le  dissuader;  puis,  contraint  d'obéir,  il  lit,  deux  jours 
après  la  procession,  arrêter  un  grand  nombre  de  chré- 
tiens, dont  quelques-uns  furent  gardés  en  prison. 

L'un  d'eux  avait  été  dénoncé  par  les  païens,  probable- 
ment comme  ayant  paru  plus  animé  que  les  autres  lors 
de  la  translation  des  reliques  de  Babylas.  C'était  un  jeune 
homme,  appelé  Théodore.  On  le  mit  à  la  torture,  en  pré- 
sence du  préfet.  Lié  au  chevalet,  et  son  corps  tendu 
étant  déchiré  par  les  ongles  de  fer,  il  ne  poussa  pas  un 
soupir,  ne  demanda  point  sa  grâce  :  il  semblait  assister 
au  supplice  d'im  autre  :  on  l'entendait  même  chanter  le 
verset  de  psaume  qui  l'avant-veille  avait  excité  l'indi- 
gnation des  idolâtres.  Le  préfet  admira  son  courage,  et, 
rendant  compte  à  l'empereur  de  ce  commencement  de 
procès,  lui  fit  enfin  comprendre  que,  s'il  poussait  les 
rigueurs  plus  loin,  il  risquerait  de  se  rendre  ridicule, 
en  mettant  plus  encore  en  lumière  la  vaillance  des  chré- 
tiens. Julien  céda  à  regret  :  tous  ceux  qui  avaient  été 
arrêtés,  y  compris  Théodore,  furent  remis  en  liberté. 
L'historien  occidental  Rufin,  qui  vécut  en  Syrie  et  en 
Palestine  de  371  à  397,  eut  l'occasion  de  rencontrer  Théo- 

1.  Théodoret,  III,  14. 


L  INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE.  67 

dore,  et  lui  demanda  si,  pendant  la  torture,  il  avait 
beaucoup  souffert.  «  Très  légèrement,  »  répondit  le  con- 
fesseur de  la  foi.  Il  raconta  que,  pendant  qu'on  le  déchi- 
rait et  qu'on  le  frappait,  il  lui  semblait  voir  à  ses  côtés  un 
adolescent,  qui  essuyait  la  sueur  coulant  de  ses  membres 
et  lui  rendait  courage  :  durant  tout  le  temps  passé  sur  le 
chevalet,  il  avait  éprouvé,  dit-il,  plus  de  contentement 
que   de  souffrance  ^ . 

Apollon,  selon  l'expression  de  Libanius,  avait  été  «  dé- 
livré d'un  mort  importun  ^  ;  »  mais  il  ne  jouit  pas  long- 
temps de  cette  délivrance.  Le  22  octobre,  «  pendant  une 
nuit  sereine  et  sans  nuages  3,  »  le  feu  prit  au  temple  de 
Daphné. 

L'incendie  s'alluma  dans  les  combles  :  bientôt  les 
poutres  enflammées  tombèrent  sur  la  statue  colossale 
du  dieu,  qui  touchait  presque  le  toit  ^.  Cette  statue,  aussi 
haute  que  celle  du  Jupiter  d'Olympie  ^,  était  l'œuvre  du 
sculpteur  athénien  Bry axis  :  il  l'avait  faite  de  bois,  avec 
les  extrémités  en  marbre.  Apollon,  la  tète  ceinte  du  lau- 
rier d'or,  portait  une  tunique  dorée,  serrée  à  la  taille  par 
une  ceinture,  et  tombant  jusqu'aux  pieds.  Il  tenait  à  la 
main  une  cithare  et  semblait  chanter  ^.  Ses  yeux,  figurés 


1.  Rufin,  I,  36;  Socrate,  III,  18,  19;  Sozomène,  V,  20. 

2.  Libanius,  ilfonorfia  super  Daphnœi  iemplum  ;  Reiske,  t.  III,  p.  333. 

3.  Ibid.,  p.  334. 

4.  Ibid. 

5.  «  Simulacrum  in  eo  Olympiaci  Jovis  imilamento  aequiparans  magnitudi- 
nem.  »  Ammien  Marcellin,  XXII,  13.  —  Stiabon  raconte  que  la  slalue  de 
Jupiter  était  si  grande,  que,  si  elle  se  fût  levée,  sa  tête  eût  heurté  le  pla- 
fond. Beulé,  Histoire  de  Vart  grec  avant  Péi'iclès,  p.  293. 

6.  Libanius,  Monodia  super  Daphnxi  ^e??ipZum;  Reiske,  t.  III,p.  334.— 
Voirune  ligure  d'Apollon  Citharède.  ressemblant  à  cette  description,  sur  un 
bas-relief  choragique  reproduit  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités,  i.  I, 
p.  319,  fig.  377;  et  aussi  la  fig.  379,  p.  320. 


68  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE. 

par  deux  améthystes,  couleur  d'hyacinthe,  brillaient 
dans  l'ombre  de  la  cella  ^.  Julien  admirait  la  magnifi- 
cence à  la  fois  grecque  et  orientale  de  cette  statue  :  il  ne 
s'en  approchait  jamais  sans  lui  baiser  respectueusement 
le  pied  2.  Le  toit,  s'écroulant,  brisa  l'image  d'Apollon 
en  deux  morceaux,  qui  furent  bientôt  consumés^.  Le  bruit 
delà  chute,  la  lueur  soudaine  des  flammes,  éveillèrent  une 
prêtresse  *.  Bientôt  tous  les  ministres  du  culte  furent  sur 
pied.  On  entendait,  à  travers  les  grands  arbres,  leurs 
cris  lugubres,  qui  parvinrent  jusqu'à  la  cité  ^.  Julien  fut 
l'un  des  premiers  avertis.  11  venait  de  se  coucher.  Se 
levant  aussitôt,  il  courut  vers  le  lieu  du  sinistre,  «  aussi 
rapide  que  s'il  eût  eu  les  talons  ailés  de  Mercure,  et  aussi 
enflammé  de  colère  que  s'il  avait  eu  l'incendie  dans  le 
cœur,  »  écrit  Libanius,  qui  ne  perd  jamais  l'occasion  de 
faire  de  la  rhétorique.  Une  grande  foule  était  déjà  ras- 
semblée. Mais  aucun  secours  n'était  possible.  La  char- 
pente enflammée  du  toit  tombait  par  lourds  morceaux, 
semant  les  étincelles,  incendiant  ou  écrasant  tous  les 
ornements  du  temple,  les  statues  des  Muses,  celles  des 
Séleucides,  les  mosaïques,  les  marbres  précieux  ^.  Le 
peuple  demeurait  impuissant  devant  cette  ruine  :  les 
païens  se  lamentaient  :  tous  assistaient  à  l'incendie, 
comme  de  la  rive  on  assiste  à  un  naufrage,  sans  pouvoir 
porter  secours  '^.  Bientôt  du  superbe  sanctuaire  il  ne  resta 


1 .  Philostorge,  VII,  8. 

2.  Libanius,  l.  c. 

3.  Ibid. 

4.  Aàçvïjç  êvoixoç  ïepeia  xoù  Ôsoù.  Ibid. 

5.  Ibid, 

6.  Ibid^ 

7.  Ibid. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE.  69 

debout  que  les  murailles  et  la  colonnade   qui  l'entou- 
rait de  toutes  parts  ^ . 

Quelle  était  la  cause  du  désastre?  Les  chrétiens  l'attri- 
buèrent soit  à  un  cas  fortuit,  soit  au  feu  du  ciel  2  ;  ils 
firent  remarquer,  à  l'appui  de  cette  hypothèse,  que  le 
temple  n'était  pas  détruit,  que  toute  sa  colonnade  restait 
debout,  à  l'exception  d'un  seul  pilier,  et  qu'il  n'offrait 
point  l'aspect  ruiné  d'un  édifice  détruit  par  le  feu,  mais 
simplement  celui  d'un  édifice  dont  le  toit  se  serait  effon- 
dré 3.  On  racontait  même,  comme  explication  sinon  très 
vraisemblable,  au  moins  possible  de  l'accident  ^,  que  le 
philosophe  cynique  Asclépiade,  peu  aimé  de  Julien  5, 
étant  venu  à  Daphné  dans  l'espoir  de  l'y  rencontrer, 
avait  posé  aux  pieds  delà  statue  d'Apollon  un  petit  simu- 
lacre en  argent  de  la  Dea  Cœlestis,  qu'il  portait  toujours 
avec  lui,  et,  après  avoir  allumé  des  cierges  alentour, 
s'était  retiré  :  au  milieu  de  la  nuit,  quand  aucun  gardien 
n'était  présent,  des  étincelles  et  des  flammèches,  pous- 
sées par  un  courant  d'air,  avaient  atteint  les  bois  de  la 
charpente,  qui,  flambant  facilement  à  cause  de  leur  vé- 
tusté, se  seraient  aussitôt  enflammés  *».  Les  païens,  natu- 


1.  Sozomène,  V,  19.  Cf.  Ammien  Marcellin,  XXII,  13.  Sozomène  semble 
dire  qu'il  n'y  avait  de  colonnes  que  devant  et  derrière  le  temple,  aux  pro- 
pylées et  à  l'opisthodome  ;  mais  Ammien,  contemporain  et  témoin,  nous 
apprend  que  c'était  un  temple  périptère,  c'est-à-dire  entouré  sur  les  qua- 
tre côtés  d'une  colonnade,  puisqu'il  dit  qu'on  accusait  les  chrétiens  d'y 
avoir  mis  le  feu  «  stimulatos  invidia,  quodidem  templum  inviti  videbant 
■ambilioso  circumdari  peristylio.  » 

2.  Sozomène,  V,  19. 

3.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  liabylam  confra  Julianum 
et  Geniites,  17. 

4.  «  Ferebatur  autem  hoc  rumore  levissimo...  »  Ammien  Marcellin, 
XXII,  13. 

5.  Cf.  Julien,  Oratio  Yll;  Hertlein,  p.  291. 

6.  Ammien  Marcellin,  XXII,  13. 


70  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ. 

rellement,  attribuaient  plutôt  l'incendie  à  la  malveil- 
lance des  chrétiens.  Les  uns  y  virent  une  vengeance, 
causée  par  l'enlèvement  des  reliques  de  Babylas;  d'autres 
les  dirent  simplement  jaloux  de  l'immensité  du  temple, 
de  sa  magnifique  colonnade,  dont  les  dimensions  humi- 
liaient la  petite  église  voisine  ^  Libanius  n'hésite  pas  à 
dénoncer  «  une  entreprise  impie,  une  âme  scélérate, 
une  main  criminelle  -^  »  On  ne  recula  devant  aucun  moyen 
pour  découvrir  un  auteur  à  l'incendie.  Julien,  dans  sa 
colère,  avait  déjà  fait  fouetter  les  gardiens  du  temple  ^, 
pour  les  punir  de  leur  négligence.  Il  fit  plus  :  par  son 
ordre,  le  prêtre  d'Apollon  *  fut  mis  à  la  torture.  On  lui 
tordit  les  bras,  on  l'éleva  sur  le  chevalet  en  lui  frappant 
les  côtes.  Mais  on  ne  put  obtenir  qu'il  désignât  per- 
sonne ^.  Quant  à  Julien,  ses  soupçons  se  fixèrent  sans  hé- 
siter sur  les  chrétiens.  Il  y  en  avait,  à  Antioche,  de  fort 
animés  contre  le  culte  des  dieux.  Plusieurs  fois  les  autels 
neufs  élevés  en  leur  honneur  avaient  été  renversés  par 
des  mains  inconnues  ^.  Julien  attribua  à  un  complot  de 
chrétiens  fanatiques  le  nouvel  attentat^. 

Mais,  avec  une  étrange  maladresse,  il  prétendit  que 
l'auteur  du  crime  avait  pour  lui  la  majorité  des  habi- 
tants d'Antioche,  et  n'était  parvenu  à  ses  fins  que  parce 

1.  Ammien  Marcellin,  XXII,  13.  —  2.Libaniiis,  Monodia  super  Daphnxi 
templum;  Reiske.  t.  Ul,  p.  335.  —  3.  Necoxôpou;.  Théodoret,  III,  7. — 
4  'Ispea.  Saint  Jean  Chrysostome, />i  sanctum  Babylam  contra  Julia- 
num  et  GentUes,  17  ;  Sozomène,  II,  19.  —  5.  Ibid.  —  6.  Misopogon ; 
Herdein,  p.  467.  —  7.  Lors  des  incendies  des  temples  antiques,  des  ver- 
sions contradictoires  eurent  ordinairement  cours.  A  Rome,  en  83  avant 
J.-C,  le  temple  de  Jupiter  Capitolin  fut  détruit  par  le  feu.  Les  uns  attri- 
buèrent cet  incendie  à  la  foudre  (Dion  Cassius,  Fragm.  106,  2j,  les  autres 
à  la  négligence  des  gardiens  (Cassiodore,  Chron.,  ad  ann.671;  Julius  Ob- 
sequens,  Prodig.,  59),  d'autres  à  la  malveillance  (Denys  d'Halicarnasse, 
Ant.  Rom.,  IV,fi2;  Tacite,  Hist.,  III,  72;  Appien,  De  Bello  civ.,  I,  86). 
Le  temple  de  Jupiter  Capitolin  fut  trois  fois  incendié  et  deux  fois  foudroyé 
(Rodocanachi,  Le  Capitole  antique  et  moderne,  1904,  p.  xxix-xxx). 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DÂPHNE.  71 

qu'il  avait  rencontré  des  complices  jusque  dans  le  tem- 
ple lui-même.  C'est  bien  aux  Antiochiens  pris  en  masse 
qu'il  parle  en  ces  termes  :  «  Après  la  translation  du 
mort  de  Daphné,  quelques-uns  de  vous,  impies  envers 
les  dieux,  ont  livré  le  temple  daphnéen  à  ceux  qui 
s'étaient  fâchés  à  propos  des  reliques  du  mort;  et  alors, 
soit  négligence  des  uns,  soit  complicité  des  autres,  ils 
ont  mis  le  feu  au  temple  K  »  Ailleurs  il  déclare  que  le 
temple  de  Daphné  a  été  <(  livré  par  la  négligence  des 
gardiens  à  Faudace  des  athées,  qui  l'ont  réduit  en  cen- 
dres^. »  Julien  va  jusqu'à  dire  que  le  sénat  d'Antioche 
était  demeuré  indifférent  au  crime,  et  n'avait  point 
cherché  à  trouver  les  coupables^. 

Après  avoir  lancé  de  telles  accusations,  Néron  n'eût 
point  hésité  :  il  eût  ordonné  le  massacre  des  chrétiens. 
Mais  Julien  n'était  pas  un  Néron,  et  ce  qui  était  pos- 
sible en  64.  avait  cessé  de  l'être  en  362.  On  le  voit  préoc- 
cupé de  deux  choses  :  défendre  la  puissance  d'Apollon 
contre  les  railleries  du  peuple,  qui  ne  prenait  pas  au 
sérieux  un  dieu  incendié  ;  venger  la  ruine  du  temple 
par  des  représailles  sur  les  églises.  Julien  déclara  pu- 
bliquement qu'au  moment  de  l'incendie,  le  dieu  avait 
quitté  son  temple.  «  J'en  suis  certain,  dit-il;  dès  mon 
entrée,  son  image*  mêle  fit  connaître,  et  j'invoque 
contre  ceux  qui  ne  me  croiraient  pas  le  témoignage  du 
grand  Soleil.  »  Mais  surtout  il  voulut  que  des  sanctuai- 
res chrétiens  éprouvassent  un  sort  pareil  à  celui  du 
temple  de  Daphné.  Précisément  à  Milet,  à  peu  de  dis- 


1.  Misopogon;  HerUein,  p.  467.  —  2.  Ibid.,  p.  446.  —  3.  Ibid.,  p.  467, 
—  4.  Tb  ay<xl\Lci..  "Aya^fjLa  ne  veut  pas  dire  ici  «  statue,  »  puisque  celle 
d'Apollon  était  détruite  ;  on  doit  traduire  par  spectre,  fantôme,  image,  ap- 
parition. 


72  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE. 

tance  du  célèbre  oracle  d'Apollon  Didyméen,  où  Julien 
avait  rang  de  prophète^,  des  chapelles  avaient  été  cons- 
truites pour  abriter  des  tombeaux  de  martyrs.  Julien 
écrivit  au  gouverneur  de  la  Carie  de  faire  cesser  ce 
scandale.  Il  lui  donna  l'ordre  d'abattre  ces  chapelles, 
si  elles  étaient  encore  en  construction;  mais  si  elles 
étaient  achevées,  couvertes  d'un  toit,  et  munies  de  la 
table  sainte  2,  on  devait,  en  souvenir  de  l'incendie  de 
Daphné,  leur  infliger  la  peine  du  talion  :  l'ordre  était 
envoyé  d'y  mettre  officiellement  le  feu  3.  Ainsi  serait  ex- 
pié, sous  les  yeux  de  l'Apollon  de  Milet,  un  outrage  subi 
par  l'Apollon  d'Antioche. 

La  crainte  de  l'opinion  publique  empêcha  Julien 
d'infliger  un  traitement  semblable  aux  sanctuaires  chré- 
tiens d'Antioche.  Mais  il  voulut  que  la  principale  église 
de  la  cité  portât  la  marque  de  sa  colère.  Ammien  Mar- 
cellin  dit  qu'il  commanda  de  la  fermer  ^.  Les  historiens 
ecclésiastiques  ajoutent  qu'il  la  fit  dépouiller  de  ses  or- 
nements et  de  ses  vases  sacrés.  Le  principal  auteur  de 
cette  spoliation  fut  le  renégat  Julien,  oncle  de  l'empe- 
reur, qui,  après  avoir  eu  le  commandement  militaire 
de  l'Egypte  5,  avait  été  élevé  à  la  dignité  de  comte  d'O- 
rient, et  résidait  en  cette  qualité  à  Antioche,  où  il 
mi^ntra,  dit  son  neveu,  en  matière  économique  les  qua- 
lités* d'un  excellent  administrateur  ^.  On  dit  qu'il   eut 


1.  Voir  t.  II,  p.  162. 

2.  TpaTieJ^av  lepàv. 

3.  Sozomène,  V,  20. 

4.  «  Qiio  tara  alroci  casu  repente  consumpto,  ad  id  usque  imperato- 
rem  ira  proveiit,  ut  quœstiones  agitari  juberet,  solilo  acriores,  et  majorera 
ecclesiam  Antiochiae  claudi.  »  Ammien  Marcellin,  XXII,  13. 

5.  Voir  t.  II,  p.  280. 

6.  Misopogon;  Herllein,  p.  472.  Le  passage  du  Misopogon  où  il  est  ques 


LINCEiNDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ.  73 

pour  aide,  dans  le  pillage  officiel  de  l'église,  deux  autres 
apostats,  le  trésorier  Elpidius  et  le  surintendant  Félix  ^ 
Tous  deux  accompagnèrent  leurs  recherches  de  rail- 
leries et  de  blasphèmes.  A  la  vue  des  vases  d'or  et  d'ar- 
gent dont  la  munificence  de  Constantin  et  de  Constance 
avait  enrichi  l'église  :  «  Voyez,  s'écria  Félix,  dans 
quelle  vaisselle  on  sert  le  fils  de  Marie  2  !  »  Le  comte 
Julien  fut  plus  grossier  encore.  On  hésiterait  à  croire 
ce  que  saint  Jean  Chrysostome,  et  après  lui  les  histo- 
riens chrétiens,  racontent  des  profanations  de  ce  misé- 
rable, si,  dans  les  plus  mauvais  jours  de  notre  his- 
toire nationale,  il  n'était  possible  de  rencontrer  des 
actes  analogues,  inspirés  par  cette  rage  sectaire  dont 
semblent  parfois  possédés  les  renégats.  Les  témoins  du 
sac  de  l'église  principale  d'Antioche  virent  avec  hor- 
reur le  comte  Julien  uriner  contre  la  table  sainte  3, 
puis,  prenant  une  posture  plus  obscène  encore,  souiller 
d'ordures  les  vases  sacrés  ^. 

La  basilique  où  se  passèrent  ces  scènes  affreuses 
était  alors  en  la  possession  des  ariens.  Leur  évêque 
Euzoius,  élu  dans  la  dernière  année  du  règne  de  Cons- 
tance, est  celui-là  même  qui  conféra  à  cet  empereur 
mourant  le  baptême  in  extremis  ^.  Il  assista  au  pillage 
de  son  église  :  ayant  tenté  de  s'y  opposer,  il  reçut  un 


tion  de  l'administration  de  ce  Julien  à  Anlioche  a  été  mal  traduit  par  Tal- 
bot. 

1.  Voir  t.  II,  p.  312. 

2.  Théodoret,  III,  8. 

3.  Théodoret,  l.  c.  Philoslorge,  Vil,  10,  attribue  cet  acte  ignoble  à  un 
compagnon,  qu'il  ne  nomme  pas,  de  Julien,  d'Elpidius  et  de  Félix. 

4.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
Gentilea,  17;  Théodoret,  III,  8;  Sozomène,  V,  8. 

5.  Voir  t.  Il,  p.  81. 


74  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ. 

soufflet  du  comte  Julien ^  Les  catholiques,  malheureu- 
sement divisés,  puisque  les  uns  reconnaissaient  pour 
évoque  Mélèce,  et  les  autres  Paulin,  occupaient,  les 
premiers  l'église  des  Saints-Apôtres,  dans  la  vieille  ville, 
et  les  seconds  une  église  neuve,  en  dehors  de  la  cité, 
dont  Euzoius  leur  avait  concédé  l'usage.  Bien  qu'Am- 
mien  Marcellin  parle  seulement  de  la  fermeture  de  la 
principale  basilique,  il  est  probable  que  les  églises  où 
se  rassemblaient  les  deux  groupes  d'orthodoxes  furent 
aussi  l'objet  de  mesures  rigoureuses.  Sozomène  fait 
allusion  à  la  clôture  générale  «  des  lieux  de  prière  2,  » 
et  à  la  fuite  de  «  tous  les  clercs^,  »  après  les  ordonnan- 
ces rendues  par  le  comte  Julien.  11  semble  donc  que 
les  représailles  se  soient  étendues  à  toutes  les  églises, 
et  que  le  second  Julien  n'ait  pas  moins  vexé,  au  len- 
demain de  l'incendie  du  temple  de  Daphné,  les  catho- 
liques que  les  ariens. 

C'est  peut-être  pour  avoir  voulu  défendre  quelque 
dépôt  précieux  confié  à  sa  garde,  que  le  prêtre  Théo- 
doret^  comparut  devant  ce  haut  fonctionnaire.  Ses 
Actes  ^,  sans  avoir  été  rédigés  par  des  témoins  oculai- 
res, comme  il  est  dit  dans  leur  texte,  et  bien  que  con- 
tenant une   ou  deux  circonstances  peu  vraisemblables, 


1.  Théodoret,  III,  8. 

2.  Toù;  sOxTripîciu;  tôttou;.    Sozomène,  V,  8. 

3.  ïlâviccQ  Toù;  xXvipiKou;.  Ibid. 

4.  Sozomène,  V,  8,  l'appelle  çuÀay.a  twv  xst{XYiXttov,  ce  qui  équivaudrait 
à  prêtre  sacristain.  Les  Actes  de  saint  Théodoret  ne  lui  donnent  pas  celte 
qualité.  Rien  ne  dit  clairement  s'il  fut  attaché  à  la  basilique  principale  ou 
à  l'une  des  églises  qui  servaient  aux  réunions  des  orthodoxes  méléciens  et 
pauliniens.  Voir,  à  ce  sujet,  les  réflexions  de  Tilleniont,  Mémoires,  t.  VU, 
p.  393  et  738,  et  de  Ruinart,  Acta  sincera,  p.  658. 

5.  Passio  sancti  Theodoriti,  dans  Ruinait,  p.  658-662,  Voir  sur  cette 
Passion  le  jugement  de  Tillemont,  t.  VII,  p.  735-730. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE.  75 

reflètent  probablement  des  traditions  anciennes  :  Sozo- 
mène  paraît  les  avoir  connus.  L'interrogatoire  du  prêtre 
par  le  magistrat  porte  bien  le  caractère  de  l'époque  et 
des  circonstances. 

«  Ta  es,  demande  le  comte,  ce  Théodoret  qui,  au 
temps  de  Constance,  empêchait  d'adorer  les  dieux,  dé- 
truisait les  autels  et  les  temples,  bâtissait  des  églises  et 
des  sépulcres  de  morts?  —  J'ai,  autant  que  je  l'ai  pu, 
construit  des  églises  et  des  basiliques  de  martyrs,  et  j'ai 
détruit  les  idoles  et  les  autels  des  démons,  afin  de  dé- 
livrer les  âmes  de  ceux  qui  étaient  dans  l'erreur.  — 
Puisque  tu  as  avoué,  honore  maintenant  les  dieux.  — 
Sache  que  j'ai  agi  comme  tu  l'as  dit  au  temps  de  l'em- 
pereur Constance,  et  que  personne  alors  ne  m'en  a 
empêché.  Je  m'étonne  aujourd'hui  de  te  voir  devenu 
renégat  et  vengeur  des  dieux.  «  Julien  commanda  de 
le  frapper  sur  la  plante  des  pieds  et  sur  le  visage  ; 
puis,  comme  Théodoret  continuait  à  affirmer  sa  foi,  et 
à  condamner  l'apostasie  de  son  juge,  il  l'interrompit 
brusquement  :  «  Tu  dissertes,  sacrilège,  comme  si  tu 
venais  d'arriver  d'Athènes.  —  Je  n'ai  étudié  ni  à  Athè- 
nes, ni  à  l'école  d'aucun  rhéteur;  mais,  abreuvé  des 
divines  Écritures,  par  la  grâce  de  l' Esprit-Saint,  je  ré- 
pondrai à  tes  questions  en  souhaitant  de  te  voir  reve- 
nir à  des  sentiments  meilleurs.  » 

Le  comte  fit  mettre  Théodoret  sur  le  chevalet,  où  son 
corps  fut  tellement  tiré,  qu'il  semblait,  dit  le  narrateur, 
devenu  long  de  huit  pieds.  «  Sens-tu  la  souffrance?  de- 
manda Julien.  Quitte  donc  la  doctrine  d'un  mort,  sacrifie 
et  vis.  —  Tu  oublies,  répondit  le  martyr,  ce  que  je  t'ai 
dit  :  N'appelle  pas  dieux  les  œuvres  de  tes  mains,  mais 
reconnais  le  '^ieu  qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre,  et  Jésus- 


76  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE. 

Christ,  son  Fils,  dont  le  sang  précieux  t'avait  racheté.  — 
Tu  donnes  à  un  crucifié,  mort  et  enterré,  le  nom  de  créa- 
teur du  monde?  —  Je  prêche  un  crucifié,  mort  et  en- 
terré, qui  est  ressuscité  d'entre  les  morts,  par  qui  tout  a 
été  fait,  qui  est  le  Verbe  et  la  Sagesse  du  Père,  et  que 
toi-même  adorais  quand  tu  étais  sage,  si  vraiment  tu  as 
pu  un  jour  être  sage.  —  Crains  maintenant  les  dieux  et 
obéis  aux  ordres  de  l'empereur,  car  il  est  écrit  :  Le  cœur 
du  roi  est  dans  la  main  de  Dieu.  —  11  est  écrit  que  le 
cœur  du  roi  qui  adore  Dieu  est  dans  la  main  de  Dieu, 
mais  non  le  cœur  d'un  tyran  qui  adore  les  idoles.  —  In- 
sensé, traites-tu  l'empereur  de  tyran?  —  S'il  ordonne  de 
telles  choses,  et  s'il  est  tel  que  tu  le  dis,  ce  n'est  pas  seu- 
lement tyran  qu'il  faut  l'appeler,  mais  encore  le  plus 
malheureux  de  tous  les  hommes.  » 

Tout,  dans  ce  dialogue,  est  en  situation.  Le  comte 
Julien  parle  le  langage  de  son  impérial  neveu  :  comme 
lui,  il  donne  aux  basiliques  des  martyrs  le  nom  mépri- 
sant de  «  sépulcres  ;  »  comme  lui,  il  se  plait  à  citer  à  un 
chrétien  l'Écriture  sainte.  La  controverse  se  continue  sur 
ce  ton  entre  le  magistrat  et  le  prêtre  K  «  Misérable,  dit 
Julien,  comment  peux-tu  proclamer  créateur  et  rémuné- 
rateur celui  que  nous  savons  être  né  d'une  femme,  il  y  a 


1.  Ici  se  place  un  épisode.  Les  bourreaux,  chargés  d'approclier  des  flancs 
du  martyr  des  lampes  ou  des  torches  ardentes,  tombent  la  face  contre 
terre,  et  refusent  de  continuer,  parce  qu'ils  ont  vu  quatre  anges,  vêtus  de 
robes  blanches,  qui  conversaient  avec  lui.  Julien,  alors,  commande  de 
jeter  les  bourreaux  dans  la  mer,  «  jussit  eos  in  pelagum  mitti.  »  Malgré 
l'autorité  arbitraire  dont  était  investi  un  aussi  haut  fonctionnaire  que  le 
cornes  OrienUs,  on  a  peine  à  croire  qu'il  ait,  emporté  par  la  colère,  sans 
en  référer  à  l'empereur,  et  dans  la  ville  même  où  résidait  celui-ci,  com- 
mandé une  telle  exécution.  Cependant,  la  conversion  subite  d'officiers  de 
justice  ou  de  bourreaux,  pendant  le  procès  de  martyrs,  n'est  pas  sans 
exemple. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNÉ.  77 

environ  trois  cents  ans  ^  ?  —  Quoique  tu  sois  indigne, 
répond  Théodoret,  d'entendre  la  parole  de  Dieu,  cepen- 
dant, à  cause  des  serviteurs  de  Dieu  qui  sont  ici  présents, 
et  de  peur  qu'ils  ne  me  croient  vaincu,  apprends  ce  que 
tu  as  perdu.  Dieu,  qui  a  fait  toutes  choses  par  son  Verbe, 
a  eu  pitié  des  hommes,  qu'il  voyait  asservis  aux  idoles, 
après  avoir  abandonné  sa  foi  :  envoyant  son  Verbe,  il 
prit  dans  le  sein  d'une  vierge  une  chair  humaine,  afin 
de  rendre  visible  la  divinité  :  et,  ayant  ensuite  volontai- 
rement souffert,  il  a  daigné  nous  donner  le  salut  que  tu 
as  perdu.  —  Je  vois  que  tu  persistes  dans  tes  arguments. 
Obéis,  et  sacrifie,  de  peur  que  je  ne  te  fasse  frapper  du 
glaive,  puisque  tu  méprises  la  torture.  —  J'ai  renoncé 
à  ton  père  le  diable.  Je  demande  à  achever  ma  course  en 
présence  de  Dieu,  et  à  ne  pas  trouver  grâce  devant  le 
tyran.  —  Dis  tout  ce  que  tu  voudras;  je  ne  te  ferai  pas 
tuer.  » 

Cette  parole  est  conforme  aux  instructions  de  l'empe- 
reur, qui,  dans  sa  lutte  contre  les  chrétiens,  répugnait  à 
l'effusion  du  sang.  Mais,  si  Ton  en  croit  le  récit  des  Actes, 
une  parole  du  martyr  changea  la  résolution  du  juge. 
«  Toi,  Julien,  dit-il,  tu  mourras  dans  ton  lit,  en  proie  à 
de  grandes  souffrances.  Mais  ton  tyran,  qui  se  flatte  de 
faire  gagner  la  victoire  aux  païens,  ne  pourra  pas  vaincre. 
Il  périra  de  telle  sorte,  que  nul  ne  saura  par  qui  il  aura 
été  tué.  Il  ne  reviendra  pas  dans  le  pays  des  Romains.  » 
Épouvanté  de  ces  paroles,  et  «  craignant  que  Théodoret 
n'en  dit  de  plus  terribles  encore,  »  le  comte  le  con- 
damna à  être  décapité.  «  Je  rends  grâces  à  Dieu,  qui  a 


1.  Même  argument  dans  le  livre  de  Julien  Contre  les  Chrétiens,  dont  il 
sera  question  au  chapitre  suivant 


78  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE 

daigné  mettre  une  fin  à  mes  souffrances,  »  dit  le  martyr  i. 

Les  Actes  racontent  qu'après  que  Julien  eut  fait,  le 
lendemain,  son  rapport  sur  la  confiscation  du  mobilier 
des  églises  et  sur  l'exécntion  de  Théodoret,  l'empereur 
se  montra  fort  mécontent.  <(  Tu  as  agi  contrairement  à 
ma  politique,  dit-il.  Je  me  suis  efforcé  de  détruire  par 
tous  les  moyens  la  loi  des  Galiléens;  mais  je  n'ai  com- 
mandé de  violenter  ou  de  tuer  aucun  d'eux.  Tu  as  mal 
agi,  en  donnant  aux  Galiléens  Foccasion  d'écrire  contre 
moi,  comme  ils  ont  fait  contre  mes  prédécesseurs,  et 
d'attribuer  le  titre  de  martyrs  aux  malfaiteurs  qui  ont 
été  mis  à  mort.  Vois  à  ne  faire  périr  aucun  d'eux,  et 
donne  à  tes  subordonnés  des  instructions  semblables  ^.  » 
On  ne  saurait  affirmer  que  ces  paroles  aient  été  pronon- 
cées; mais  elles  sont  tout  à  fait  dans  les  sentiments  de 
Julien,  qui,  dit  saint  Grégoire  de  Nazianze,  «  faisait  tous 
ses  efforts  pour  enlever  aux  athlètes  du  Christ  les  hon- 
neurs dus  aux  martyrs  ^.  » 

Les  chrétiens  remarquèrent  qu'à  la  suite  des  profana- 
tions par  lesquelles  Julien  essaya  de  venger  l'incendie 

1.  Sozomène  (VIII,  5)  résume  ainsi  la  Passion  de  Théodoret  :  «  Il  (le 
comte  Julien)  commanda  de  le  décapiter  avec  le  glaive,  après  qu'il  eut 
répondu  courageusement  parmi  toute  espèce  de  torture,  et  glorieusement 
confessé  le  dogme  chrétien,  »  —  La  date  du  martyre  de  Théodoret  est 
difficile  à  déterminer.  La  Passion  la  place  au  X  des  calendes  d'avril  (23 
mars).  Au  même  jour,  on  lit  dans  le  martyrologe  hiéronymien  :  «  Antio- 
chia  Theodori  presbi(teri).  »  Ce  ne  peut  être  le  23  mars  363,  car  à  cette 
date  le  comte  Julien  était  mort.  Le  23  mars  362,  l'empereur  Julien  n'était 
pas  encore  à  Antioche.  Si  l'on  admet,  avec  la  Passion,  sa  présence  dans 
cette  ville  au  moment  de  la  mort  de  Théodoret,  et  si  l'on  rattache  celle-ci 
à  la  recherche  des  vases  sacrés  qui  suivit  l'incendie  du  temple  de  Daphné. 
il  faut  effacer  la  date  du  23  mars,  ou,  avec  Tillemont,  y  voir  celle  d'une 
translation  des  reliques  du  saint,  non  de  son  martyre.  Les  martyrologes 
d'Adon  et  d'Usuard  mettent  saint  Théodoret  au  23  octobre. 

2.  Fassio  sancti  Theodoriti,  4  ;  Ruinart,  p.  661. 

3.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  58;  cf.  Oratio  XVIII,  33. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE.  DAPHNÉ.  79 

du  temple  de  Daphné,  des  maux  de  toute  sorte  fondirent 
sur  les  persécuteurs  et  sur  l'Empire.  «  Qui  pourrait,  dit 
saint  Grégoire  de  Nazianze,  raconter  tous  les  malheurs 
dont  Dieu  a  puni  visiblement  la  destruction  des  églises, 
les  injures  faites  à  la  sainte  table,  la  profanation  des 
vases  sacrés  qui  servaient  aux  divins  mystères,  les 
cruautés  commises  contre  les  serviteursde  Jésus-Christ^?  » 
Le  fait  qui  attira  le  plus  l'attention  fut  la  maladie  répu- 
gnante et  douloureuse  dont  le  comte  Julien  fut  atteint 
presque  aussitôt  après  le  pillage  de  l'église  d'Antioche  -. 
On  vit  dans  le  même  moment  des  morts  épouvantables 
et  soudaines,  dans  lesquelles  les  chrétiens  reconnurent 
des  coups  de  la  justice  divine.  Un  évoque  de  la  Thébaïde, 
Héron,  qui  avait  renoncé  au  christianisme,  fut  pris  à 
Antioche  d'un  mal  horrible,  et,  le  corps  couvert  de  pour- 
.  riture,  exhalant  une  odeur  fétide,  mourut  abandonné 
dans  la  rue,  sans  être  secouru  par  personne  ^.  Un  prêtre 
renégat  d'Antioche,  Théotecne,  fut  également  atteint  de 
pourriture,  perdit  les  yeux,  et,  pendant  son  agonie, 
dévorait  sa  langue  ^.  Saint  Grégoire  de  Nazianze  parle 
de  renégats  qui,  ne  pouvant  résister  aux  remords, 
avaient  d'affreux  cauchemars  la  nuit,  et  le  jour  d'é- 
tranges hallucinations,  pendant  lesquels  ils  confessaient 
tout  haut  leur  faute  ^.  Des  fléaux  de  diverse  nature  ache- 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  2. 

2.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
Gentiles,  18;  Sozomène,  V,  8;  Philostorge,  VII,  10;  Th.éodoret,  111,  9; 
Passio  sancti  Theodoriti,  4,  —  Nous  parlerons  avec  plus  de  détails,  dans 
un  autre  chapitre,  de  la  fin  du  comte  Julien. 

3.  Chronique  d'Alexandrie,  ad  ann.  362. 
i.Ibid.;  et  Philostorge,  Vil,  13. 

5.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  2. 


80  L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE. 

vaient  de  frapper  les  imaginations.  Les  sources  si  abon- 
dantes qui  alimentaient  d'eau  la  ville  d'Antioche,  bais- 
sèrent au  point  qu'on  craignit  de  les  voir  tarir  :  les 
chrétiens  virent  dans  ce  fait  sans  précédent  une  expia- 
tion des  sacrifices  que  Julien  avait  offerts  aux  Nymphes  ^ 
De  toutes  parts  arrivaient  des  nouvelles  de  disettes,  de 
tremblements  de  terre  :  beaucoup  de  villes  furent  à 
demi  renversées  en  Palestine,  en  Libye,  en  Grèce,  en 
Sicile  2  :  Nicomédie,  déjà  en  ruines  par  le  tremblement 
de  terre  de  358,  achève  d'être  abattue  par  celui  de  362, 
qui  n'épargna  pas  Nicée  3,  et  se  fit  sentir  aussi  à  Constan- 
tinople  ^.  Aux  membres  persécutés  de  l'Église,  ces  évé- 
nements étaient  une  marque  de  la  colère  divine,  allumée 
par  l'apostasie  de  l'empereur  :  les  païens  ne  pouvaient 
s'empêcher  d'y  voir  un  présage  funeste  pour  rexpédition 
lointaine  qui  se  préparait  ^. 

C'est  au  milieu  de  tels  événements  qu'il  convient  de  se 
placer,  si  l'on  veut  admirer  un  sophiste.  Il  semble  que 
pour  cette  classe  d'hommes  ait  été  écrit  Vlmpavidum 
ferlent  ruinœ.  Ils  assisteraient  impassibles  à  l'écroule- 
ment d'un  monde,  s'ils  y  pouvaient  trouver  une  belle 
matière  à  mettre  en  vers  latins  ou  en  prose  grecque.  De- 
vant Rome  en  feu,  Néron  chantait  l'embrasement  de 
Troie  :  moins  tragiquement,  Libanius  avait  composé  en 
358  une  première  déclamation  sur  la  ruine  de  Nicomé- 
die 6;  en  362,  l'incorrigible  homme  de  lettres  vit  dans 


1.  Saint'iJean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
Geniiles,  25  ;  Ammien  Marcellin,  XXII,  13. 

2.  Libanius,  Epitaphios  Juliani. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXII,  13. 

4.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1. 

5.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1. 

6.  Monodia  super  Nicomediam;  Reiske,  t.  III,  p.  337. 


L'INCENDIE  DU  TEMPLE  DE  DAPHNE.  81 

r incendie  de  Daphné  l'occasion  de  donner  un  pendant 
à  cette  pièce  élégante,  en  écrivant  une  seconde  déclama- 
tion, qui  reçut,  comme  la  première,  le  titre  de  «  mono- 
die  K  » 

Cette  élégie  en  prose  est  une  des  compositions  littérai- 
res les  plus  factices  et  les  plus  froides  qui  se  puissent  lire. 
Pour  y  trouver  quelque  animation,  il  faut  en  suivre  le 
texte,  non  isolé  dans  les  œuvres  de  Libanius,  mais  inter- 
calé et  comme  enchâssé  dans  le  discours  de  saint  Jean 
Chrysostome  sur  le  martyr  Babylas.  L'orateur  chrétien 
n'a  pas  craint  de  citer,  dans  son  homélie,  une  grande 
partie  de  l'œuvre  du  rhéteur  païen,  la  commentant  avec 
verve,  la  réfutant  d'une  main  légère,  et  comme  avec  le 
sourire  sur  les  lèvres.  Il  se  trouve  donner  ainsi  de  la  vie, 
de  la  passion,  de  l'intérêt,  à  un  écrit  qui  par  lui-même 
en  était  tout  à  fait  dénué.  Les  seuls  traits  historiques 
que  celui-ci  contienne  sont  la  description  de  la  statue 
d'Apollon  et  le  tableau  de  l'affolement  de  Julien  et  de  la 
foule  païenne  à  la  vue  de  l'incendie.  On  y  trouve  encore 
cependant  un  aveu  qui  mérite  d'être  noté.  C'est  la  re- 
connaissance du  discrédit  où  était  tombé,  à  Daphné,  le 
culte  d'Apollon,  avant  que  Julien  vint  le  ranimer  : 

«  Tu  étais  demeuré,  6  Apollon,  le  sur  et  vigilant  gar- 
dien de  Daphné,  au  temps  où  tes  autels  avaient  soif  de 
sang.  Alors  les  adorateurs  te  négligeaient  :  quelquefois 
même  on  t'adressait  de  honteux  outrages  :  tes  orne- 
ments extérieurs  avaient  été  détachés  ou  brisés  :  tu  avais 
tout  supporté  avec  patience.  De  nos  jours,  au  contraire, 
beaucoup  d'agneaux,  des  bœufs  en  grand  nombre  t'ont 
été  immolés  :  la  bouche  auguste  du  roi  baisait  ton  pied  : 


1.  Monodia  super  Daphnxi  templum;  Reiske,  t.  III,  p.  332. 

JULIEN   l'apostat.    —   III.  6 


82  L'ANARCFIIE. 

tu  voyais  celui  que  tu  avais  prédit,  tu  étais  vu  de  celui  que 
tu  avais  annoncé  :  tu  venais  d'être  délivré  du  voisinage 
d'un  mort  importun  :  et  voilà  que  tu  fuis  soudain  notre 
hommage  et  notre  culte  ^  !  » 

Julien  admira  beaucoup  la  monodie  de  Libanius.  «  Tu 
as  composé  sur  Daphné,  lui  écrit-il,  un  discours  tel 
qu'aucun  des  mortels  qui  vivent  aujourd'hui  n'aurait  été 
capable  d'en  faire  un  semblable,  même  au  prix  des  plus 
grands  efforts,  et  je  crois  que  se  seraient  trouvés,  parmi 
les  anciens,  bien  peu  d'écrivains  en  état  de  rivaliser  en 
ceci  avec  toi  2.  »  Mais  on  a  remarqué  avec  surprise  que 
Julien,  qui  bâtissait  si  volontiers  des  édifices  nouveaux 
en  l'honneur  des  dieux,  ne  fit  aucun  effort  pour  réparer  le 
temple  de  Daphné.  11  demeura  quatre  mois  encore  à 
Antioche,  et  survécut  sept  mois  à  l'incendie.  Mais  il 
ne  donna  point  l'ordre  de  recouvrir  l'édifice.  Vingt  ans 
après,  les  murailles  étaient  encore  debout,  toutes  les  co- 
lonnes en  place,  sauf  une,  qui  s'était  détachée  de  sa  base 
et  appuyée  contre  la  paroi  de  la  cella  :  seul  manquait  le 
toit,  que  l'on  n'avait  pas  essayé  de  refaire  3.  On  ne  sait 
de  qui  avait  eu  peur  Julien  :  des  chrétiens,  du  feu  du 
ciel,  du  martyr  Babylas,  ou  de  la  colère  d'Apollon. 

II.  —  L'anarchie. 

Je  ne  vois  aucun  mot  convenant,  autant  que  celui  d'a- 
narchie, à  l'état  où  la  politique  religieuse  suivie  par  Ju- 


1.  Libanius,  Monodia  super  Daphnxi  ietnplum;  Reiske,  t.  III,  p.  333. 

2.  Julien,  Ep.  27;  Hertlein,  p.  517. 

3.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
GentUes,l\. 


L'ANARCHIE.  83 

lien  durant  son  séjour  à  Antioche  mit  l'Orient  romain. 

C'est  une  lutte  des  villes  entre  elles,  d'une  partie  de  la 
population  d'une  même  ville  contre  une  autre  partie,  de 
l'empereur  contre  ses  sujets  ou  contre  ses  magistrats.  La 
guerre  religieuse,  que  Julien  a  allumée,  met  en  fermen- 
tation et  en  conflit  tous  les  éléments  de  la  société  :  ceux- 
là  mêmes  qui  devraient  assurer  l'ordre,  prévenir  ou 
réprimer,  excitent  le  désordre,  se  jettent  dans  la  mêlée, 
substituent  leurs  préférences  personnelles  au  souci  de 
l'intérêt  commun.  Les  habitants  d' Antioche  ne  se  trom- 
pent pas  autant  que  le  croit  Julien,  en  l'accusant  de 
((  bouleverser  le  monde  K  »  Et  saint  Grégoire  de  Nazianze 
eut  probablement  une  vue  juste,  quand  il  fit  un  crime 
au  souverain  sectaire  d'avoir,  par  le  sacrifice  de  tout 
autre  intérêt  à  celui  de  la  réaction  païenne,  «  ébranlé 
l'Empire  romain,  mis  la  société  en  péril,  et  fait  souf- 
frir à  une  partie  de  ses  sujets  plus  de  maux  que  n'en 
aurait  produits  une  invasion  d'ennemis  2.  « 

Célébrant  la  tolérance  de  Julien,  Libanius  a  dit,  :  «  Il  se 
réjouissait  de  visiter  les  cités  qui  avaient  conservé  leurs 
temples,  et  les  jugeait  dignes  de  ses  bienfaits  ;  celles  qui, 
en  tout  ou  en  partie ,  s'étaient  détachées  du  culte  des  dieux, 
il  les  regardait  comme  impures,  mais  leur  donnait, 
comme  à  ses  autres  sujets,  tout  ce  dont  elles  avaient  be- 
soin, bien  qu'il  le  fît  à  contre-cœur^.  »  C'est  le  contraire 
qui  est  vrai.  Nous  voyons  Julien  se  montrer  hostile  ou 
favorable  aux  cités,  selon  la  religion  professée  par  la  ma- 
jorité de  leurs  habitants,  et  quelquefois  l'hostilité  contre 


1.  ITap'  £[i.£  Ta  Toù  x6«r,aou   Tipàyi^axa  àvaxsTpaTîTa'..  Julien,  Misopogon 
Ilerllein,  p.  465. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  74. 

3.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  565. 


84  L"  ANARCHIE. 

celles  OÙ  le  christianisme  est  dominant  va  jusqu'à  la  plus 
criante  injustice. 

On  se  souvient  que,  sollicité  par  la  ville  de  Pessinonte 
qui  réclamait  de  son  gouvernement  un  bienfait  ou  un 
secours,  il  fit  savoir  qu'il  n'accueillerait  la  requête  que 
si  les  citoyens  faisaient  en  commun  un  acte  de  dévotion 
à  Cybèle  K  —  En  Palestine,  deux  villes  voisines,  Gaza  et 
Majuma,  étaient  rivales  :  la  première  poussait  jusqu'au 
fanatisme  le  culte  des  dieux 2;  la  seconde  ne  contenait 
guère  que  des  chrétiens^.  Julien  dépouilla  celle-ci  du 
titre  et  des  privilèges  de  cité,  que  Constantin  lui  avait 
accordés,  lui  enleva  ses  décurions,  ses  magistrats,  ses 
décemvirs,  l'assujettit  à  Gaza,  et  la  réduisit  à  n'être  plus 
que  le  faubourg  maritime  de  son  ancienne  rivale  *.  — 
L'une  des  villes  de  l'Empire  les  plus  exposées  aux  incur- 
sions des  Perses  était  Nisibe.  C'est  contre  ce  «  boulevard 
de  la  puissance  romaine  en  Orient^  »  que  battaient  tou- 
jours les  premiers  flots  de  l'invasion.  On  ne  comptait  plus 
le  nombre  des  sièges  que  Nisibe  avait  soutenus.  Trois  fois 
sous  Constance,  en  338;  346  et  349,  Sapor  avait  échoué 
devant  ses  murs.  Dans  le  courant  de  362,  le  bruit  se  ré- 
pandit que  les  Perses,  menacés  par  les  préparatifs  de 
Julien,  allaient  prendre  l'offensive.  C'était  dire  que  ce 
poste  avancé  serait  investi  de  nouveau.  Alarmés,  les  ha- 
bitants de  Nisibe  envoyèrent  une  députation  à  l'empe- 
reur pour  demander  l'envoi  de  renforts.  Julien  fit  une 
incroyable  réponse.  Il  ne  recevra  pas  les  députés,  dit-il. 


1.  Julien,  Ep.  49;  Hertlein,  p.  555.  —  Voir  t.  II,  p.  337. 

2.  Voir  t.  I,  p.  98. 

3.  Jbid.,  p.  100. 

4.  Sozotnène,  V,  3. 

5.  «  Oricnlis  finnissimum  claustrum.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  8. 


LANARCHIE.  85 

il  n'accordera  aucun  secours  à  la  ville  frontière,  lui-même, 
dans  sa  future  expédition,  se  détournera  d'elle  comme 
d'une  cité  scélérate,  à  moins  que  ses  citoyens,  qui  pro- 
fessaient tous  le  christianisme,  ne  rouvrent  les  temples 
des  dieux,  n'offrent  des  sacrifices,  et  ne  reviennent  en 
masse  à  l'ancienne  religion  ^ 

Une  telle  partialité,  qui  touchait  presque  à  la  trahi- 
son envers  l'Empire,  autorisait  tous  les  excès.  Abattre 
les  monuments  chrétiens,  ou  y  introduire  le  culte  païen, 
fut  permis,  partout  où  on  en  aurait  la  force. 

L'autorité  publique  donna  l'exemple.  Par  l'ordre  de 
JuUen,  une  très  ancienne  statue  de  Jésus-Christ-,  que 
l'on  vénérait  sur  la  place  publique  de  Césarée  Panéas, 
aux  confins  de  la  Palestine  et  de  la  Phénicie,  fut  ren- 
versée, et  remplacée  par  une  statue  de  l'empereur  : 
les  païens  s'emparèrent  de  l'image  du  Christ,  la  traî- 
nèrent à  travers  la  ville,  et  la  mirent  en  pièces  :  les 
fidèles  ne  purent  que  recueillir  pieusement  ses  débris 
et  les  déposer  dans  l'église  3.  Dans  le  même  temps  le 
comte  Magnus  mit  le  feu  à  l'église  de  Beyrouth^. 

Excitées  par  ces  exemples  officiels,  les  populations 
païennes  multipliaient  les  sacrilèges.  Une  procession 
bacchique  envahit  l'église  d'Epiphanie,  en  Syrie  :  au 
son  des  fibres  et  des  tambourins,  elle  y  porta  la  statue 


1.  Sozomène,  V,  3. 

2.  Une  tradition,  rapportée  par  Eusèbe  {Hist.  eccL,  VII,  1),  attribuait  à 
l'hemoiToïsse  guérie  par  Jésus-Christ  et,  disait-on,  originaire  de  Panéas, 
l'érection  de  celte  statue, 

3.  Rufin,  VIF,  14;  Philostorge,  VII,  3:  Sozomène,  V,  21.  —  Sozomène, 
qui  habita  la  Phénicie,  dit  que  la  statue  de  Julien  fut  quelque  temps  après 
frappée  de  la  loudre  :  il  l'a  vue  sans  tête,  le  torse  en  partie  brisé. 

4.  Théodoret,  Hist.  eccL,  IV,  20.  —  Sur  ce  Magnus,  voir  Sievers,  Das 
Leben  des  Libanius,  p.  281. 


86  L'ANARCHIE 

de  Bacchus,  qui  fut  déposée  sur  l'autel  :  l'évêque  Eus- 
tathe^  en  mourut  de  douleur  2.  Une  autre  ville  rive- 
raine de  rOronte,  Émèse,  la  patrie  de  la  pierre  noire 
adorée  par  Élagabale,  l'une  des  cités  vouées  au  culte 
du  Soleil  et  aux  orgies  rituelles  de  l'Orient,  eut  un 
semblable  spectacle  :  sa  principale  église,  récemment 
construite,  fut  transformée  en  temple  de  Bacchus^  :  en 
même  temps,  une  populace  fanatique  incendia,  dans 
la  ville  ou  aux  environs,  «  les  sépulcres  des  Galiléens'^,  » 
c'est-à-dire  les  sanctuaires  des  martyrs. 

Par  de  tels  actes,  «  ces  villes  saintes^  »  comme  les 
appelle  Julien,  ne  commettaient  aucune  irrégularité  : 
lui-même  y  voit  une  preuve  de  «  leur  amour  pour  sa 
personne,  »  et  déclare  qu'en  «  détruisant  les  tombeaux 
des  athées  »  elles  exécutaient  un  de  ses  ordres  ^.  Aussi, 
certains  de  l'impunité,  d'autres  que  les  païens  se  livrè- 
rent-ils aux  mêmes  attentats.  Toutes  les  haines  religieu- 
ses à  la  fois  avaient  été  réveillées  par  Julien.  Les  Juifs 
se  crurent  le  droit  d'attaquer  aussi  les  chrétiens.  «  Us 
s'unirent  contre  eux  aux  gentils,  »  dit  saint  Jean  Chry- 
sostome^.  A  Damas,  où  ils  avaient  été  jadis  très  puis- 


1.  Sur  le  rôle  d'Eustathe  dans  les  affaires  de  Tarianisme,  voir  saint  Épi- 
pbane,  Hxres.,  LXXIII. 

2.  Chronique  d'Alexandrie  (Migne,  P.  G.,  t.  XCIl,  p.  296). 

3.  Ihid.,  p.  295. 

4.  Julien,  Misopogon;  Hertlein,  p.  461.  Cf.  saint  Grégoire  de  Nazianze, 
Oralio  V,  29.  —  Les  profanateurs  ne  s'attaquaient  pas  seulement  aux 
tombeaux  des  martyrs  :  ne  faisant  aucune  différence  entre  hérétiques  et  or- 
thodoxes, on  les  vit,  à  Scythopolis,  violer  la  sépulture  de  l'évêque  arien  Pa- 
trophile,  disperser  ses  ossements,  et  suspendre  son  crâne,  qu'ils  allumèrent 
comme  une  lanterne.  Chron.  d' Alexandrie. 

5.  Toù;  xàçou;  Sa  xôiv  àOéwv  àv£(TTpeij;av  uâvra;,  àTrô  toO  <ruvGiQ[xaxoî,  ô  br\ 
oéSotat  Tiap'  £[xoO  upw/îv.  Julien,  Misopogon,  22;  Hertlein,  p.  466. 

6.  Saint  Jean  Chrysoslome,  In  Malth.  hom.  XLIII,  3. 


L'ANARCHIE.  87 

sants,  au  point  qu'au  premier  siècle  de  notre  ère  pres- 
que toutes  les  femmes  s'y  étaient  converties  au  ju- 
daïsme ^,  ils  formaient  encore,  au  quatrième  siècle,  une 
communauté  prospère,  qu'animait  un  zèle  ardent  et 
farouche.  Devenus  libres  de  tout  oser,  ils  mirent  le  feu 
aux  deux  basiliques  chrétiennes  de  la  ville  2.  Saint 
Ambroise  dit  qu'ils  <(  en  avaient  reçu  la  pernçiission,  » 
et  ajoute  que,  seuls  ou  de  concert  avec  les  païens,  ils 
brûlèrent  aussi  des  basiliques  à  Gaza,  à  Ascalon,  à 
Beyrouth,  à  Alexandrie,  et  en  une  multitude  de  lieux  ^. 
Pendant  que  les  ennemis  du  christianisme  recevaient 
ainsi  complète  licence,  les  excès  commis  par  les  chré- 
tiens en  représailles  étaient  impitoyablement  punis. 
A  vrai  dire,  ces  représailles  furent  fort  rares.  Ceux  qui 
s'y  laissèrent  entraîner  avaient  ordinairement  l'excuse 
de  la  jeunesse.  C'était  le  cas  du  soldat  Émilien,  brûlé 
vif  à  Dorostore,  en  Mésie,  par  ordre  de  Capitolinus, 
vicaire  de  Thrace,  comme  coupable  d'avoir  renversé  des 
autels,  brisé  des  statues,  et  jeté  à  terre  l'appareil  des 
sacrifices*.  —  A  Mère,  en  Phrygie,  un  acte  sembla- 
ble amena  l'exécution  de  trois  chrétiens.  Le  préfet  de 
la  province,  Amachius,  avait  fait  ouvrir  l'un  des  tem- 
ples de  la  ville  ;  on  venait  de  nettoyer  la  poussière  et 
les  ordures  que  plusieurs  années  d'abandon  y  avaient 
entassées.  Emportés  par  un  excès  de  zèle,  des  chrétiens 


1.  Josèphe,  De  Bello  Judaico,  II,  20. 

2.  Saint  Ambroise,  Ep.   40,  15. 

3.  Ibid.  —  Peut-être,  à  Beyrouth,  aidèrent-ils  le  comte  Magn us. 

4.  Théodoret,  Hist.  eccl,  III,  3;  saint  Jérôme,  Chron..  ad.  ann.  363; 
saint  Ambroise,  Ep.  40;  Chron.  d'Alexandrie  (Migne,  P.  G.,  i.  XCII, 
p.  395).  — Dorostore  avait  eu  d'autres  soldats  martyrs;  voir  la  Persécution 
de  Dioclétien,  3'  édit.,  t.  I,  p.  114,  300. 


8S  L'ANARCHIE. 

y  pénétrèrent  la  nuit,  et  brisèrent  toutes  les  statues. 
Le  préfet  fit  arrêter  de  nombreux  fidèles,  innocents  de 
cette  action,  et  allait  les  envoyer  au  supplice,  quand 
trois  habitants  de  la  ville,  Macedonius,  Théodule  et  Ta- 
tien,  se  dénoncèrent.  Amachius  leur  offrit  leur  grâce 
à  condition  de  sacrifier  aux  dieux  qu'ils  avaient  offen- 
sés. Ils  refusèrent.  Le  préfet  les  condamna  à  mourir 
brûlés.  Ils  furent  étendus  sur  un  gril,  au-dessous  du- 
quel étaient  allumés  des  charbons.  On  leur  attribue  le 
propos  prêté  aussi  à  saint  Laurent.  «  Si  tu  aimes  les 
chairs  cuites,  dirent -ils  à  Amachius,  fais-nous  retourner 
de  l'autre  côté,  afin  que,  quand  tu  nous  mangeras, 
nous  ne  te  paraissions  pas  à  moitié  cuits ^.  «  —  La 
destruction  d'un  temple,  à  Césarée  de  Cappadoce, 
amena  aussi  plusieurs  exécutions  capitales.  Ici,  la  situa- 
tion était  particulièrement  délicate,  et,  même  en  se 
plaçant  au  point  de  vue  de  Julien,  pouvait  être  discu- 
tée. On  se  souvient  que,  sous  le  règne  de  Constance,  des 
temples  de  Jupiter  et  d'Apollon  avaient  été  démolis  à 
Césarée  par  ordre  de  l'administration  municipale  2. 
Les  villes  étaient  propriétaires  des  temples  :  au  point 
de  vue  de  la  stricte  légalité,  cet  acte  demeurait  irré- 
prochable. Mais,  sous  le  règne  de  Julien,  et,  sans  nul 
doute,  par  opposition  à  sa  politique  religieuse,  les  ha- 
bitants de  Césarée  décidèrent  la  destruction  d'un  autre 
temple,  celui  de  la  Fortune,  le  seul  qui  fût  encore  de- 
bout dans  leur  ville.  Julien  n'examina  pas  s'ils  avaient 
agi  dans  la  limite  de  leur  droit  :  il  les  punit  comme 


1.  Socrate,  III,  15;  Sozomène,  V,  11.  —  Voir,  sur  la  tradition  rappor- 
tée par  ces  deux  historiens,  les  Analecta  Bollandiana,  t.  XIX,  1900, 
p.  453. 

2.  Voir  plus  haut  p.  3. 


L'ANARCHIE.  89 

coupables  du  plus  grand  des  crimes.  La  ville  perdit  son 
titre  de  métropole,  reprit  le  nom  de  Mazaca,  qu'elle 
avait  porté  avant  de  recevoir  de  Claude  celui  de  Césa- 
rée,  et  fut  même  rayée  de  l'album  des  cités.  C'était  ré- 
duire ses  citoyens  à  la  condition  des  paysans  :  aussi 
furent-ils  soumis  à  la  capitation  dont  les  habitants  des 
villes  étaient  exempts,  et  qui  pesait  sur  les  seuls  habi- 
tants des  campagnes  ^  En  plus  de  cette  dégradation, 
des  peines  diverses  furent  prononcées  :  d'abord,  une 
amende  de  trois  cents  livres  d'or,  pesant  indistinctement 
sur  tous,  puis,  en  ce  qui  concernait  les  membres  du 
clergé,  objet  de  la  haine  particulière  de  Julien,  la 
confiscation  de  tous  les  biens  des  églises,  et  l'inscrip- 
tion de  tous  les  clercs  «  parmi  les  soldats  de  la  po- 
lice du  gouverneur;  ce  qui  est  le  genre  de  milice  le 
plus  pénible  et  le  plus  méprisé  2.  »  Julien  commanda 
à  tous  les  habitants  de  reconstruire  à  leurs  frais  les 
temples  détruits,  en  jurant  qu'ils  en  répondraient  sur 
leurs  tètes.  Mais  ils  ne  se  borna  pas  à  ces  mesures  géné- 
rales :  il  fit  rechercher  ceux  qui  paraissaient  avoir  pris 
une  part  personnelle  à  la  démolition  du  temple  de  la 
Fortune.  Les  auteurs  présumés  de  cette  démolition  fu- 
rent, les  uns  exilés,  les  autres  mis  à  mort.  On  connaît 
parmi  ces  derniers  Eupsyque  et  Damas.  Du  second,  nous 
ne  savons  que  le  nom  ;  du  premier,  un  jeune  noble 
de  Cappadoce,  on  nous  dit  qu'il  venait  de  se  marier, 
qu'il  était  «  presque  fiancé  encore  3,  »  quand  il  fut  exé- 
cuté 4. 


1.  Sozomène,  V<  4.  —  Voir  t.  I,  p.  450. 

2.  Sozomène,  l.  e. 

3.  'EvaYXo;  yafj.eTriv  àyôfjiôvov,  y.al  oiov  èii  vu^xpiov  ôvTa.  Sozomène,  V,  11. 

4.  Probablement  le  7  septembre.  C'est  le  jour  où  saint  Basile,  devenu 


90  L'ANARCHIE. 

Le  sang  appelle  le  sang  :  voyant  des  chrétiens  tomber 
sous  les  coups  des  bourreaux,  en  vertu  de  sentences 
prononcées  par  des  magistrats,  les  populations  fanati- 
ques s'arrogèrent  le  droit  de  prévenir  ces  sentences, 
d'exécuter  elles-mêmes  ceux  sur  qui  elles  croyaient  avoir 
à  venger  des  injures  faites  à  leurs  dieux.  Toutes  les 
rancunes,  toutes  les  haines  publiques  et  privées  se  don- 
nèrent libre  carrière.  A  Alexandrie,  ensanglantée  déjà 
par  le  meurtre  de  Georges,  de  Dracontius  et  de  Diodore, 
la  populace  païenne,  dirigée  par  un  philosophe  de 
cour,  Pythiodore  *,  envahit  une  des  églises,  et  «  la  rem- 
plit d'un  double  sang,  celui  des  victimes  et  celui  des 
hommes,  »  c'est-à-dire  tout  à  la  fois  y  offrit  des  sacri- 
fices et  y  massacra  des  chrétiens -.  Le  fanatisme  s'alluma, 
comme  une  tramée  de  poudre,  sur  tout  le  littoral  d'A- 
lexandrie, presque  jusqu'à  Antioche.  Le  long  de  la  mer 
syro-phénicienne,  —  soit  au  sud,  dans  ces  citadelles  du 
paganisme  oriental  qui  s'appelaient  Gaza  et  Ascalon,  soit 
au  nord,  dans  les  villes  que  couvraient  de  leur  ombre 
les  deux  chaînes  du  Liban,  aux  sommets  chargés  de 
temples,  aux  flancs  creusés  de  cavernes  qui  abritaient  des 
prostitutions  sacrées 2,  —  la  lutte  contre  l'idolâtrie  avait 
été,  sous  les  deux  règnes  précédents,  plus  âpre  que 
partout  ailleurs.  On  se  souvient  que  Constantin  dut 
abattre  les  sanctuaires  d'Héliopolis  et  d'Aphaque,  où. 


évéque  de  Césarée,  célébra  tous  les  ans,  avec  un   grand  concours  d'évô- 
ques,  l'anniversaire  d'Eupsyque  et  de  Damas.  Voir  Saint  Basile,  \>.  53. 

1.  lTpaTriYoûvT($ç  Ttvoç  ivè;  xwv  paortXixtôv  qpO.odôçwv.  Saint  Grégoire  de 
Nazianze,  Oraiio  IV,  86.  Voir  aussi  Hist.  acephala,  II.  Cf.  Sievers,  Dus 
Leben  des  Libanius,  p.  89  et  112,  note  47;  et  notre  t.  11,  p.  303. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  86. 

3.  Renan,  Mission  de  Phénicie,  p.  204,  517-519,  647,  653,  691,  et  pi 
LXV. 


L'ANARCHIE.  91 

sons  Vinvocation  de  la  Vénus  pleurante  du  Liban  ^,  se 
passaient  des  scènes  d'une  immoralité  révoltante  2.  Beau- 
coup de  chrétiens,  évêques,  prêtres  ou  laïques,  avaient, 
dans  ces  contrées,  exprimé  avec  vivacité  leur  mépris 
du  paganisme,  ou  même  porté  une  main  violente  sur 
ses  autels  ou  ses  statues.  Les  foules  naguère  blessées 
dans  leurs  croyances,  gênées  dans  leurs  habitudes,  ou 
troublées  dans  leurs  débauches,  s'exaltaient  maintenant 
à  la  pensée  des  revanches  possibles.  Celles-ci  se  déchaî- 
nèrent, violentes,  contagieuses,  avec  ce  raffinement  dans 
la  cruauté,  qui  est  pour  les  gens  de  plaisir  une  volupté 
nouvelle. 

Gaza,  où  la  faveur  si  marquée  de  Julien  avait  donné 
toute  assurance  aux  païens,  vit  d'horribles  scènes.  Les 
habitants  de  cette  ville  idolâtre  avaient  obtenu  de  l'em- 
pereur la  démolition  du  monastère  bâti,  sur  une  mon- 
tagne voisine,  par  l'ermite  Hilarion,  sa  condamnation  à 
mort  et  celle  de  son  disciple  Hesychius  :  on  avait  envoyé 
sans  succès  des  émissaires  les  chercher  jusqu'à  Alexan- 
drie, pendant  que  le  proscrit,  quittant  l'Egypte,  où  il 
avait  d'abord  trouvé  un  refuge,  passait  en  Sicile  3.  Mais 
la  populace,  déçue  dans  sa  férocité,  trouva  prompte- 
ment  une  diversion.  Trois  chrétiens,  frères,  Eusèbe,  Nes- 
tabius  et  Zenon,  étaient  particulièrement  haïs  par  elle. 
Se  sentant  menacés,  ils  parvinrent  â  se  cacher  pendant 


1.  La  Vénus  du  Liban  est  toujours  représentée  pleurant;  Macrobe 
Saturn.,  T,  21;  François  Lenormant,  dans  Gazette  archéologique,  1875' 
p.  97;  Renan,  Mission  de  Phcnicie,  pi.  XXXVIII;  Duruy,  Histoire  des 
Romains,  t.  VII,  p.  74. 

2.  Eusèbe,  Prxp.  evang.,  IV,  16;  De  vita  Const.,  III,  57;  Socrate,  I, 
18;  Sozornène,  I,  8;  V,  10.  —  Voir  l.  I,  p.  51. 

3.  Saint  Jérôme,  Vita  Hilarionis;  Sozornène,  V,  10. 


92  L'ANARCHIE. 

quelque  temps  :  mais  bientôt  leur  asile  fut  découvert. 
On  s'empara  d'eux,  et,  après  les  avoir  fouettés,  on  les 
mit  en  prison.  Le  peuple,  cependant,  voulait  davantage. 
Un  jour,  au  théâtre,  tous  les  spectateurs  se  mirent  à 
pousser  des  cris  de  mort,  réclamant  les  trois  frères, 
les  accusant  d'avoir,  autrefois,  profané  les  temples, 
insulté  les  dieux.  S'excitant  mutuellement,  les  manifes- 
tants quittèrent  le  théâtre,  forcèrent  les  portes  de  la 
prison,  et  en  tirèrent  les  captifs:  Ce  fut  alors,  dans  la 
foule,  une  émulation  de  cruauté.  Des  femmes,  occupées  à 
tisser  dans  leurs  maisons,  abandonnèrent  le  métier  de- 
vant lequel  elles  étaient  assises,  pour  venir  piquer  les 
malheureux  avec  leurs  navettes.  Les  cuisiniers  ambu- 
lants, qui  avaient  leurs  échoppes  en  plein  air  sur  l'agora, 
apportaient  des  marmites  d'eau  bouillante  et  les  ver- 
saient sur  les  patients,  ou  perçaient  ceux-ci  de  leurs 
broches.  Deux  autres  chrétiens,  qui  avaient  été  pris  en 
même  temps  qu'eux,  furent  moins  cruellement  mal- 
traités. L'un,  nommé  aussi  Zenon,  put  s'enfuir,  et  se 
réfugier  à  Anthédon.  L'autre  était  un  jeune  homme, 
appelé  Nestor.  Ceux  qui  s'étaient  emparés  de  lui  le  batti- 
rent d'abord,  puis  s'attendrirent  à  la  vue  de  sa  beauté. 
Cette  impression  n'est  pas  sans  exemple  chez  les  anciens, 
si  sensibles  à  la  grâce  et  à  l'éclat  de  la  forme  ^.  Cessant 
de  le  frapper,  ses  bourreaux  le  jetèrent  en  dehors  d'une 
des  portes  de  la  ville,  avec  la  pensée  de  l'y  laisser 
mourir.  Quelques  chrétiens  parvinrent  à  le  recueillir,  et 
le  transportèrent  secrètement  à  Anthédon,  où  il  fut 
soigné  par  Zenon  :  mais  il  ne  tarda  pas  à  rendre  chez 


1.  Voir  Edmond  Le  Blanf,  Notes  sur  quelques  Actes  des  martyrs  (extrait 
les  Mélanges  de  l'École  française  de  Rome,  1885). 


L'ANARCHIE.  US 

celui-ci  le  dernier  soupir.  Quant  aux  trois  martyrs,  il  ne 
restait  d'eux  que  des  corps  déchirés,  des  têtes  écrasées 
d'où  la  cervelle  avait  jailli  sous  Ips  coups.  On  porta  ces 
restes  sanglants  hors  de  la  ville,  dans  un  lieu  où  étaient 
jetés  les  cadavres  d'animaux.  Après  les  avoir  brûlés,  les 
païens  mêlèrent  les  ossements  échappés  aux  flammes 
avec  les  carcasses  d'ânes  et  de  chameaux  qui  couvraient 
le  sol.  Une  femme  chrétienne  les  reconnut,  cependant, 
et  les  mit  dans  une  urne.  Elle  porta  celle-ci  à  Zenon, 
qui,  battu  et  chassé  par  les  païens  d'Anthédon,  presque 
aussi  fanatiques  que  ceux  de  Gaza,  avait  enfin  trouvé  un 
refuge  à  Majuma^ 

Dans  la  ville  sensuelle  d'Holiopolis,  l'émeute  fut  plus 
épouvantable  encore.  Le  diacre  Cyrille,  qui  avait  pris 
part,  sous  Constantin,  à  la  démolition  du  temple  de 
Vénus,  fut  massacré  :  des  fanatiques  lui  arrachèrent  le 
foie  pour  le  dévorer  2.  Mais  il  semble  que  le  voisinage  du 
temple  détruif,  le  souvenir  des  hiérodules,  ait  inspiré  aux 
gens  d'Héliopolis  une  haine  particulière  pour  de  saintes 
filles  qui,  en  vouant  à  Dieu  leur  virginité,  purifiaient 
par  l'austérité  de  leurs  vertus  des  lieux  souillés  naguère 
par  un  mélange  honteux  de  religion  et  de  débauche. 
On  força  le  monastère,  on  en  tira  les  vierges  chrétiennes  : 
dépouillées  de  leurs  vêtements,  elles  furent  exposées 
nues  devant  le  peuple.  Après  les  avoir  outragées  de 
mille  manières,  on  leur  rasa  les  cheveux,  puis  on  les  mit 
en  pièces  :  des  misérables,  dit-on,    goûtèrent  de  leur 


1.  Sozomène,  V,  9.  — Zenon  devint,  sous  Théodose,  évêque  de  Majuma. 
Il  fit  construire  en  dehors  de  la  ville  une  basilique,  et  déposa  sous  l'autel 
les  reliques  des  trois  martyrs,  jointes  à  celles  de  Nestor. 

2.  Théodoret,  III,  3. 


94  L'ANARCHIE. 

foie,  et,  arrachant  leurs  entrailles  palpitantes,  les  jetè- 
rent, saupoudrées  d'orge,  à  des  porcs  i. 

Si  l'on  en  croit  l'historien  Théodoret,  les  mêmes 
horreurs  se  passèrent  à  Ascalon,  éclairées  par  l'incendie 
de  l'église  chrétienne  ^.  Il  semble  qu'en  plein  quatrième 
siècle  le  Baal  ou  l'Astarté  des  temps  antiques  se  soient 
réveillés,  pour  demander  encore  une  fois  le  sang  des 
sacrifices  humains.  A  l'autre  extrémité  de  la  Phénicie, 
dans  la  petite  ville  d'Aréthuse,  c'est  surun  vieillard  que 
la  foule  s'acharna.  Marc,  l'évêque  arien  ou  semi-arien 
d'Aréthuse,  le  même,  dit-on,  qui  sauva  Julien  enfant, 
lors  du  massacre  des  membres  de  sa  famille^,  était 
accusé  d'avoir,  pendant  les  règnes  de  Constantin  et  de 
Constance,  abusé  de  son  influence  pour  contraindre  les 
païens  :  on  lui  reprochait  surtout  d'avoir  détruit  le  prin- 
cipal temple  de  la  ville.  Dénoncé  à  Julien,  il  reçut  de 
celui-ci  l'ordre,  ou  de  rebâtir  à  ses  frais  le  temple,  ou 
d'en  payer  la  valeur.  Il  refusa  de  faire  l'un  ou  l'autre, 
jugeant  qu'un  chrétien,  et  surtout  un  prêtre,  ne  pouvait 
en  conscience  contribuer  à  la  construction  d'un  édifice 
destiné  au  culte  des  idoles.  Pour  échapper  aux  consé- 
quences de  ce  refus,  peut-être  pour  épargner  un  crime 
aux  persécuteurs-^,  il  s'enfuit  ou  se  cacha.  Mais  bientôt 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  87;  Sozomène,  V,  10.  —  Eit 
d'autres  villes,  des  religieuses  furent  contraintes  par  la  violence  ou  ame- 
nées par  la  séduction  à  épouser  des  païens;  Sozomène,  VI,  3. 

2.  Sozomène,  VI,  3. 

3.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  19.  —  Voir  t.  I,  p.  26G. 

4.  C'est  ce  que  laisse  entendre  saint  Grégoire  de  Nazianze,  dans  un 
sentiment  très  délicat  :  «  Il  (Marc  d'Aréthuse)  résolut  d'abord  de  fuir, 
non  pas  tant  par  peur  que  pour  obéir  au  précepte  qui  nous  ordonne  de 
fuir  de  ville  en  ville  et  de  nous  retirer  devant  les  persécuteurs.  Car  il  ne 
convient  pas  que  les  chrétiens,  si  forts  et  si  endurants  qu'ils  puissent  être, 
pensent  seulement  à  eux-mêmes,  mais  il  leur  faut  épargner  aussi  les  pcr- 


L' ANARCHIE.  95 

il  apprit  qu'à  son  défaut  de  nombreux  chrétiens  étaient 
arrêtés,  traduits  en  justice,  mis  à  la  torture.  Il  revint 
alors  s'ofTrir  aux  fureurs  de  la  multitude.  Au  lieu  d'être 
touchée  par  cette  démarche  courageuse,  la  foule  des 
païens  se  rua  sur  lui  :  on  le  traînait  dans  les  rues  et  sur 
les  places  :  on  le  battait,  on  lui  arrachait  les  cheveux 
et  la  barbe.  Hommes,  femmes,  dignitaires  de  la  cité, 
magistrats,  se  le  disputaient  avec  fureur  :  il  n'était  pas 
de  tourments  qu'on  ne  lui  infligeât,  jusqu'à  lui  serrer  les 
jambes  avec  des  cordes,  ou  lui  scier  les  oreilles  au  moyeti 
de  fils.  Les  enfants  des  écoles  l'avaient  pris  pour  jouet  : 
ils  le  jetaient  en  l'air,  le  faisaient  tourner  sur  lui-même, 
se  le  poussaient  de  l'un  à  l'autre,  et  le  recevaient  sur 
leurs  stylets  à  écrire.  Quand  il  fut  couvert  de  blessures, 
on  enduisit  son  corps  de  miel  et  de  saumure,  et  on  le 
suspendit  dans  une  corbeille,  exposé,  sous  un  soleil 
brûlant,  aux  piqûres  des  abeilles  et  des  guêpes.  Lui, 
cependant,  ne  perdait  rien  de  son  courage;  quand  il 
eut  été  élevé  dans  la  corbeille,  il  dit  à  ses  bourreaux 
d'une  voix  dédaigneuse  :  «  Je  vous  regarde  d'en  haut, 
et  je  vous  vois  bas  et  petits.  »  Tant  de  fierté  émut  quel- 
ques assistants  :  on  essaya  de  marchander  avec  Marc. 
La  somme  à  laquelle  avait  été  estimée  la  valeur  du 
temple  détruit  fut  baissée  à  plusieurs  reprises  :  on  en 
arriva  à  la  réduire  presque  à  rien,  et  encore  plusieurs 
personnes  offraient-elles  de  la  lui  fournir;  mais  l'évêque, 
voyant  là,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  une  question 
de  principe,  refusait  de  payer  même  une  obole.  Les 
fanatiques  d'Aréthuse  finirent  par  se  reconnaître  vaincus  : 


sécuteurs,  afin  que,  autant  qu'il  dépend  d'eux,  ils  n'ajoutent  pas  au  péril 
encouru  par  leurs  ennemis.  »  Oratio  IV,  88. 


96  L'ANARCHIE. 

ils  rendirent  à  Marc  sa  liberté.  Beaucoup,  dans  la  suite, 
se  feront  chrétiens^. 

Ces  excès  sans  contrôle,  ces  cruautés  sans  répression, 
ces  émeutes  qui  ne  s'apaisaient  que  par  la  lassitude  ou  le 
repentir  spontané  des  émeutiers,  blessaient  l'opinion  des 
hommes  modérés,  même  parmi  les  païens.  Les  magis- 
trats vraiment  soucieux  de  la  paix  publique  s'en  mon- 
traient émus.  Mais  la  permission  d'intervenir  leur  était 
refusée.  Ils  n'avaient  pas  le  droit  de  réprimer  les  délits 
ou  les  crimes,  quand  les  victimes  étaient  des  chrétiens.  Le 
gouverneur  de  la  Palestine,  sous  l'administration  de  qui 
était  Gaza,  en  fit  l'expérience  à  ses  dépens.  C'était  un 
fonctionnaire  opportuniste,  qui  avait  donné  tous  les 
gages  possibles  à  la  réaction  païenne.  «  Il  avait  louvoyé 
entre  les  circonstances  et  les  lois,  dit  un  contemporain, 
s'asservissant  aux  nécessités  du  temps  et  se  souciant  mé- 
diocrement de  la  légalité  -.  »  Sous  divers  prétextes,  il 
avait  déjà  jugé  et  condamné  des  chrétiens  ^.  Mais  il  gar- 
dait quelques  scrupules,  et  pensait  que  même  aux  dé- 
sordres suscités  par  les  païens,  il  devait  y  avoir  des  li- 
mites. Aussi,  le  lendemain  du  massacre  d'Eusèbe,  de 
Nestabius  et  de  Zenon,  fit-il  arrêter  quelques-uns  des 
plus  compromis  parmi  les  émeutiers,  ceux  qui  étaient 
soupçonnés  d'avoir  porté  aux  victimes  le  coup  mortel. 
Leur  procès  allait  s'instruire,  quand  lui-même,  pour  ce 
fait,  fut  dénoncé  à  l'empereur.  Julien  le  fit  comparaître 
en  accusé.  Le  gouverneur  défendit  sa  conduite  en  invo- 


1.  Saint  Grésoire  de  Nazvftnze,   Oratio  IV,  88-90;  Théodoret,  111,3 
Sozomène,  V ,  10. 

2.  Saint  Grégoire  deNazianze,  Oratio  IV,  93. 

3.  Ibid. 


L'ANARCHIE.  97 

quant  les  lois,  qui  lui  attribuaient  le  droit  et  lui  impo- 
saient le  devoir  de  juger  les  crimes  commis  dans  sa  pro- 
vince. <(  Est-ce  donc  un  crime,  lui  répondit  Julien,  si  un 
Grec  tue  dix  Galiléens  ^?  »  Peu  s'en  fallut  que  lui-même 
fût  condamné  à  mort  :  l'empereur  crut  faire  acte  de 
clémence  en  l'exilant  -. 

Un  tel  exemple  était  pour  décourager  les  fonctionnai- 
res prudents.  Cependant  un  d'entre  eux,  que  l'éclat  de 
ses  services  et  l'importance  de  sa  situation  mettaient  hors 
de  pair,  essaya  encore  de  rappeler  Julien  au  sentiment 
de  ses  devoirs  de  souverain.  C'était  le  préfet  du  pré- 
toire d'Orient,  Salluste.  Il  prit  prétexte  des  événements 
d'Aréthuse,  de  ce  duel  de  toute  une  populace  avec  un 
vieillard,  de  la  défaite  morale  des  séditieux,  pour  l'aver- 
tir. «  Empereur,  dit-il,  n'avons-nous  pas  de  honte  de 
nous  montrer  à  ce  point  inférieurs  aux  chrétiens,  que 
nous  soyons  incapables  de  vaincre  même  un  vieillard, 
après  lui  avoir  fait  souffrir  toute  espèce  de  tourments?  Il 
n'y  aurait  pas  eu  beaucoup  de  gloire  à  triompher  de  lui  : 
mais  être  vaincus  par  lui,  n'est-ce  pas  une  véritable  ca- 
lamité 3?  »  Julien  ne  parait  pas  s'être  ému  de  ces  remon- 
trances. Sa  passion  religieuse  le  dominait  maintenant 
tout  entier.  Il  ne  gouvernait  plus,  si  ce  n'est  contre  les 
chrétiens.  «  Il  mettait  sa  gloire  dans  ce  qui  faisait  rou- 


1.  Tt  ^àp  [JLsya,  çyjcrtv  6  Sîxaio;  ôtxao-XYj;,  xal  (xy;  ô'.coxtov  Xpiaxiavoùç  el 
TalOmouz  ôéxa  (xîayetp  'E).),rivixvi  xaTeipYaaâxo  ;  Saint  Grégoire  de  Nazianze, 
Oratio  IV,  93.  Sozomène,  V,  9,  rapporte  un  peu  différemment  ce  pro- 
pos :  Ti  yàp,  çr,o-lv,  iSsi  aOxoùç  àTiàyeerôai,  zl  TaXiXai'oyç  ôXîyou;  àv8'  wv  uoXXà 
el;  aÙToùç,  xai  toù;  Oeoù;  r;ôr/.r](yav,  fjfx-jvavTo. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Sozomène,  l.  c. 

3.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  92  :  Rufm,  X,  36;  Sozomène , 
V,  9. 

JULIEN   L'aCOSTAT.    —   III.  7 


98  L'ANARCHIE. 

gir  ses  préfets  ^  »  Et,  raillant,  il  disait  :  «  Ces  Galiléens 
devraient  se  réjouir  :  la  loi  de  l'Évangile  ne  leur  or- 
donne-t-elle  pas  de  souffrir  les  maux  que  Dieu  leur  en- 
voie 2?  » 

Dans  son  entourage  le  plus  intime,  cependant,  s'éle- 
vaient aussi  des  protestations  discrètes.  J'ai  assez  montré 
les  ridicules  de  Libanius,  pour  ne  pas  être  heureux  de 
faire  voir  les  qualités  réelles  qui  les  rachetaient.  Le  vani- 
teux sophiste  était  un  brave  homme.  Le  zélé  païen ^  pre- 
nait au  sérieux  les  maximes  de  tolérance  affichées  par 
Julien.  S'il  ne  se  hasardait  pas  aies  rappeler  à  celui-ci, 
quand  il  l'y  voyait  infidèle,  au  moins  ne  craignait-il  pas 
d'user  de  son  influence  auprès  des  prêtres  ou  des  magis- 
trats, pour  obtenir  en  faveur  des  chrétiens  un  traite- 
ment équitable  ou  une  protection  efficace.  A  l'un,  qu'il 
voyait  trop  âpre  à  exiger  d'un  chrétien  la  somme  à  la- 
quelle celui-ci  avait  été  condamné  pour  dommages  au- 
trefois causés  à  un  temple,  il  écrit  :  «  Montrez,  mon  cher 
Barrhius,  votre  zèle  pour  les  choses  sacrées  en  multi- 
pliant les  sacrifices,  en  accomplissant  avec  exactitude 
les  cérémonies,  en  rétablissant  les  temples  détruits.  Car 
il  faut  bien  honorer  les  dieux,  plaire  à  l'empereur  et 
embellir  sa  patrie.  Montrez- vous  très  exact  à  servir  les 
Grâces,  car  elles  sont  déesses,  et  il  faut  les  honorer.  Mais 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,    l.  c. 

2.  Ruiin,  Hist.  eccl.,  X,  36. 

3.  Le  libéralisme  ne  provenait  pas,  chez  Libanius,  de  l'indifférence  : 
loin  de  là,  il  y  avait  en  lui,  comme  le  remarque  Sievers  (p.  118),  quelque 
chose  de  l'inquisiteur.  C'est  ainsi  qu'on  le  voit  s'inquiéter  de  la  religion 
d'un  certain  Bassianus,  puis  se  dire  rassuré,  parce  que  ce  suspect  a  dé- 
claré que  l'empereur  tenait  son  sceptre  de  Jupiter  {Ep.  592).  Mais  si  Liba- 
nius s'enquérait  volontiers  des  sentiments  religieux  de  chacun,  il  n'enten- 
dait pas  que  ceux-ci  devinssent  pour  personne  une  cause  de  persécution. 


L'ANARCHIE.  99 

on  peut  prendre  soin  de  toutes  ces  choses  et  conserver 
pourtant  quelque  douceur.  Mettez-en  donc,  je  vous  prie, 
dans  ce  que  vous  exigez  de  Basiliscus  :  laissez-le  payer 
son  indemnité  en  deux  parties,  l'une  comptant,  et  l'autre 
qu'il  se  procurera  d'ici  à  peu.  Rappelez-vous  la  conduite 
d'Émilien  (son  père),  que  personne  n'a  jamais  accusé  et 
que  j'ai  toujours  fort  loué.  Il  n'a  point  été  de  ceux  qui 
nous  ont  fait  tort,  et  il  l'eût  pu  s'il  l'avait  voulu  i.  » 

Libanius  intercédait  volontiers  pour  les  chrétiens 
molestés  par  la  loi  qui  ordonnait  la  reprise  de  toutes  les 
propriétés  des  temples,  même  de  celles  qui  avaient  été 
reçues  en  don  ou  achetées  après  la  confiscation  ou  la 
désaffectation  de  quelque  édifice  sacré  2.  Mais  surtout  il 
ressentait  péniblement  la  honte  qui  rejaillissait  sur  les 
païens  des  violences  commises  contre  des  hommes  inof- 
fensifs. En  particulier,  les  représailles  exercées,  sous  les 
prétextes  les  plus  divers,  contre  des  fonctionnaires  du 
règne  de  Constance  ou  des  hommes  qui  avaient  été  en 
puissance  ou  en  faveur  à  cette  époque,  blessaient  son 
humanité  et  sa  justice.  Il  intervient  chaleureusement 
auprès  d'un  sophiste  entré  comme  tant  d'autres  dans 
l'administration ,  et  devenu  gouverneur  de  l'Arabie,  en 
faveur  d'un  ancien  magistrat  de  Bostra,  que  l'on  persécu- 
tait comme  chrétien.  «  Orion,  écrit-il,  a  de  tout  temps  été 
mon  ami  :  ma  mère  avait  mis  du  soin  à  nous  lier  ensem- 
ble, et  je  l'ai  toujours  trouvé  homme  excellent,  très  éloi^ 
gné  d'imiter  ceux  qui  abusent  de  leur  puissance.  Tous  ses 
concitoyens  de  Bostra  témoignent  qu'il  n'a  pas  détruit 
les  choses  sacrées  ou  persécuté  les  prêtres,  et  qu'il  en  a 


1.  Libanius,  Ep.  669. 

2.  Libanius,  Ep    636   740,  1426. 


100  L'ANARCHIE. 

sauvé  plusieurs  de  la  misère  par  la  douceur  de  son  gou- 
vernement. Voilà  l'homme  qui  m'est  venu  voir  tout  triste 
et  tout  abattu.  Répandant  un  flot  de  larmes,  il  m'a  dit  : 
«  C'est  à  peine  si  je  peux  m'échapper  des  mains  de  ceux 
que  j'ai  comblés  de  mes  bonté?.  Quoique  je  n'aie  fait  au- 
cun mal  à  personne,  quand  j'en  pouvais  faire,  peu  s'en 
faut  que  je  n'aie  été  mis  en  pièces.  »  Et  il  a  continué  en 
me  racontant  la  fuite  de  son  père,  la  dispersion  de  toute 
sa  famille,  ses  champs  ravagés,  tous  ses  meubles  brisés. 
Je  ne  puis  croire  que  toutes  ces  choses  aient  eu  lieu  par 
ordre  de  l'empereur.  L'empereur  a  bien  dit  que  ceux 
qui  avaient  en  leur  possession  des  choses  sacrées  de- 
vaient les  rendre  :  mais  ceux  qui  ne  les  possèdent  pas  ne 
doivent  être  ni  maltraités  ni  outragés...  Il  est  clair  que 
les  gens  qui  font  toutes  ces  violences,  sous  prétexte  de 
prendre  en  main  la  cause  des  dieux,  n'ont  que  le  désir  de 
s'approprier  les  biens  d'autrui  ^   » 

Probablement  le  gouverneur  auquel  Libanius  s'a- 
dressait, en  des  termes  si  honorables  pour  lui-même, 
jugeait  à  distance  les  sentiments  de  Julien  avec  plus 
d'exactitude  que  le  naïf  sophiste  d'Antioche,  qui  vivait 
cependant  près  du  prince.  Aussi  ne  s'empressa-t-il  pas 
de  faire  droit  à  la  demande.  Il  laissa  Orion  et  sa 
famille  à  la  merci  de  leurs  ennemis.  Libanius  intervint 
une  seconde,  puis  une  troisième  fois.  Le  souvenir  des 
mauvais  traitements  subis  par  Marc  d'Aréthuse  hantait 
son  esprit.  «  Si  Orion  pense  autrement  que  nous  au 
sujet  des  dieux,  écrit-il  de  nouveau  au  gouverneur  d'A- 
rabie, c'est  une  erreur  qui  ne  nuit  qu'à  lui-même,  mais 
ce  n'est  point  pour  ses  amis  une  raison  de  lui  faire  la 


Libanius,  Ep.  673. 


L'ANARCHIE.  101 

guerre...  Ceux  qui  le  persécutent,  lui  et  ses  proches, 
et  le  livrent  en  proie  aux  insultes  du  premier  venu, 
s'imaginent  qu'en  faisant  cela  ils  plairont  aux  dieux, 
mais  ils  s'éloignent  entièrement  du  véritable  culte  que 
les  dieux  désirent...  Mais  vous,  qui  êtes  passé  de  la 
chaire  du  professeur  à  la  dignité  du  juge,  c'est  à  vous 
qu'il  convient  ou  de  leur  persuader  les  meilleures  choses, 
ou  de  les  contenir  par  la  force  i.  » 

Jusqu'ici,  Libanius  a  tenu  le  langage  d  un  vrai  libéral, 
ou  au  moins  a  laissé  parler  son  cœur.  Dans  les  lignes 
qui  suivent  il  semble  faire  quelque  concession  aux  pré- 
jugés et  aux  passions  des  païens.  Mais  on  peut  croire 
qu'il  parle  ainsi  pour  mieux  persuader  un  juge  qu'il 
sent  incapable  de  se  rendre  à  des  raisons  plus  élevées. 
«  Si  Orion,  dit-il,  détient  quelque  somme  venant  d'une 
origine  sacrée,  et  peut  la  restituer,  qu'on  le  frappe, 
j'y  consens,  qu'on  le  transperce,  qu'on  lui  fasse  subir 
le  sort  de  Marsyas.  Il  est  digne  de  toutes  les  peines  si, 
pouvant  se  faire  délivrer  en  rendant  ce  qu'il  doit,  il  se 
laisse  vaincre  par  l'amour  des  richesses  et  supporte  tous 
ces  maux  pour  garder  son  or.  Mais,  s'il  est  pauvre 
comme  Irus,  s'il  va  se  coucher  souvent  sans  souper,  je 
ne  vois  pas  quel  profit  nous  trouverons  à  lui  infliger 
des  tourments  qui  ne  feront  que  lui  valoir  une  bonne 
renommée  parmi  nos  ennemis.  S'il  venait  à  mourir  dans 
les  1ers,  songez,  je  vous  prie,  à  ce  qui  en  résulterait, 
et  prenez  garde  que  vous  ne  soyez  en  train  de  nous 
forger  plus  d'un  Marc  d'Aréthuse.  Vous  savez  ce  qui 
est  arrivé  a  ce  Marc.  Il  a  été  suspendu  en  l'air,  frappé 
de  verges,  tiré  par  la  barbe  :  et  comme  il  a  tout  sup- 

1.  Libanius,  Ep.  730. 


102  L'ANARCHIE. 

porté  avec  courage,  on  l'honore  maintenant  à  Tégal 
d'un  dieu,  on  l'assiège  partout  où  il  parait...  Prenez 
cet  exemple  pour  votre  règle;  qu'Orion  sorte  de  vos 
mains  vivant  comme  Marc,  mais  non  pas  admiré  comme 
lui.  Il  dit  qu'il  n'a  rien  dérobé.  Supposez  qu'il  mente. 
S'il  a  tout  perdu,  pensez-vous  trouver  une  mine  d'or 
dans  sa  peau?  Je  vous  en  conjure,  vous  qui  êtes  son 
ami  en  même  temps  que  son  juge,  ne  faites  rien  qui 
ne  soit  généreux,  et,  s'il  faut  qu'il  soit  châtié,  au  moins 
qu'il  n'ait  point  de  blessure  à  montrer  pour  se  faire 
porter  en  triomphe  ^.  » 

Ces  lignes  étaient  précieuses  à  recueillir  :  elles  mon- 
trent à  quelles  persécutions  les  chrétiens  demeuraient 
exposés,  par  le  fait  ou  avec  la  connivence  des  gouver- 
neurs; elles  confirment  le  récit  donné  par  les  historiens 
chrétiens  des  souffrances  et  du  «  triomphe  »  de  Marc 
d'Aréthuse;  elles  laissent  voir  la  profonde  impression 
produite  sur  tous  les  esprits  par  l'épisode  dont  celui-ci 
avait  été  le  héros;  et  enfin  elles  traduisent  éloquem- 
ment  l'humiliation  éprouvée  par  les  païens  intelligents 
et  honnêtes  devant  la  faillite  de  la  tolérance  et  le  pro- 
grès de  l'anarchie. 

1.  Libanius,  Ej>.  730. 


CHAPITRE  III 


LA  POLEMIQUE. 


I.  —  Le  livre  contre  les  chrétiens. 

Libanius,  qui  vécut  familièrement  à  Antioche  avec 
Julien,  dit  que,  pendant  son  séjour  dans  cette  ville, 
celui-ci  «  jugea  des  milliers  de  procès,  promulgua 
beaucoup  de  lois,  et  composa  des  livres  pour  venir  au 
secours  des  dieux  ^.  » 

Nous  l'avons  vu  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  de 
juge.  Quant  aux  lois  auxquelles  fait  allusion  Libanius, 
celles  que  les  Codes  attribuent  aux  neuf  mois  du  séjour 
de  Julien  dans  la  métropole  de  la  Syrie  ont  presque 
toutes  trait  à  des  questions  administratives  ou  juridi- 
ques d'importance  secondaire,  et  ne  touchent  que  de 
très  loin  aux  réformes  politiques  et  religieuses  com- 
mencées auparavant  2.  La  seule  qui  ait  une  portée  de 
cette  nature  est  la  réglementation  nouvelle  de  la  police 
des  funérailles,  édictée  à  Antioche,  le  12  février  363^. 


1.  Ou  OT]  [Aupiai  [iàv  ôtxa!^&^j.£vat  ôixai,  ttoX/wv  5à  ôécei;  v6[J!.wv,  piê/twv  xà 
(juYYpapat  por,Oo-jVTfov  6soîç.  Libanius,  Epitaph.  Juliani;  Reiske,  1.  J, 
p.  513. 

2.  Voir  le  tableau  chronologique,  à  la  suite  du  Code  Théodosien  de 
HaencI,  p.  1651-1654. 

3.  Code  Théod.,  IX,  xvii,  5.  Voir  t.  II,  p.  208. 


lOi  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRÉTIENS. 

Mais  probablement  faut- il  rapporter  au  temps  où  Julien 
résidait  dans  cette  ville  d'autres  lois  qui  ne  figurent 
pas  dans  les  Codes.  Lui-même,  en  un  passage  de  sa 
lettre  aux  habitants  de  Bostra,  fait  allusion  à  la  loi 
par  laquelle  il  retira  aux  clercs,  c'est-à-dire  à  Tévêque 
et  à  ses  conseillers,  les  pouvoirs  juridiques  que  leur 
avait  accordés  Constantin  ^.  Sozomène  cite  des  lois  de 
même  tendance,  par  lesquelles  Julien  enlève  aux  mem- 
bres du  clergé  les  exemptions  et  les  subsides  dont  ils 
jouissaient  en  vertu  d'ordonnances  de  ses  prédécesseurs  -. 
Le  même  historien  rapporte  une  loi  de  Julien  obligeant 
rétrocativement  les  femmes  assistées  par  la  charité  de 
l'Église,  les  vierges  et  les  veuves  consacrées  à  Dieu,  à 
restituer  les  traitements  que  Constantin  leur  avait  ac- 
cordés sur  le  produit  des  contributions  municipales  ^. 
Nous  avons  déjà  vu  appliquer  à  Marc  d'Aréthuse  une 
ordonnance  qui  parait  avoir  été  promulguée  en  termes 
généraux  pour  obliger  tous  ceux  qui,  sous  les  règnes 
précédents,  avaient  été  auteurs  ou  complices  de  la  dé- 
molition d'un  temple  païen  à  le  rebâtir  à  leurs  frais, 
ou  à  en  payer  la  valeur  ^.  L'historien  Socrate  rapporte 
une  autre  loi,  d'une  portée  plus  générale  encore,  et  qui 
date  manifestement  de  l'époque  où  Julien,  à  Antioche, 
préparait  sa  guerre  de  Perse.  Quiconque  s'abstient  de 
sacrifier  aux  dieux  doit  racheter  cette  abstention  par 
«  une  taxe  proportionnelle  à  ses  facultés  :   »  les  chré- 

1.  Julien,  Ep.  52-,  Hertlein,p.  561  ;  voir  plus  haut,  p.  38.  —Code  Théod., 
I,  XXVII,  1,  et  appendice  de  Sirmond,  t  et  17;  voir  Huinbert,  art.  Epis- 
copalis  audientia,  dans  Dict.  des  antiquités,  t,  11,  p.  697. 

2.  Sozomène,  V,  5. 

3.  Ibid.  —  L'historien  dit  avoir  vu  des  exemplaires  des  contraintes  dé- 
ternées  à  celle  occasion  contre  les  religieuses  par  les  agents  du  fisc. 

4.  Ibid.  —  Voir  plus  haut,  p.  9i. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRÉTIENS.  105 

tiens  constitueront  ainsi,  à  eux  seuls,  au  moyen  d'une 
contribution  levée  sur  leur  capital  ou  leur  revenu,  le 
trésor  de  guerre  qui  subviendra  aux  frais  de  l'expédi- 
tion future  ^  Enfin,  si  un  contemporain,  parlant  à  des 
contemporains,  ne  l'affirmait,  on  hésiterait  à  croire  que 
Julien  ait  rendu  une  ordonnance  attestée  de  la  manière 
la  plus  formelle  par  saint  Grégoire.  Julien,  dit-il,  qui 
donnait  toujours  aux  chrétiens  le  nom  de  Galiléens,  en 
fit,  «  par  une  loi,  »  leur  appellation  officielle  2.  C'était 
évidemment,  dans  sa  pensée,  leur  retirer  tout  carac- 
tère universel  et  «  catholique,  »  pour  ne  leur  laisser 
que  celui  d'une  petite  secte  locale.  Il  est  probable  qu'il 
eut  cette  étrange  idée  pendant  qu'il  travaillait  au  livre 
destiné  à  «  venir  au  secours  des  dieux,  »  c'est-à-dire  à 
combattre  et  à  rabaisser  le  christianisme. 
L'hiver  de  362-363  fut  laborieux  pour  Julien.  Outre 


1.  Elôà)ç  Se  o(ja  TTÔXefJLOî  îyj.\  xaxà,  xai  wç  ttoXXwv  ZzXiol'.  -/prjfxaTwv,  xai 
aveu  TouTwv  oO  xaTOpôoÙTai,  Tiavoùpya):  âTrevoYiae  (ju/.Xsyeiv  xà  xpyjfjLata  Tîapà 
Tôiv  XpKîTiavôiv  TOt;  yàp  [jly]  pouXojxévoiç  6ustv,  £7i£9r]x£  j^prjfxaTixyjv  xataotxyiv. 
Kat  aTtaiTriCiç  xatà  tc5v  à).r(6à);  y(t.\(sx\oiv\.X,ô^xtù^  v{''.vzio  ffuvxovo;.  "ExacTOç 
yàp  xaTàxriv  uTiap^tv  àva/oyco;  ètaécpEpe.  Sociale,  III,  3.  L'historien  ajoute  que 
cette  taxe  fut  levée,  non  seulement  dans  les  lieux  où  passait  l'empereur, 
mais  même  dans  ceux  où  il  n'alla  pas.  Il  semble  cependant  résulter  de  ces 
termes  mêmes  qu'une  contribution  de  cette  nature  ne  frappa  que  les  con- 
trées exposées  à  la  guerre,  et  n'eut  pas  de  répercussion  hors  de  l'Oiient. 
—  Rode  {Gesch.  cler  Reaction  Kaiser  Julians  g.  die  christl.  Kirche, 
p.  86)  suppose  (à  tort,  selon  moi)  que  Socrate  fait  seulement  allusion  ici 
aux  amendes  prononcées  contre  les  chrétiens  qui  refusaient  de  saluer  les 
statues  de  Julien  ornées  d'emblèmes  païens. 

2.  raXtXaîou;  àvTt  Xpicxiavôiv  ôvofJLaTa;  te  xal  xaXsicrOai  vofJLoôSTrjaa;.  Saint 
Gréj^oire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  76.  —  Cette  attribution  officielle,  par 
loi  ou  parédit,  d'un  nom  de  mépris  à  une  secte  condamnée  était  dans  les 
habitudes  du  quatrième  siècle  :  un  an  après  la  condamnation  d'Arius, 
Constantin  ordonne  que  cet  hérésiarque  et  ses  sectateurs  soient  désormais 
appelés  «  Porphyriens,  »  du  nom  dun  des  plus  célèbres  ennemis  du  chris- 
tianisme. Socrate,  I,  9. 


106  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS. 

quelques  écrits  de  moindre  importance  S  il  y  composa 
à  la  fois  le  discours  sur  le  Roi  Soleil  -  et  ce  livre  contre 
les  chrétiens.  Il  est  vrai  que  le  discours  lui  coûta  peu  de 
temps,  puisque,  de  son  propre  aveu,  Julien  l'acheva  en 
trois  nuits  3.  L'ouvrage  contre  les  chrétiens  demanda 
certainement  un  plus  long  effort.  Libanius  dit  que  Ju- 
lien y  consacra  «  les  longues  veillées  de  l'hiver.  »  Le  so- 
phiste, qui  assista  probablement  à  sa  composition,  ou 
en  fut  au  moins  l'un  des  premiers  confidents,  en  définit 
le  caractère  en  ces  termes  :  «  L'empereur  y  attaquait, 
par  une  longue  argumentation  et  par  la  force  du  raison- 
nement, les  livres  qui  font  Dieu  et  fils  de  Dieu  un  homme 
de  Palestine,  et  montrait  le  ridicule  et  l'inanité  de  ce 
qu'on  adore  en  lui  ^.  »  Mais  il  ne  nous  dit  point  si  l'ou- 
vrage était  depuis  longtemps  projeté  par  Julien,  ou  si 
quelque  circonstance  soit  accidentelle,  soit  même  locale, 
le  détermina  à  l'entreprendre.  Je  crois  volontiers  que 
c'est  à  Antioche  qu'il  en  eut  la  première  pensée  :  vrai- 
semblablement il  y  fut  provoqué  par  les  protestations 
courageuses  dont  ses  tentatives  de  réforme  païenne 
étaient  l'objet  de  la  part  d'un  prêtre  érudit  de  cette  ville, 
qui  avait  peut-être  été  son  condisciple  à  l'université 
d'Athènes,  Diodore,  le  futur  évêque  de  Tarse.  Dans  une 
lettre  dont  j'ai  déjà  parlé,  qu'il  écrivit  à  l'hérésiarque 
Photin  5,  Julien  annonce  son  dessein  d'écrire  contre  «  le 
nouveau  dieu  galiléen  »  et  couvre  d'opprobres  «  Dio- 


1.  'Aveu  TîoW.wv  xal  xa),â)v  ÉTÉpcov  Xoywv.   Libanius,  Epitaph.  Juliani, 
Reiske,  t.  I,  p.  581. 

2.  Schwarz,  De  vita  et  scriptis,  p.  13 

3.  Voir    t.  II,  p.  245. 

4.  Libanius,  Le.  —Cf.  Sociale,  III,  23. 

5.  Julien,  Ep.  79  ;  Heiilcin,  p.  606.  —  Voir  t.  II,  p.  2i)2. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  107 

dore,  le  mage  du  Nazaréen,  le  sophiste  subtil  d'une  re- 
ligion grossière.  »  Il  accuse  en  même  temps  Diodore  «  de 
détourner  contre  les  dieux  célestes  la  rhétorique  apprise 
à  Athènes,  »  et  raille  la  faible  santé,  les  joues  creuses, 
la  pâleur  du  prêtre  d'Anlioche,  signes,  selon  lui,  de  la 
vengeance  des  dieux  et  présage  d'une  mort  prochaine  ^. 
Julien  ne  se  doute  pas  que  cette  victime  des  dieux  irrités 
survivra  trente  ans  au  restaurateur  de  leur  culte.  Cette 
lettre  qui  annonce  l'intention  d'écrire  contre  le  Christ, 
et  semble  associer  cette  pensée  à  un  ressentiment  pro- 
fond contre  Diodore,  paraît  contemporaine  du  séjour  de 
Julien  à  Antioche,  et  probablement  des  premiers  temps 
de  ce  séjour. 

Divisé  en  trois  parties  -,  l'ouvrage  de  Julien  ne  nous 
est  point  parvenu  tout  entier.  Presque  tout  ce  qui  en 
reste  nous  a  été  conservé  par  la  réfutation  que  lui  a  con- 
sacrée, au  cinquième  siècle,  saint  Cyrille  d'Alexandrie  ^. 


L  Julien,  Ep.  79. 

2.  Tpta  CTuyypaçc  Piê/.îa  xatà  twv  àytcov  eùayYeXîtov  xal  xatà  ir^ç  eùayoù; 
Tûv  Xpicruavfôv  6pr,ay.£ta;.  Saint  Cyrille,  Contra  Julianum,  prsefalio.  —  Saint 
Jérôme  {Ep.  60,  ad  Magnum)  dit  cependant  :  «  Julianusseptem  libros  in  expe- 
ditione  Parlhica  contra  Christianos  evomuit;  »  dans  son  Commentaire 
sur  le  prophète  Osée,  III,  11,  il  répète  :  «  In  septimo  volumine  Julianus 
Augustus  quod  adversiis  nos,  id  est  Christianos,  evomuit.  »  —  Comment 
expliquer  ces  contradictions  entre  les  deux  écrivains?  Faut-il  supposer 
qu'au  temps  où  Cyrille  écrivait,  quatre  des  sept  livres  de  Julien  étaient 
perdus?  Neumann  {Juliani.  imperatorislihroriim coniraChristianos  quœ 
supersunt ,  p.  100)  émet  une  autre  hypothèse  :  saint  Jérôme  n'aurait  pas 
connu  l'ouvrage  de  Julien  directement,  mais  d'après  une  des  réfutations  fai- 
tes de  son  temps,  celle  de  Théodore  de  Mopsueste  ou  celle  de  Philippe  de 
Side  :  cette  réfutation  aurait  été  divisée  en  sept  livres  .  il  aurait  cru  qu'elle 
correspondait  à  une  division  semblable  de  l'ouvrage  de  Julien.  Socrale 
{Hist.  eccl.,  III,  53)  a  fait  une  confusion  de  même  sorte,  en  attribuant  au 
troisième  livre  de  Julien  un  passage  du  premier  livre,  qui  se  trouvait  cité 
dans  le  troisième  de  saint  Cyrille. 

3.  Le  titre  exact  de  la  réfutation  de  saint  Cyrille,  que  nous  citons  en 


108  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS 

Malheureusement,  du  traité  de  Cyrille  dix  livres  ne  ré- 
pondent qu'au  premier  livre  ^  du  Contra  Christianos  2. 
Un  petit  nombre  de  fragments  des  livres  suivants  de 
saint  Cyrille  ^  paraissent  se  rapporter  au  second  livre  de 
Julien  *  :  de  son  troisième,  rien  ne  subsiste  ^.  On  ne  peut 
donc  se  faire  une  idée  complète  de  l'ouvrage,  et,  avec 
les  débris  qui  en  restent  6,  relever  par  Ja  pensée  l'en- 
semble du  monument  ruiné.  Sur  les  deux  dernières  parties 
des  conjectures  seules  sont  possibles.  Il  semble  que  le 
second  livre  était  dirigé  spécialement  contre  les  Évan- 
giles '^,  et  que  le  troisième  s'en  prenait  aux  autres  écrits 

abrégé  sous  celui  de  Contra  Julianum,  est  ^ÏTrèp  ttj;  twv  Xptatiavtôv 
eùayoù;  6pri(7X£!a;7:po;  Ta  iv  àGéot;  'louXiavoO.  Migne,  Patr.  grœc.,  t.  LXXVL 

1.  Neuraann,  p.  102  et  suiv. 

2.  Saint  Cyrille  ne  dit  pas  quel  était  le  titre  exact  de  l'ouvrage  de 
Julien  :  on  peut  conjecturer  qu'il  l'avait  intitulé  :  Kaxà  XpiffTiavwvXoyot, 
Neumann,  p.  101. 

3.  A.  Mai  a  donné  [Bibl.  nova  Patrum,  t.  II,  p.  488-492)  des  fragments 
des  livres  XI-XIX  de  saint  Cyrille. 

4.  Neumann,  p.  125  et  suiv. —Dans  leurs  Recherches  sur  la  tradition 
manuscrite  des  lettres  de  V empereur  Julien,  MM.  Bidez  etCumontont 
publié,  p.  135-138,  un  fragment  de  la  réfutation  composée  au  commence- 
ment du  dixième  siècle  par  Arétas,  évêque  de  Césarée,  fragment  décou- 
vert dans  une  bibliothèque  de  Moscou.  A  l'aide  de  ce  texte,  Neumann  a  pu 
reconstituer  {Theol.  Liter.  Zeitung,  1899)  un  passage  du  second  livre, 
relatif  à  la  doctrine  du  Logos,  et  tendant  à  mettre  le  quatrième  évangile 
en  contradiction  avec  les  synoptiques. 

5.  Neumann,  p.  136. 

6.  Quelques  morceaux  du  texte  de  Julien,  soit  cités  intégralement,  soit 
résumés,  se  trouvent  aussi  dans  Théodore  de  Mopsueste  et  dans  saint 
Jérôme. 

7.  Après  une  allusion  aux  divergences  des  généalogies  contenues  dans 
saint  Matthieu  et  dans  saint  Luc,  Julien  dit  :  «  Comme  nous  devons  recher- 
cher avec  soin  la  vérité  sur  ce  fait  dans  le  second  livre  (èv  tû>  SsuTepto 
cyj'i'iç6.^\i.a.i\.),  laissons-le  pour  le  moment  de  côté.  »  Dans  saint  Cyrille, 
Contra  Julianum,  VIII;  Neumann,  p.  212. —  Plus  haut,  après  un  mot 
sur  les  rapports  de  Jésus  avec  ses  parents  :  «  Nous  reviendrons  sur  cela 
plus  tard,  continue  Julien,  quand  nous  parlerons  spécialement  de  la  faus- 
seté et  de  l'imposture  des  Évangiles  (Saint  Cyrille,  VII;  Neumann,  p.  202): 
sujet  dont  il  n'est  pas  question  dans  le  premier  livre  que  nous  possédons. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  109 

du  Nouveau  Testament  ^  Quant  au  premier  livre,  il  est 
presque  complet  et  roule  à  la  fois  sur  la  comparaison 
des  chrétiens  avec  les  Juifs  et  les  païens  et  sur  l'Ancien 
Testament. 

Julien  en  a  indiqué  lui-même  le  plan  et  les  divisions. 

«  Il  nous  faut,  dit-il,  reprendre  d'abord,  brièvement, 
d'où  nous  vient  la  notion  de  Dieu,  et  quelle  elle  doit  être  ; 
ensuite  comparer  ce  qui  a  été  dit  chez  les  Hellènes  et  chez 
les  Hébreux  au  sujet  de  la  divinité;  après  cela  demander 
à  ceux  qui  ne  sont  ni  Hellènes  ni  Juifs,  mais  de  la  secte 
des  Galiléens ,  pourquoi  à  notre  opinion  ils  préfèrent 
l'opinion  de  ceux-ci  (les  Juifs),  et  pour  quelles  raisons 
cependant  ils  ne  sont  pas  restés  avec  eux,  mais  s'en  sont 
séparés  pour  suivre  leur  propre  voie.  Prétendant,  en  efiPet, 
qu'il  n'y  arien  de  beau  ni  de  bon,  soit  chez  nous  Hellènes, 
soit  chez  les  Hébreux,  sectateurs  de  Moïse,  mais  ayant  em- 
prunté, comme  par  une  sorte  de  fatalité,  les  rebuts  de 
ces  deux  nations,  l'athéisme  à  la  légèreté  juive,  une  vie 
perverse  et  indolente  à  la  grossièreté  et  à  la  nonchalance 
qui  se  rencontrent  chez  nous,  ils  ont  voulu  que  cela  fût 
nommé  la  meilleure  des  religions  2.  » 

11  ne  faudrait  pas  croire  que  Julien  ait  suivi  rigoureu- 
sement ce  plan,  se  soit  interdit  ces  répétitions,  ces  digres- 
sions, ces  échappées  en  tous  sens,  qui  font  si  facilement 
perdre,  dans  ses  livres,  le  fil  du  raisonnement.  Saint 
Cyrille  remarque  que  sa  pensée  ne  cesse,  en  quelque 
sorte,  de  tourner  sur  elle  même,  que  les  mêmes  idées 
reviennent  souvent,  et  qu'il  arrive  de  retrouver  soit  au 


1.  C'est  une  hypothèse  vraisemblable  de  Neumann  (p.  136),  mais  qui  ne 
s'appuie  pas  sur  des  textes  précis. 

2.  Saint  Cyrille,  Contra  Julianuîii,  I  ;  Neumann,  p.  164. 


110  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS. 

milieu,  soit  à  la  fin  du  livre ,  l'argument  rencontré  au 
début.  Cependant  on  doit  reconnaître  que,  dans  le  traité 
contre  les  chrétiens,  Julien  s'est  efforcé  de  mettre  plus 
de  méthode  et  de  clarté  que  dans  ses  autres  ouvrages. 
Lui-même  a  senti  qu'il  ne  s'agissait  plus,  ici,  d'exposer  les 
rêves  de  son  imagination,  de  raconter  ses  songeries  mys- 
tiques ou  d'improviser  une  théologie  fantaisiste.  Cette 
fois,  il  s'attaque  tout  ensemble  à  une  histoire  et  à  une 
doctrine.  Il  va  heurter  une  foi  qui  a  de  savants  et  d'élo- 
quents défenseurs.  Il  sait  qu'à  ses  arguments  on  répon-  ■ 
dra  par  des  arguments,  à  ses  railleries  par  des  railleries.  1 
S'il  a  le  pouvoir  de  tout  dire,  il  n'a  pas  encore  eu  les 
moyens  de  supprimer  ses  contradicteurs.  Il  n'aura  pas 
seul  la  parole.  Il  écrit  en  présence  d'adversaires,  en 
homme  qui  se  sent  surveillé  par  eux,  et  qui  s'attend  à 
être  discuté.  Déjà,  chez  lui,  une  préoccupation  nouvelle, 
qui  explique  comment,  pour  la  première  fois  peut-être, 
il  s'est  donné  la  peine  d'élaborer  un  plan,  d'avoir  de  son 
œuvre  une  conception  réfléchie,  sauf  à  revenir  souvent, 
dans  l'exécution,  à  ses  anciens  errements,  à  son  incurable 
subjectivisme. 

Le  paganisme  que  Julien  compare  à  la  religion  des 
Juifs  et  à  celle  des  chrétiens  n'est  pas  le  paganisme  popu- 
laire, les  fables  incroyables  et  monstrueuses,  les  contes 
des  Grecs  ^.  C'est  le  platonisme  étudié  soit  dans  Platon 
lui-même,  soit  dans  les  commentaires  des  néoplatoni- 
ciens. Julien  met  en  parallèle  le  récit  de  la  création,  tel 
que  le  présente  la  Genèse  et  tel  que  l'offre  le  Timée,  et 
naturellement  il  donne  la  préférence  au  second.  A  Dieu 


1.  "EXXrive;  [xàv  xoù;  {j.ûOou;  ETiXacav  uuÈp  Tt3v  ôeûv  àTrtoTou;  xal  TeTpaTw- 
oEiç.  Saint  Cyrille,  I  ;  Neurnann,  p.  167. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  111 

créant  ex  nihilo ,  comme  l'affirme  Je  dogme  juif  et  cliré- 
tien,  il  oppose  le  système  platonicien  de  l'émanation  et 
des  dieux  intermédiaires,  chargés  d'organiser  le  monde 
matériel  ^.  Sa  théologie  du  discours  sur  le  Roi  Soleil 
se  retrouve  ici,  avec  celle  des  dieux  nationaux  qui  pré- 
sident aux  destinées  de  chaque  peuple  et  lui  impriment 
son  caractère  particulier  ^.  Pour  Julien,  le  Dieu  des  Juifs 
n'est  qu'un  de  ceux-ci  :  il  le  dépouille  de  son  caractère 
universel,  pour  en  faire  la  divinité  locale  d'un  petit 
peuple  établi  en  Palestine.  De  là  vient  que,  tout  en  rail- 
lant les  récits  de  la  Bible,  la  chute  originelle,  la  tour  de 
Babel,  Julien  ne  condamne  pas  absolument  le  judaïsme. 
Celui-ci  rentre,  au  contraire,  dans  son  système,  mais  il 
le  déclare  inférieur  à  riiellénisme. 

Selon  lui,  les  préceptes  contenus  dans  le  décalogue 
sont  pratiqués  par  tous  les  peuples,  à  l'exception  de  ceux 
qui  ont  trait  au  monothéisme  et  à  l'observation  du 
sabbat.  Mais  à  la  dureté  du  Dieu  hébraïque  Julien  oppose 
la  douceur  des  mœurs  chez  les  Grecs  et  les  Romains.  Il 
attribue  ensuite  aux  uns  et  aux  autres  la  supériorité  in- 
tellectuelle sur  les  Hébreux.  Seuls,  ceux-là  ont  inventé 
les  sciences,  ont  eu  les  philosophes,  les  chefs  d'armée, 
les  artistes,  les  législateurs,  ont  obtenu  l'empire  du 
monde.  Julien,  à  qui  le  sens  critique  a  toujours  fait  dé- 
faut, cite  ici  pêle-mêle  les  personnages  historiques  ou 
fabuleux,  Persée,  Mnos,  Éaque  ou  Dardanus  à  côté  de 
Platon,  de  Socrate,  d'Aristide,  d'Alexandre  ou  de  César, 
et  s'étend  sur  «  le  plus  grand  bienfait  du  Soleil  et  de  Ju- 
piter, »  c'est-à-dire  Esculape,  dont  il  raconte  les  voyages, 


1.  Saint  Cyrille,  il;  Neumann,  p.  165-167. 

2.  Voir  t.  II,  p.  228. 


112  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS. 

et  qui,  dit-il,  lui  a  souvent  à  lui-même  révélé  des  re- 
mèdes^. 

Si  les  Hébreux  sont  inférieurs  aux  Hellènes,  les  chrétiens 
sont  inférieurs  aux  Hébreux.  Ils  interprètent  mal  les  livres 
de  Moïse  et  des  prophètes,  et  voient  à  tort  dans  les  pré- 
dictions qui  y  sont  contenues  l'annonce  de  Jésus.  Contrai- 
rement à  l'unité  divine,  proclamée  par  ces  livres,  ils  osent 
dire  que  le  Christ  est  Dieu,  ce  que  ni  Matthieu,  ni  Marc, 
ni  Luc  eux-mêmes  n'avaient  dit,  mais  ce  qui  est  de  l'in- 
vention de  saint  Jean.  Ils  n'observent  plus  la  loi  des 
Juifs,  bien  qu'il  ait  été  annoncé  qu'elle  durerait  éternel- 
lement. Ils  ne  pratiquent  point  la  circoncision,  préten- 
dant, avec  Paul,  que  la  circoncision  du  cœur  a  été  pres- 
crite, et  non  celle  de  la  chair.  Ils  ne  font  pas,  depuis  une 
prétendue  vision  de  Pierre,  la  distinction  des  aliments 
purs  et  impurs.  Ils  remplissent  tout  de  tombeaux  et  de 
sépulcres,  et  se  livrent  au  culte  des  morts,  malgré  les 
paroles  de  Jésus-Christ  lui-même.  Ils  rejettent  les  sacri- 
fices, commandés  par  Moïse,  et  pratiqués  encore  par  les 
Juifs.  Us  condamnent  la  divination,  bien  qu'Abraham  ait 
pratiqué  l'art  augurai  et  l'haruspicine.  Sur  cette  dernière 
assertion  se  terminent  les  fragments  du  Contra  Christia- 
nos^. 

Dans  le  passage  final  consacré  à  Abraham  se  trouvent 
des  paroles  curieuses,  qui  seraient  mieux  placées  dans  le 
paragraphe  où  Julien  parle  des  dieux  nationaux.  Maison 
se  souvient  de  ce  qu'a  dit  saint  Cyrille  des  circuits  fré- 
quemment suivis  par  la  pensée  de  Julien  et  de  la  manière 
imprévue  dont  la  même  idée  reparait  parfois  en  divers 


1.  Saint  Cyrille,  V,  VI,  VU;  Neumann,  p.  188-207. 

2.  Saint  Cyrille,  VII-X;  Neumann,  p.  207-233. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRÉTIENS.  113 

endroits  du  livre.  Le  passage  dont  je  parle  marque  clai- 
rement la  situation  prise,  tant  au  point  de  vue  doctrinal 
qu'au  point  de  vue  politique,  par  Julien  dans  ses  rapports 
avec  la  religion  des  Juifs.  Il  vient  de  reprocher  aux 
chrétiens  de  ne  point  manger  des  azymes  et  de  ne  point 
célébrer  la  pâque  hébraïque.  Il  a  reproduit  la  réponse 
faite  par  les  chrétiens  à  ce  reproche  :  «  Le  Christ,  qui 
s'est  une  fois  immolé  pour  nous,  est  le  véritable  agneau 
pascal.  »  Et  il  conclut  :  «  Certes,  par  les  dieux!  je  suis 
un  de  ceux  qui  détournent  de  prendre  part  aux  fêtes  des 
Juifs.  Cependant  j'adore  toujours^  le  Dieu  d'Abraham, 
d'Isaac  et  de  Jacob.  Ceux-ci,  étant  Chaldéens,  la  race  sainte 
et  théurgique,  ont  appris  la  circoncision  en  voyageant 
chez  les  Égyptiens.  Ils  honorèrent  un  Dieu,  qui  sera 
propice  à  moi  et  à  tous  ceux  qui  l'honorent,  comme  fit 
Abraham,  un  Dieu  très  grand  et  très  puissant,  mais  qui 
n'a  rien  de  commun  avec  vous.  Car  vous  n'imitez  pas 
Abraham  en  lui  élevant  des  autels,  en  construisant  des 
lieux  de  sacrifice,  à  l'exemple  de  celui-ci,  et  en  le  servant 
par  des  cérémonies  saintes-.  » 

Julien  n'est  pas  le  premier  qui  ait  écrit  contre  le  chris- 
tianisme :  il  serait  intéressant  de  rechercher  ce  qu'il  doit 
à  ses  devanciers.  Rien  peut-être  à  Hiéroclès,  qui  paraît 
s'être  toujours  préoccupé  d'opposer  au  Christ  la  figure  à 
demi  fabuleuse  d'Apollonius  de  Tyane,  dont  ne  parle 
jamais  Julien.  Probablement  quelque  chose  au  célèbre 


1.  'Aei  8e  irpoo-xùvfov. 

2.  Saint  Cyrille,  X;  Neumann,  p.  230.  —  Ailleurs,  Julien  reconnaît  la 
réalité  de  l'inspiration  chez  les  prophètes  hébreux  :  «  L'esprit  prophétique, 
dit-il,  a  cessé  chez  les  Hébreux,  de  même  qu'il  ne  se  conserve  plus  chez 
les  Egyptiens;  »  xauxif]  toi  xal  tô  uap'  'Eêpaioiç  (TrpoçYjxtxàv  7rve0(xa)  ÈTréXiTCSv, 
où/.oùv  oû8è  Tiap' AiYUTi'cioiç  et;  touto  <jû>^txo(.i.  Saint  Cyrille,  VI;  Neumann, 
p.  197. 

JULIKN  l'apostat.   —   III.  8 


114  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS. 

néoplatonicien  du  troisième  siècle,  Porphyre.  Par  mal- 
heur, les  quinze  livres  de  l'ouvrage  de  Porphyre  contre 
les  chrétiens  sont  perdus.  On  ne  les  connaît  que  par 
de  rares  citations  d'Eusèbe,  de  saint  Jérôme  et  de  saint 
Augustin.  Julien  peut  leur  avoir  emprunté  quelques  dif- 
ficultés d'exégèse.  Il  leur  doit  peut-être  aussi  cette  idée, 
qui  paraît  avoir  été  exprimée  en  passant  par  Porphyre, 
mais  dont  Julien  a  fait  une  des  thèses  principales  de  son 
Uvre,  que  les  Juifs  honoraient  Dieu  mieux  que  les  chré- 
tiens^. L'objection  tirée  de  l'époque  tardive  de  la  révéla- 
tion chrétienne  se  trouve  également  dans  Porphyre  et 
dans  Julien  ^  :  il  est  possible  que  celui-ci  l'ait  tirée  de  son 
devancier.  Mais,  par  leur  esprit  général,  les  deux  ouvra- 
ges devaient  être  très  différents.  Porphyre  est  plus  phi- 
losophe que  païen  :  son  hardi  spiritualisme  déteste  les 
sacrifices  sanglants  :  il  ne  craint  pas  d'appeler  les  statues 
des  dieux  de  grossières  idoles 3.  Julien  est  plus  païen  que 
philosophe,  et,  ritualiste  à  l'excès,  vivant  pour  ainsi  dire 
les  pieds  dans  le  sang  des  bêtes  immolées,  un  des  plus 
grands  griefs  qu'il  fasse  aux  chrétiens  est  précisément  de 
ne  pas  offrir  de  sacrifices.  Une  autre  différence  très  ca- 
ractéristique est  celle-ci  :  Julien  ne  parle  jamais  du  Christ 
et  des  chrétiens  que  sur  le  ton  du  sarcasme  :  Porphyre 
attaque  leur  religion,  mais  rend  hommage  à  la  sainteté 
de  Jésus-Christ*.  Quand  Libanius  dit  que  Julien,  dans  la 


1.  Saint  Augustin,  De  civitate  Dei,  XIX,  23. 

2.  Porphyre,  cité  par  saint  Jérôme,  Ep.  133,  et  saint  Augustin,  Ep.  102. 
—  Julien,  dans  saint  Cyrille,  III;  Neumann,  p.  178. 

3.  Porphyre,  De  absiinentia,  II,  5,  11,  34,  35,  3J,  43,  60,  61.  —  Saint 
Cyrille,  IX,  fait  remarquer  la  différence  de  ces  idées  avec  celles  beaucoup 
plus  grossières  de  Julien. 

4.  Porphyre,  cité  par  Eusèbe,  Denionstr.  évang.,  III,  8;  saint  Augustin, 
De  consensu  evang.,  I,  15,  34;  De  civitate  Dei,  XIX,  23. 


LE  LIVRE  COINTRE  LES  CHRÉTIENS.  115 

polémique  contre  le  christianisme,  «  surpassa  le  vieillard 
tyrien,  »  c'est-à-dire  Porphyre  i,  peut-être,  avec  sa  naïveté 
accoutumée,  fait-il  seulement  entendre  que  Julien  outra 
les  idées  de  celui-ci  dans  le  sens  partial  et  sectaire,  en  les 
dépouillant  de  ce  qu'elles  avaient  d'idéaliste,  de  large  et 
de  généreux  2.  Si  Julien  se  rattache  par  un  lien  étroit  à 
l'un  de  ses  devanciers,  c'est  plutôt  à  Celse,  qui  écrivit  au 
deuxième  siècle  le  Discows véritable^.  Le  ton  sarcastique 
est  le  même  :  on  pourrait  citer  plus  d'une  parole  com- 
mune* :  et  peut-être  des  passages  perdus  du  livre  do 
Julien  rassembleraient-ils,  contre  la  personne  de  Jésus, 
des  traits  injurieux  et  blessants,  pareils  à  ceux  qui  abon- 
dent dans  le  Discows  de  Celse 5.  Cependant,  ici  encore, 
en  un  point  au  moins,  l'inspiration  diffère.  Après  avoir 
fait  pleuvoir  sur  les  chrétiens  ses  flèches  venimeuses. 


1.  2o9(oT£po;  èv  Tot;  auToTç  8£Ôct7.To  Tou  Tuptou  YîpovTo;.  Libanius.  Epita- 
phios  Juliani ;Reiske,  1. 1,  p.  581. 

2.  Bien  que  Julien  cite  avec  éloge  Porphyre,  en  compagnie  de  Plotin  et 
du  «  divin  Jamblique  »  {Oratio  VII;  Hertiein.  p.  288),  il  avoue  ailleurs 
[Oratio  V;  Hertiein,  p.  209)  n'avoir  pas  lu  l'un  de  ses  traités  les  plus  reli-. 
gieux  et  les  plus  spiritualistes,  le  De  ahstinentia. 

3.  L"AXri6ri;  /oyo;  de  Celse,  conservé  en  grande  partie  dans  les  huit  livres 
du  Contra  Celsum  d'Origène,  a  été  reconstitué  par  Keim,  Celsus  vmhres 
Wort,  1873,  et  par  Aube,  la  Polémique  païenne  à  la  fin  du  second 
siècle,  1878. 

4.  Par  exemple  l'assertion  répétée  également  par  Celse  (Origène,  Contra 
Celsum,  III,  43,  55)  et  par  Julien  (saint  Cyrille,  Contra  Jiilianum,  VI  ; 
Neumann,  p.  199),  que  le  christianisme  primitif  fut  propagé  par  des  ser- 
vantes et  par  des  esclaves.  «  Si  l'on  a  vu,^dit  Julien,  sous  le  règne  de 
Tibère  ou  de  Claude,  un  seul  homme  distingué  se  convertir  à  leurs  idées, 
regardez-moi  comme  le  plus  grand  des  imposteurs.  »  Lui-même,  cependant, 
cite  le  centurion  Corneille  et  le  proconsul  Sergius  Paulus  (Act.  apost.,  x 
et  xiii),  et  les  découvertes  de  l'archéologie  montrent  le  christianisme 
faisant  de  bonne  heure  des  conquêtes  dans  l'aristocratie  romaine. 

5.  Saint  Cyrille  s'est  abstenu  de  citer  des  paroles  injurieuses  de  Julien 
contre  le  Christ,  qu'on  ne  pourrait,  dit-il,  reproduire  sans  se  souiller. 
Contra  Jul,  I. 


116  LE  LIVRE  COiNTRE  LES  CHRETIENS. 

Celse  termine  son  livre  par  des  paroles  conciliantes,  et 
presque  des  propositions  de  paix.  Il  est  prêt  à  leur  donner 
la  liberté,  s'ils  consentent  à  s'abstenir  de  propagande 
et  à  servir  loyalement  l'Empire^.  Cet  esprit  n'est  pas 
celui  de  Julien,  qui  juge  les  chrétiens  impropres  aux 
services  publics,  leur  dispute  jusqu'à  leur  nom,  et  vou- 
drait les  voir  disparaître. 

Julien  déclare,  au  début  de  son  livre,  qu'il  Ta  écrit 
«  pour  exposer  à  tous  les  hommes  les  raisons  qui  l'ont 
convaincu  de  la  fourberie  et  de  la  fausseté  de  la  secte 
galiléenne  ^,  >>  Gomme  il  arrive  souvent  dans  les  confes- 
sions de  cette  nature,  les  raisons  qu'il  expose  sont 
probablement  des  arguments  de  date  récente,  plutôt 
que  des  motifs  intimes  et  personnels_,  les  causes  pre- 
mières de  son  évolution.  Il  n'est  pas  probable  qu'à 
l'époque  de  sa  jeunesse  où,  lecteur  de  l'Église  de  Cé- 
sarée,  il  fit  connaissance  avec  les  Livres  saints  3,  les 
difficultés  d'exégèse  sur  lesquelles  il  insistera  plus  tard 
l'aient  beaucoup  frappé.  En  réalité,  malgré  la  déclara- 
tion du  commencement,  aucun  livre  de  Julien  ne 
renferme  aussi  peu  d'autobiographie  que  le  Cont7'a 
Christianos.  Si  le  secret  de  son  apostasie  est  quelque 
part,  à  coup  sur  il  n'est  pas  dans  les  raisonnements 
subtils*,  dans  les  théories  visiblement  créées  après  coup, 


1.  Voir  Origène,  Contra  Celsum,  VIIL 

2.  Saint  Cyrille,  Contra  Xulianum,  H  ;  Neuinann,  p.  163. 

3.  Voir  tomel,  p.  288. 

4.  Voir  un  curieux  exemple  de  subtilité  dans  un  passage  de  Julien  (se 
rapportant  vraisemblablement  au  second  livre)  qui  est  cité  par  Photius 
et  ne  se  trouve  pas  dans  Cyrille.  Julien  feint  de  considérer  comme  s'ap- 
pliquaut  à  tous  le  conseil  de  perfection  évangélique  (Matthieu,  xix,  21  ; 
Luc,  xii,  33)  :  «  Vendez  ce  que  vous  possédez,  et  donnez-le  aux  pauvres  ; 
vous  vous  ferez  ainsi  des  trésors  qui  ne  périront  pas.  »  Il  omet  le  membre 


i 


LE  LIVRE  COiNTRE  LES  CHRÉTIENS.  117 

OU  les  objections  plus  empruntées  peut-être  qu'origi- 
nales, qui  font  la  trame  de  cet  ouvrage.  Le  sarcasme 
et  les  paroles  outrageantes  sont  d'un  militant  tout  à  fait 
engagé  dans  la  lutte,  non  de  l'homme  qui  décrit  les 
chemins  qu'il  a  suivis  pour  passer  d'une  religion  à  une 
autre.  Une  seule  phrase,  peut-être,  trahit  une  sincère 
réminiscence.  Des  anciens  Hébreux,  dit-il  aux  chrétiens 
de  son  temps,  vous  n'imitez  que  la  colère  et  les  fureurs. 
«  Vous  renversez  les  temples  et  les  autels,  et  vous 
égorgez  non  seulement  ceux  de  nous  qui  sont  demeurés 
fidèles  au  culte  des  ancêtres,  mais  aussi  bien  ceux  des 
vôtres  qui  sont  appelés  à  tort  hérétiques,  parce  qu'ils 
n'adorent  pas  le  mort  de  la  même  manière  que  vous  '.  » 
Il  est  certain  que  les  agitations  religieuses  du  règne  de 
Constance,  les  violences  commises  alors  par  des  sectes 
chrétiennes,  avaient  dii  frapper  Fàme  déjà  ulcérée  de 
Julien  enfant,  et  lui  être  un  scandale  peut-être  irrémé- 
diable. Mais  dans  la  phrase  même  que  nous  venons  de 
citer,  Julien,  à  la  manière  tortueuse  qui  lui  est  habi- 
tuelle, trouve  moyen  de  mêler  la  vérité  et  l'erreur.  Des 


de  phrase  donné  par  saint  Matthieu  (xix,  21)  :  «  Si  vous  voulez  être  par- 
faits, »  qui  en  marque  le  caractère  exceptionnel,  et  il  raisonne  ainsi  :  «Si 
tous  te  croyaient,  qui  serait  acheteur?  Quelqu'un  approuverait-il  cet  en- 
seignement, dont  le  succès  empêcherait  toute  ville,  toute  nation,  toute 
maison  de  subsister?  Comment,  si  tout  était  vendu,  pourrait-il  y  avoir 
une  maison  ou  une  famille  honorable?  Car  il  est  évident  que  si  dans  une 
ville  tous  vendaient,  il  ne  se  trouverait  personne  pour  acheter.  «  Julien, 
dans  Photius,  Quxst.  Amphil,  loi;  Migne,  Pair,  grœc.y  t.  CI,  col.  617. 
—  On  trouve  un  semblable  argument,  exprimé  en  d'autres  termes,  dans  la 
bouche  du  philosophe  païen,  réel  ou  imaginaire,  auquel  répond  Maca- 
rius  Magnés,  écrivain  chrétien  de  la  (in  du  quatrième  siècle.  La  question 
de  savoir  si  les  objections  réfutées  par  Macarius  dépendent  en  quelque 
chose  du  livre  de  Julien,  ou  viennent  d'une  source  plus  ancienne  (Hiéro- 
clés?)  à  laquelle  Julien  aurait  aussi  puisé,  est  à  peu  près  insoluble. 
1.  Saint  Cyrille,  VI;  Neumann,  p.  199. 


118  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS. 

chrétiens  trop  ardents  renversèrent,  il  est  vrai,  des 
temples  et  des  autels;  cependant  l'histoire  n'a  pas  con- 
servé, du  temps  de  Constantin  ou  même  de  Constance, 
le  souvenir  d'un  seul  païen  égorgé  pour  cause  de  reli- 
gion. Et  quant  aux  chrétiens  mis  à  mort  comme  héré- 
tiques, l'histoire  montre  encore  que  les  violences  vinrent 
d'un  seul  côté,  celui  qui  avait  la  faveur  impériale  et 
par  elle  la  force  matérielle,  c'est-à-dire  du  côté  des 
hérétiques  eux-mêmes  :  le  sang  qui  coula  fut  le  sang 
des  orthodoxes,  immolés  par  des  ariens.  La  phrase  de 
Julien  est  fausse,  en  ce  qui  concerne  les  païens  ;  en  ce 
qui  concerne  les  chrétiens,  elle  fait  jaillir  sur  tous 
l'odieux  qui  appartient  seulement  à  quelques-uns,  et 
confond  volontairement  bourreaux  et  victimes. 

Si,  malgré  les  exagérations  et  les  inexactitudes,  on 
peut  démêler  dans  cette  phrase  le  souvenir  de  fâcheuses 
impressions  d'enfance,  qui  contribuèrent  peut-être  à 
détacher  Julien  du  christianisme,  l'ensemble  de  son 
livre  ne  donne  donc  pas,  malgré  sa  promesse,  les  «  rai- 
sons »  qui  confirmèrent  et  rendirent  définitive  cette 
impression.  Ce  que  nous  y  pouvons  voir  plutôt,  c'est 
l'état  d'esprit  de  Julien  au  moment  où  il  l'écrivit. 

M.  Jules  Simon  a  sévèrement  jugé  ce  livre,  qu'il 
considère  comme  inférieur  à  la  plupart  des  autres 
ouvrages  de  Julien  i.  Il  est  certain  que  ce  qui  en  reste  est 
peu  intéressant.  La  partie  philosophique  n'a  ni  profon- 
deur, ni  vastes  horizons,  et  n'offre  rien  qui  ne  se  retrouve 
ailleurs.  La  partie  historique  est  nulle.  La  partie 
exégétique  ne  présente  d'intérêt  que  sur  quelques  points 
de  détail.  Surtout  l'esprit  général  manque  de  grandeur, 

1.  Jules  Simon,  Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  t.  II,  p.  358. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  119 

et  peut-être  de  loyauté.  Julien  qui,  dans  ses  lettres,  se 
montre  préoccupé  de  réorganiser  le  paganisme  sur  le 
modèle  de  l'Église,  et  recommande  aux  prêtres  des  dieux 
l'imitation  des  vertus  chrétiennes^,  semble  dans  son 
livre  refuser  à  la  société  chrétienne  prise  en  masse, 
comme  aux  chrétiens  individuellement,  toute  valeuj 
intellectuelle  et  morale.  Il  parle  d'une  Église  qui  ren- 
ferme maintenant  plus  de  la  moitié  des  habitants  de 
l'Empire  romain,  et  qui  déborde  sur  les  nations  étran- 
gères, —  qui  a  doté  le  monde  d'institutions  charitables 
inconnues  avant  elle,  —  qui  a  produit  en  grand  nombre 
des  chefs-d'œuvre  littéraires,  qui,  à  l'heure  même  où 
il  compose  son  livre,  possède  plus  d'écrivains  et  d'ora- 
teurs, et  autrement  originaux  et  vivants,  que  n'en 
pourrait  montrer  la  population  païenne,  —  comme  il 
parlerait  d'une  poignée  de  pêcheurs  de  Galilée  ou  d'un 
amas  de  «  cabaretiers,  publicains,  danseurs,  gens  de 
tous  métiers  2.  »  Ce  serait  une  inconséquence  inexpli- 
cable, si  ce  n'était  plutôt  une  tactique  trop  visible.  Mais 
elle  parait  si  grossière  qu'elle  ne  devait,  ce  semble, 
tromper  personne.  Ou  s'il  y  avait,  dans  ce  langage  de 
Julien,  autre  chose  qu'une  tactique,  il  dénoterait,  avec 
un  étrange  oubli  des  situations  véritables,  une  singulière 
irritation. 

La  cause  de  cette  irritation. est  peut-être  dans  le  dépit 
que  luifait  éprouver  le  caractère  historique  de  la  religion 
chrétienne.  Julien,  nous  dit  Libanius,  s'était  surtout 
proposé  de  démontrer  l'impossibilité  d'adorer  comme 
un  Dieu  «  un  homme  né    en  Palestine  3.  »  Lui-même 


1.  Voir  t.  II,  p.  195-207. 

2.  Cf.  saint  Cyrille,  VII  ;  Neumann,  p.  208. 

3.  Libanius,  Epitaphios  /u/m/^^;Reiske,  1. 1,  p.  581; 


120  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS 

explique,  dans  une  lettre,  qu'  «  avec  l'aide  des  dieux, 
des   déesses,  des  Muses  et  de  la  Fortune,  »  il  a  voulu 
«  dépouiller  de  sa  divinité  le  nouveau  dieu  des  Gali- 
léens,  »  et  prouver  «  par  l'indignité  de  sa  mort  et  de  sa 
sépulture  »  que  «  son   éternité  n'est  qu'une  fable  ^.  « 
Mais  il  ne  peut  faire  cette  démonstration  sans  recon- 
naître la  réalité  de  celui  dont  il  poursuit  la  déchéance. 
Homme  ou  Dieu, c'est  un  personnage  de  l'histoire  qui 
est  devant  lui.  Plus  il  rabaisse  le  «  sujet  de  César,  » 
connu  seulement  «  depuis  trois  cents  ans,  »  qui    «  n'a 
rien  fait  qui  soit  digne  de  mémoire,  à  moins  qu'on  ne 
regarde  comme  un  grand  exploit  de  guérir  des  boiteux 
et   des  aveugles  et  d'exorciser  des   possédés  dans  les 
villages  de  Bethsaïdeet  de  Béthanie^,  »  plus,  en  quelque 
sorte,  il  rend  sensible  la  personne  de  son  adversaire. 
S'il  parle  avec  tant  d'aversion  de  «  ce  mort  3,  »  c'est 
parce  que  «  ce  mort  »  a  vécu.  S'il  reproche  amèrement 
au  christianisme  d'être  la   religion  des   tombeaux,  le 
culte  des  adorateurs  de  sépulcres,  ce  n'est  pas  seulement 
par  cette  horreur  toute  païenne  pour  ce  qui  rappelle  la 
mort  et  les  funérailles,  dont  on  retrouve  la  marque  dans 
un  de  ses  édits*;  c'est  surtout  parce  que  le  tombeau  de 
Jésus,  les  tombeaux  comme  les  reliques  des  martyrs, 
attestent  l'existence  du  Sauveur   et  l'héroïsme   de  ses 
disciples.  La  vénération  pour  «  le  bois  de  la  croix 5,  »  dont 


1.  «  Quod  si  nobis  opilulati  fuerint  dei  et  deae  et  Musae  omnes  et 
Fortuna,  oslendemus...  illum  novum...  deum  Galilaeum,  quem  œtemum 
fabulose  praedicat  (Diodorus),  indigna  morte  et  sepultura  denudatum  con- 
lictae...  deitatis.  »  Julien,  Ep.  79;  Herllein,  p.  606. 

2.  Saint  Cyrille,  IV;  Neumann,  p.  199-201. 

3.  Tèv  vexpôv.  Neumann,  p.  199. 

4.  Voir  t.  II,  p.  208. 

5.  Ta  TO'j  (TTaupoO  TrpoaxuveÏTS  EûXov.  Saint  Cyrille,  VI;  Neumann.  p.  196. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  121 

les  parcelles  furent  répandues  dans  l'Empire  dès  le 
milieu  du  quatrième  siècle^,  le  fâche  comme  un  nou- 
veau rappel  de  la  réalité  du  supplice  infligé  au  fils  de 
Marie.  Tout  lui  montre  l'impossibilité  de  rejeter  la 
religion  chrétienne  dans  le  vague  de  la  légende.  A  son 
pied,  habitué  aux  nuages  mouvants  de  la  Fable,  cette 
religion  offre  le  terrain  solide,  le  choc  blessant  de 
l'histoire. 

Si  la  vie  de  Jésus  avait  ressemblé  à  celle  de  quelqu'un 
des  dieux  morts  et  ressuscites  de  la  mythologie,  un 
Attis,  un  Adonis,  Julien  tolérerait  vraisemblablement  ses 
adorateurs.  Si  Marie  était  un  mythe,  comme  Cybèle,  il 
ne  protesterait  probablement  pas,  ainsi  qu'il  le  fait  à 
plusieurs  reprises,  contre  le  titre  de  «  mère  de  Dieu  » 
que  lui  donnaient  les  chrétiens  2.  Mais  une  religion  his- 
torique, fondée  sur  des  livres  dont  les  auteurs  sont 
connus,  ayant  des  témoins  qui  déclarent  avoir  «  vu  de 
leurs  yeux  et  touché  de  leurs  mains,  »  s'appuyant  sur 
une  tradition  encore  récente,  puisqu'elle  suppose  un 
petit  nombre  de  générations,  contredit  maintenant  toutes 
ses  habitudes  de  pensée. 

Devenu  hellène  avec  Homère  ou  Hésiode,  et  philo- 
sophe avec  les  docteurs  du  néoplatonisme,  Julien  voyait 


—  Julien  ajoute  que  les  chrétiens  font  sur  eux-mêmes  le  signe  de  la  croix, 
ouïe  tracent  sur  leurs  maisons;  voir  de  fréquents  exemples  de  maisons 
antiques  ornées  de  croix,  dans  Vogiié,  Syrie  centrale,  architecture  civile 
et  religieuse  du  premier  au  septième  siècle  (Paris,  1865-1877). 

1 .  Dès  359,  on  trouve  vénéré  à  Sataf,  en  Maurétanie,  un  fragment  DE 
LIGNV  CRVCIS.  Voir  une  communication  de  Ms^  Duchesne  à  l'Académie 
des  Inscriptions,  13  mai  1900.  On  lira  dans  Sainte  Hélène,  par  le  P.  Rouillon 
(1908,  p.  130-172),  un  appendice  intéressant  sur  la  découverte  de  la  croix- 

2.  Seoxdy.ov  oè  ujxeT;  où  Trausaôe  Mapîav  xaXoùvTs;...  ©eoTÔxov  u[x.eîi;  tr^v 
itopOÉvov  elvat  çats.  Saint  Cyrille,  Vlll  ;  Neumann,  p.  214. 


122  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRÉTIENS. 

dans  les  dieux  tantôt  l'allégorie  des  phénomènes  natu- 
rels, tantôt  des  émanations  du  Dieu  suprême,  peuplant 
d'essences  intelligibles  le  ciel  des  idées,  ou  éclairant  le 
ciel  matériel  de  leurs  rayons  d'astres  divinisés.  Son 
esprit  s'était,  en  quelque  sorte,  affaibli  par  ce  dissolvant 
éclectisme  :  il  restait  désormais  trop  indécis  ou  trop 
flottant,  trop  habitué  à  fondre  ensemble  des  théories 
contradictoires,  pour  comprendre  la  précision  de  la 
doctrine  chrétienne,  et  pour  admettre  la  légitimité  d'un 
système  religieux  fondé  sur  l'indissoluble  union  du 
dogme  et  du  fait.  L'adepte  du  panthéisme  néoplatoni- 
cien, pour  lequel  l'homme,  au  lieu  d'être  le  roi  delà 
création,  n'est  qu'une  partie  insignifiante  du  grand 
tout,  et  aux  yeux  de  qui  la  notion  même  de  la  personna- 
lité humaine  se  perd  dans  la  fuite  perpétuelle  des  choses, 
n'a  plus  aucun  point  de  contact  avec  les  disciples  du 
Dieu  qui  s'est  incarné  dans  le  seul  but  de  racheter  l'hu- 
manité pécheresse,  qui  est  né  d'une  femme,  a  vécu  en 
Judée, est  mort  sur  le  Calvaire,  a  ressuscité  dans  sa  chair, 
et  promet  aux  hommes  une  semblable  résurrection.  Les 
idées  mêmes  de  péché,  d'expiation,  de  rédemption,  si 
sensibles  en  certaines  religions  de  l'antiquité,  si  répan- 
dues, en  particulier,  parmi  les  païens  du  quatrième  siècle, 
et  qui  rendent,  partout  où  elles  se  rencontrent,  ce  son 
d'  «  âme  naturellement  clirétienne  »  dont  parle  Tertul- 
lien,  sont  devenues  tout  à  fait  étrangères  à  Julien.  On 
ne  les  retrouve  ni  dans  le  livre  que  nous  venons  d'a- 
nalyser, ni  dans  aucun  de  ses  écrits.  Il  semble  mêmej 
qu'il  y  ait,  en  ceci,  comme  la  trace  d'un  effort  volon- 
taire. Ce  que  Julien  a  demandé,  de  son  propre  aveu,  aux 
tauroboles,  aux  mystères,  ce  n'a  pas  été,  comme  tant  d< 
ses  contemporains,   une  purification  analogue  à  cell( 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  123 

que  promettaient  les  chrétiens^,  mais  au  contraire  le 
moyen  d'effacer  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  leur 
baptême.  Son  paganisme  à  lui  s'est,  de  parti  pris,  fermé 
à  tout  souvenir  de  son  ancienne  foi.  Il  a  expulsé  les 
notions  qui  en  restaient.  Même  ce  «  parfum  d'un  vase 
vide,  »  où  d'autres  trouvèrent  un  charme  douloureux, 
lui  a  fait  horreur.  Aucun  renégat,  peut-être,  n'est  plus 
«  déchristianisé  »  que  Julien.  Il  a  vidé  son  âme  de  tout, 
même  du  parfum. 


II.  —  La  fortune  du  livre  contre  les  chrétiens. 

Julien  attendit  probablement  un  grand  efPet  de  son 
livre  contre  les  chrétiens.  On  ne  saurait  dire,  aujour- 
d'hui, si  celui-ci  eut  beaucoup  de  lecteurs,  et  servit  uti- 
lement la  cause  de  la  réaction  païenne.  Si  ce  résultat  fut 
obtenu,  il  ne  semble  pas  qu'il  ait  été  très  durable  :  la 
vogue  du  livre,  en  admettant  qu'il  en  ait  eu  quelqu'une, 
ne  survécut  sans  doute  point  aux  quelques  mois  qui 
séparent  sa  publication  de  la  fin  du  règne  de  Julien. 
Les  événements  incertains  d'abord,  puis  tragiques,  qui 
vont  remplir  ces  derniers  mois  détourneront  forcément 
l'attention  publique  d'un  écrit  dont  la  valeur  intrinsèque 
n'était  pas  assez  grande  pour  surmonter  des  circons- 
tances aussi  défavorables.  Le  succès  des  livres  anciens 
s'usait  vite.  Les  copistes  n'en  pouvaient  fournir  d'abord 
que  peu  d'exemplaires,  et  ne  continuaient  à  les  repro- 
duire qu'au  fur  et  à  mesure  des  demandes.  Dès  que  l'in- 
térêt du  public  se  lassait,  on  cessait  de  copier.  De  là 

l.  Voir  tome  I,  p.  30. 


124  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS. 

vient  que,  dans  la  grande  production  littéraire  de  l'an- 
tiquité, la  plupart  des  œuvres  médiocres  ont  péri.  Celles- 
là  surtout  qui  n'avaient  qu'une  importance  passagère, 
une  valeur  de  circonstance,  ont  disparu  sans  laisser  de 
trace.  Le  petit  nombre  des  exemplaires  d'abord  copiés 
s'était  vite  perdu,  et  on  n'avait  pas  cherché  aies  renou- 
veler. Il  en  dut  être  surtout  ainsi  des  écrits  de  polé- 
mique. Ceux-ci  n'intéressent  que  pendant  quelque 
temps,  et  parfois  n'intéressent  qu'une  quantité  restreinte 
de  personnes.  Il  arrive  souvent  qu'ils  intéressent  ceux-là 
seuls  contre  qui  ils  sont  dirigés.  Selon  toute  vraisem- 
blance, les  païens  lisaient  peu  les  Kvres  composés  contre 
le  christianisme.  Les  chrétiens  les  lisaient,  pour  con- 
naître les  objections  ou  pour  les  réfuter,  mais  ne  se  sou- 
ciaient pas  de  multiplier  par  des  copies  les  ouvrages  de 
leurs  adversaires.  De  là  vient  que  la  plupart  de  ces 
ouvrages,  selon  la  remarque  de  saint  Jean  Chrysostome, 
eurent  la  vie  courte.  «  Les  uns,  dit-il,  ont  depuis  long- 
temps péri;  les  autres  périrent  en  naissante  »  Et  il 
ajoute  :  «  Si  quelqu^un  d'entre  eux  subsiste,  c'est  qu'il 
est  conservé  chez  les  chrétiens-.  »  Les  bibliothèques 
des  églises  recueillaient  avec  soin,  en  effet,  les  écrits 
hétérodoxes.  C'était  une  tradition  remontant  à  l'époque 
même  des  persécutions  ^,  et  qui  se  continua  pendant 
plusieurs  siècles*.  Il  est  probable  qu'à  l'époque  où  saint 


1 


1.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
Gentiles,  p.  2. 

2.  Ibid. 

3.  Saint  Augustin,  ^ret?.  coll.  cum  Donat.,lU,  13. —  \oir  la  Persécu- 
tion de  Dioclétien,  2®  éd.,  1. 1,  p.  200. 

4.  De  Rossi,  De  origine,  hisioria,  indicibus  scrinii  et  bibliothecae 
sedis  aposlolicx,  p.  lxx.  —  Cf.  n\e&  Études  d'histoire  et  d'archéologie, 
p.  132. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  125 

Jean  Chrysostome  tenait  le  langage  que  nous  venons  de 
rapporter,  c'est-à-dire  vingt  ans  après  la  publication  du 
livre  de  Julien i,  il  ne  restait  de  celui-ci  que  de  rares 
exemplaires,  pour  la  plupart  gardés  dans  quelques 
bibliothèques  chrétiennes. 

Ce  qui  semble  indiquer  qu'au  moment  de  son  appari- 
tion le  livre  fit  peu  de  bruit  ou  peu  de  mal,  c'est  que  les 
chrétiens  les  plus  considérables  ne  songèrent  pas  alors  à 
le  réfuter.  Ni  Basile,  qui  se  renferma  toujours  à  l'égard 
de  Julien  dans  une  réserve  un  peu  dédaigneuse,  ni  Gré- 
goire de  Nazianze,  n'écrivirent  à  ce  sujet.  Les  deux 
discours  prononcés  par  ce  dernier  après  la  mort  de  Ju- 
lien, rappellent  avec  indignation  beaucoup  de  ses  actes  : 
son  livre  contre  les  chrétiens  n'y  est  même  pas  nommé. 
Le  seul  des  hommes  célèbres  de  cette  génération  qui 
semble  s'en  être  ému  est  le  fécond  Apollinaire  de  Lao- 
dicée.  Peut-être  craignit-il  que  les  idées  soutenues  dans 
l'ouvrage  polémique  de  Julien  ne  devinssent  le  fond  de 
l'enseignement  officiel,  depuis  que  les  païens  en  avaient 
reçu  le  monopole.  Il  est  difficile  de  ne  pas  entendre 
d'une  réponse  d'Apollinaire  au  Contra  Christianos  l'allu- 
sion de  Sozomène  à  «  un  livre  remarquable  écrit  par 
celui-ci  contre  l'empereur  et  contre  les  philosophes 
hellènes  et  intitulé  :  De  la  vérité  2.  »  L'auteur,  continue 
Sozomène,  «  y  montrait,  sans  invoquer  aucun  texte  de 
l'Écriture  sainte,  que  ceux-ci,  entraînés  par  de  vaines 
erreurs,  pensent  de  Dieu  autrement  qu'il  ne  convient  ^.  « 
On  se  souvient  que  l'une  des  parties  du  livre  de  Julien 


1.  Les  homélies  In  sanctum  Bahylam  furent  prononcées  pendant  le 
diaconat  de  Chrysostome,  c'est-à-dire  entre  381-386. 

2.  Sozomène,  V,  18. 

3.  Ihid. 


126  LE  LIVRE  CO.NTRE  LES  CHRETIENS. 

était  précisément  consacrée  à  «  étudier  la  notion  de 
Dieu  et  à  comparer  ce  qui  a  été  dit  chez  les  Hellènes  et 
chez  les  Héhreux  à  ce  sujet  ^  »  Si  l'on  n'a  pas  oublié  la 
rapidité  avec  laquelle  écrivait  Apollinaire  -,  on  admettra 
qu'il  ait  pu  composer  sa  réponse  et  la  faire  parvenir  à 
Julien  avant  même  que  celui-ci  ait  quitté  Antioche  ^. 
Julien,  après  l'avoir  reçu,  écrivit,  dit-on,  à  plusieurs 
prélats  ces  seuls  mots  :  «  J'ai  lu,  j'ai  compris  et  j'ai 
condamné  *.  »  A  quoi  les  évêques  répondirent  :  «  Tu  as 
lu,  mais  tu  n'as  pas  compris;  car  si  tu  avais  compris,  tu 
n'eusses  pas  condamné^.  »  Si  cet  échange  de  propos^, 
qui  en  français  ont  peu  de  saveur,  mais  que  l'allitéra- 
tion rend  piquants  en  grec,  eut  lieu  en  effet,  on  remar- 
quera une  fois  de  plus  que  même  dans  les  choses  les 
plus  sérieuses,  et  aux  heures  les  plus  critiques,  la  préoc- 
cupation du  bel  esprit  n'abandonnait  jamais  tout  à  fait 
les  lettrés  païens  ou  chrétiens  du  quatrième  siècle 

On  aperçoit  avec  surprise  que  les  réfutations  du  livre 
de  Julien  devinrent  plus  nombreuses  après  sa  mort, 
quand,  semble-t-il,  les  polémiques  soulevées  par  son 
écrit  devaient  être  depuis  longtemps  assoupies  et  alors 
que,  probablement,  peu  d'exemplaires  de  celui-ci  res- 

1.  Voir  plus  haut,  p.  109. 

2.  Voir  t.  II,  p.  370. 

3.  Neumann  ne  pense  pas  qu'il  faille  voir  dans  l'ouvrage  d'Apollinaire 
dont  parle  Sozomène  une  réfutation  du  livre  de  Julien  contre  les  chrétiens. 
Ses  raisons  (p.  10-13)  ne  m'ont  pas  convaincu. 

4.  'AvÉYvwv,  iyvtùv,  xaiéyvwv.  Sozomène,  V,  18, 

5.  ^Aviyyoiz,  àlV  0"jx  lyvo);*  et  yàp  ey^w;,  oùx  àv  xarlyvco;.  Ibid. 

6.  Ils  se  trouvent  répétés  à  la  fin  d'une  lettre  de  Julien  à  Basile,  et  de 
la  réponse  de  Basile  à  Julien  {Ep.  40  et  41,  dans  la  correspondance  de  saint 
Basile).  Mais  ces  lettres  sont  très  probablement  apocryphes.  Il  semble,  ce- 
pendant, qu'elles  existassent  dès  le  temps.de  Sozomène,  qui  dit  que  plu- 
sieurs attribuaient  à  Basile  l'épigramme  envoyée  en  réponse  à  celle  de 
Julien, 


I 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRETIENS.  127 

iaient  dans  le  commerce.  Des  circonstances  locales  don- 
nèrent naissance  à  ces  réponses.  L'une  des  plus  impor- 
tantes, malheureusement  perdue,  fut  composée  vers  la 
fin  du  siècle  par  Théodore  de  Mopsueste^,  à  l'époque  où 
il  habitait  encore  Antioche,  et,  comme  saint  Jean  Ghry- 
sostome,  son  condisciple  et  son  ami,  luttait  contre  les 
efforts  de  Libanius  et  des  païens  rangés  autour  de  lui 
pour  réhabiliter  et  glorifier  la  mémoire  de  Julien  :  le 
livre  consacré  par  Théodore  à  réfuter  l'écrit  antichrétien 
de  l'empereur  doit  être  du  même  temps  que  le  discours 
où  Chrysostome,  à  propos  de  l'anniversaire  du  martyr 
Babylas,  flétrit  Julien  et  la  réaction  païenne.  Probable- 
ment encore  à  l'influence  de  saint  Jean  Chrysostome  fut 
due  une  autre  réfutation  du  livre  de  Julien,  celle 
qu'écrivit,  au  commencement  du  cinquième  siècle,  un 
de  ses  familiers,  le  prêtre  Philippe  de  Side  :  on  la  con- 
naît seulement  par  la  mention  qu'en  fait  Thistorien 
Socrate^.  Mais  la  plus  célèbre  des  réfutations  est  celle  que 
publia,  dans  le  premier  quart  du  môme  siècle,  le  pa- 
triarche d'Alexandrie,  saint  Cyrille.  Il  déclare  l'avoir 
écrite  pour  raffermir  les  faibles  dans  la  foi,  qui  s'imagi- 
naient que  Julien  était  très  versé  dans  la  science  des 
Livres  Saints,  et  se  laissaient  prendre  à  ses  piièges.  Il 
ajoute  que  son  livre  a  encore  pour  but  de  répondre  aux 
défis  des  païens,  qui  déclaraient  inattaquables  les  raison- 
nements de  Julien,  et  sans  valeur  toutes  les  réponses  que 
les  docteurs  chrétiens  leur  avaient  déjà  faites^.  Ces  pa- 
roles attestent  l'existence  d'un  parti  païen  demeuré  très 


1.  Neumann,  p.  23. 

2.  Socrate,  VII,  27.  —  Sur  Philippe  de  Side,  voir  Tillemont,  Histoire 
des  empereurs,  t.  VI,  p.  130;  Mémoires,  t.  XII,  p.  431. 

3.  Saint  Cyrille,  Contra  Julianum,  épître  dédicatoire  à  Tiiéodose. 


128  LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRÉTIENS. 

puissant  à  Alexandrie,  même  après  la  destruction  du 
Sérapeum  et  les  lois  de  Théodose.  Si  l'on  ajoute  que  l'un 
des  plus  célèbres  parmi  les  docteurs  qui  répondirent  à 
Julien  était  Théodore  de  Mopsueste,  suspect  de  nestoria- 
nisme  aux  yeux  de  Cyrille,  —  et  que  dans  les  réfuta- 
tions de  Théodore  de  Mopsueste  et  de  Philippe  de  Side 
se  retrouvait  probablement  l'influence  de  saint  Jean 
Ghrysostome,  dont  la  mémoire  fut  longtemps  pour  Cyrille 
l'objet  de  défiances  injustifiées,  —  on  s'expliquera  les 
circonstances  locales  et  personnelles  qui  amenèrent 
celui-ci  à  s'attaquer  encore  au  livre  de  Julien,  apparem- 
ment moins  oublié  à  Alexandrie  qu'ailleurs,  et  à  essayer 
de  remplacer  par  une  nouvelle  réfutation  celles  qui 
avaient  eu  cours  jusque-là  *. 

En  Occident,  ce  livre  ne  suscita,  de  la  part  des  écri- 
vains chrétiens,  ni  protestation  ni  réponse.  La  tournure 
d'esprit  de  Julien ,  sa  façon  de  raisonner  et  d'écrire , 
étaient  si  éloignées  des  habitudes  intellectuelles  de  l'Oc- 
cident, que  même  sur  les  païens  de  cette  partie  de 
l'Empire  son  influence  demeurait  à  peu  près  nulle. 
Quand  Symmaque  prend  officiellement  devant  les  empe- 
reurs la  défense  du  paganisme,  il  est  facile  de  voir  à  son 
langage  que  les  idées  de  Julien  n'ont  point  eu  de  prise 
sur  son  esprit.  Il  traite  en  Romain  les  questions  que 
Julien  avait  traitées  en  Grec  ou  plutôt  en  Asiatique. 
D'ailleurs,  la  tactique  des  représentants  les  plus  distin- 
gués du  paganisme   latin,    au   quatrième  siècle,   était. 


1,  Il  se  peut  ausf^i  que  Cyrille  qui  défendit  avec  tant  d'ardeur  contre 
Nestorius  le  titre  de  ôeotoxo;  donné  à  Marie,  ait  voulu  venger  plus  énergi- 
quement  que  n'avaient  fait  ses  devanciers  la  maternité  divine  contestée 
par  Julien  à  la  sainte  Vierge. 


LE  LIVRE  CONTRE  LES  CHRÉTIENS.  129 

d'ignorer  le  christianisme,  non  de  le  combattre  ^.  Aussi 
les  païens  ne  se  soucièrent  probablement  pas  de  répandre 
le  livre  de  Julien,  et  l'opinion  chrétienne,  prise  en 
masse,  l'ignora.  Seuls  les  exégètes  de  profession,  comme 
saint  Jérôme,  eurent  la  pensée  de  le  lire  :  et  encore 
celui-ci  ne  le  lut-il  peut-être  que  pendant  son  séjour  en 
Orient.  «  Si  j'essayais  d'y  répondre,  tu  ne  me  le  permet- 
trais pas,  »  écrit-il  de  Palestine  an  rhéteur  romain 
Magnus^.  Ce  mot  d'un  homme  qui  ne  reculait  devant 
aucune  controverse,  pour  peu  qu'il  la  jugeât  utile, 
montre  qu'aux  yeux  de  Jérôme,  comme  à  ceux  de  son 
correspondant,  l'écrit  de  Julien  paraissait  peu  redou- 
table. 


1.  Cf.  Beugnot,  Histoire  de  la  destruction  du  paganisme  en  Occi- 
dent, 1. 1,  p.  278;  Boissier,  La  fin  du  paganisme,  t.  II,  p.  242. 

2.  Saint  Jérôme,  Ep.  70. 

3.  Je  dois  dire  que  M.  Franz  Cumonl  pense  que  le  Contra  Christianos 
produisit  en  Occident  une  impression  plus  grande  qu'il  ne  me  paraît,  et 
reconnaît  plusieurs  allusions  à  ce  livre  dans  les  Quaestiones  Veteris  et 
Novi  Testamenti  de  l'Ambrosiaster,  ouvrage  composé  à  Rome  entre  372 
et  384.  Revue  d'histoire  et  de  littérature  religieuses,  1903,  p.  428-431. 


JULIEN  l'apostat.  —  III. 


CHAPITRE  IV 

LA   TENTATIVE   DE   RECONSTRUCTION   DU   TEMPLE 
DE   JÉRUSALEM. 

I.   —  Les  préliminaires. 

On  a  vu,  par  l'analyse  du  Contra  Christianos,  quelle 
idée  Julien  se  faisait  du  Dieu  des  Juifs.  Il  reconnaissait  en 
lui  un  des  dieux  secondaires,  préposés  à  la  conduite 
d'une  nation  par  le  Dieu  suprême.  L'erreur  des  Juifs, 
selon  Julien,  n'était  pas  de  l'adorer,  mais  de  le  considé- 
rer comme  unique  et  universel.  Ramené  à  ses  justes  pro- 
portions, il  pouvait  légitimement  prendre  place  dans  le 
panthéon.  Julien,  qui  portait  volontiers  son  encens  à 
tous  les  dieux,  se  déclarait  prêt  à  lui  rendre  hommage, 
non  comme  au  «  Dieu  jaloux  »  du  monothéisme,  mais 
comme  au  Dieu  particulier  d'Abraham,  d'Isaac,  de  Jacob 
et  de  leurs  descendants  :  il  se  disait  son  adorateur,  et  se 
recommandait  à  sa  protection^. 

Redevenus  ainsi,  dans  la  pensée  de  Julien,  non  «  le 
peuple  choisi  »  pour  conserver  dans  le  monde  antique 
l'idée  de  l'unité  divine,  mais  au  contraire  l'une  des  plus 
petites  nations  auxquelles  présidait  un  des  dieux  mul- 
tiples, les  Juifs  non  seulement  n'inspiraient  point  d'om- 


1.  Contra  Christianos,  dans  saint  Cyrille,  X;  Neunnann,  p.  230.  Voir 
plus  haut,  p.  113. 


LES  PRÉLIMINAIRES.  131 

brage    au    restaurateur  du    paganisme,    mais  encore 
formaient  une  des  parties  intégrantes  de  son  système. 
Julien  faisait  remarquer  que,  par  leurs  pratiques  reli- 
gieuses, ils  ne  se  distinguaient  pas  des  autres  peuples. 
«  Sauf,  disait-il,  leur  croyance  en  un  Dieu  seul  et  uni- 
que, tout  le  reste  leur  est  commun  avec  nous,  temples, 
enceintes  sacrées,  autels  des  sacrifices,  purifications, 
observances^.  »  S'ils  n'ont  plus,  à  Jérusalem,  leur  sanc- 
tuaire national,    Julien  affirme  que,    à   l'heure    où  il 
écrit,  les   Juifs,    cependant,   sacrifient  dans  des   lieux 
tenus  secrets  2,  et  là,  mangent  de  la  chair  des  victimes, 
dont  ils  donnent  l'épaule  droite  en  prémices  aux  prê- 
tres 3.  Ces  rites,  en  les  confondant,    pour  lui,  dans  la 
masse  des  païens,  non  seulement  leur  garantissaient  sa 
tolérance,  mais  encore  leur  méritaient  sa  faveur. 

D'autres  causes  leur  assuraient  celle-ci.  Le  regard 
perspicace  de  Julien  avait  reconnu  vite,  chez  les  Juifs, 
ses  meilleurs  alliés  dans  la  guerre  sourde,  incessante, 
non  déclarée,  mais  d'autant  plus  efficace  et  plus  per- 
fide, qu'il  faisait  aux  chrétiens.  Si,  en  certaines  villes, 
les  païens,  redevenus  les  maîtres,  et  dont  il  encoura- 
geait toutes  les  audaces,  s'étaient  déchaînés  avec  rage 
contre  ceux-ci,  en  d'autres  ils  étaient  restés  indiffé- 
rents, ou  avaient  continué  avec  la  fraction  chrétienne 
de  la  population  les  bons  rapports  depuis  longtemps 


1.  Contra  Christianos,  dans  saint  Cyrille,  IX;  Newmaon,  p.  220. 

2.  *Ev  àSpâxToiç.  Ibid.,  p.  219. 

3.  Ibid.  La  même  assertion  se  rencontre  dans  les  Actes  de  saint  Phi- 
léas  :  <c  II  a  été  commandé  aux  Juifs  de  sacrifier  dans  Jérusalem  au  Dieu 
unique,  et  maintenant  ils  sont  en  faute  lorsqu'ils  célèbrent  ailleurs  leurs 
cérémonies,  »  nunc  autem  peccant  in  locis  aliis  solemnia  sua  célé- 
brantes. Ruinart,  Acta  martyrum  rincera,  p.  548.  Cf.  Edmond  Le  Blant, 
dans  Nuovo  Bull,  di  archeologia  cristiana,  1896,  p.  32-33. 


i 


132  LES  PRELIMINAIRES. 

établis.  Les  Juifs,  eux,  mirent  tout  de  suite  à  profit  les 
dispositions  de  Julien  pour  assouvir  leurs  haines  tradi- 
tionnelles. On  les  vit  en  Egypte,  en  Asie,  incendier 
impunément  des  basiliques  chrétiennes^.  C'était  la  re- 
prise du  rôle  assumé  par  eux  pendant  trois  siècles.  Tou- 
tes les  fois  que  dans  l'Empire  païen  avait  recom- 
mencé la  persécution  soit  officielle,  soit  populaire,  ils 
s'étaient  montrés  au  premier  rang,  attisant  les  colères 
ou  aidant  les  violences'-.  Obligés  ensuite  de  se  conte- 
nir pendant  cinquante  ans,  ils  venaient  de  subir  en  fré- 
missant la  surveillance  des  empereurs  chrétiens.  Les 
lois  rendues  par  Constantin  et  Constance  pour  protéger 
contre  eux  la  liberté  de  conscience  ou  les  assujettir 
aux  charges  communes  ^  leur  avaient  paru  soit  une 
atteinte  à  d'anciens  privilèges,  soit  une  insupportable 
tyrannie.  On  vit  même  une  révolte  éclater,  en  352, 
chez  les  Juifs  de  Palestine  :  elle  ne  put  être  réprimée 
que  par  des  combats  sanglants  et  la  destruction  de 
plusieurs  villes-^.  Ils  se  sentaient  maintenant  tout  unj 
arriéré  de  colères  à  assouvir.  C'était  pour  la  politique 
antichrétienne  de  Julien  un  précieux  appoint.  «  Tant 
leur  turbulence  naturelle,  dit  saint  Grégoire  de  Na- 
zianze,  que  leurs  inimitiés  séculaires  les  désignaient 
pour  auxiliaires  à  celui-ci  ^.  » 

Julien   manda    près  de   lui,   dit-on,    les   principau] 
d'entre  les  Juifs,  et  les  invita  à  reprendre  la  coutume 


1.  Voir  plus  haut,  p.  87. 

2.  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers  sièclesj^ 
2"  éd.,   p.  312,  316;  Histoire  des  persécutions  pendant  la  premièi 
moitié  du  troisième  siècle,  2"  éd.,  p.  395. 

3.  Code  Théodosien,  XVI,  viii,  1-7. 

4.  Saint  Jérôme,  Chron.;  Socrate,  II,  33;  Sozomène,  IV,  7. 

5.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  3. 


LES  PRELIMINAIRES.  133 

des  sacrifices  publics.  Ils  répondirent  habilement  que 
leur  loi  religieuse  leur  défendait  de  sacrifier  ailleurs 
que  dans  le  temple  de  Jérusalem,  maintenant  détruit. 
C'est  alors,  d'après  le  même  récit  ^,  que  vint  à  Julien 
l'idée  extraordinaire  de  les  rassembler  de  nouveau  en 
un  corps  de  nation,  de  leur  refaire  un  centre  et  une 
capitale,  en  rendant  pour  eux  à  Jérusalem  son  caractère 
de  ville  sainte. 

C'était  rompre  avec  toute  la  politique  suivie  à  leur 
égard  par  l'Empire  depuis  la  fin  du  premier  siècle. 
Les  empereurs  avaient  entrepris  de  détruire  la  vivace 
nationalité  juive,  en  écrasant  ce  nid  de  fanatisme  et 
de  révolte  que,  dès  le  lendemain  de  la  mort  du  Christ, 
était  devenue  Jérusalem.  Vespasien  et  Titus,  puis  Ha- 
drien, avaient  expulsé  les  Juifs  de  la  ville  sainte,  et  fait 
de  la  Judée  un  désert  2.  Mais,  respectant  et  redoutant 
tout  ensemble  ce  peuple  indomptable,  qui  ne  voulait 
pas  mourir,  ils  accordèrent  aux  Juifs  de  la  dispersion 
tous  les  privilèges  compatibles  avec  l'exil  et  l'obéis- 
sance. De  là,  l'existence  demi-indépendante  de  leurs 
communautés,  des  exemptions  de  toute  sorte,  politiques 
et  pécuniaires,  leurs  coutumes  nationales  maintenues, 
leur  religion  tolérée.  A  l'encontre  des  autres  sujets 
de  Rome,  qu'elle  s'était  vite  assimilés,  eux  demeu- 
raient irréductibles,  race  à  part,  nationalité  distincte, 
religion  séparée,  mœurs  traditionnelles,  inoffensifs  seu- 

1.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam  contra  Julianumet 
Gentiles,  22;  Socrate,  III,  20. 

2.  Voir  Tiliemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  I,  p.  464-674;  t.  II, 
p.  303-318;  Champagny,  Rome  et  la  Judée,  3'  éd.,  p.  55-225;  et  dans  l'Église 
chrétienne  de  Renan  le  ch.  xii  :  Disparition  de  la  nationalité  juive.  — 
«  Les  ci-devant  Juifs,  »  oî  ttotî  'louSaïot,  dit  une  inscription  de  Smyrne 
contemporaine  d'Hadrien. 


134  LES  PRELIMINAIRES. 

lement  parce  qu'ils  étaient  répandus  sur  toute  la  sur- 
face du  monde  romain,  en  Europe,  en  Afrique,  en  Asie, 
au  lieu  d'être  concentrés  en  un  même  pays.  Rendre 
des  frontières  à  ce  peuple  qui  n'était  faible  qu'à  condi- 
tion de  n'en  pas  avoir,  rallier  ces  divers  groupes  qui 
n'étaient  sans  danger  que  parce  qu'ils  demeuraient  iso- 
lés, était,  au  point  de  vue  de  la  politique  romaine,  un 
monstrueux  contresens.  Un  pareil  dessein  pouvait  ve- 
nir seulement  à  l'esprit  d'un  prince  étranger  à  toutes 
les  traditions  du  gouvernement,  ou  dominé  par  une 
idée  fixe,  qui  le  rendait  indifférent  à  l'histoire,  à  la 
prévoyance,  au  sentiment  du  péril  national,  pour  ne 
plus  lui  laisser  voir  que  son  rêve. 

Tel  était  malheureusement  devenu  Julien.  Dix  ans 
après  que  ceux  des  Juifs  qu'une  lente  infiltration  avait 
ramenés  en  Palestine  s'étaient  soulevés,  «  avaient  pris 
les  armes  en  déclarant  qu'ils  n'obéiraient  plus  aux  Ro- 
mains^, »  et  n'avaient  pu  être  soumis  de  nouveau  qua- 
près  avoir  fait  verser  des  flots  de  sang,  Julien  prenait 
la  résolution  de  relever  leur  temple,  symbole  par  ex- 
cellence de  leur  nationalité  et  de  leur  religion,  et  de 
rétablir  alentour  «  Tunité  juive,  »  au  risque  d'en  re- 
faire une  menace  pour  l'unité  romaine.  Tout  autre  in- 
térêt s'effaçait  à  ses  yeux  devant  le  désir  de  s'appuyer 
sur  les  Juifs  dans  son  entreprise  contre  le  christianisme, 
de  voir  un  peuple  de  plus  recommencer  l'immolation 
des  bœufs  ou  des  brebis-,  et  surtout  de  donner  un  dé- 
menti aux  paroles  de  Jésus-Christ 2.  a  C'est  pour  mettre 


1.  "ÛTi/a  xeàpâtJL£voi,  Treiôearai  'Pwjxaîoiç  où/,  ^n^sîx®^"^®-  Sozomène,  IV,  7. 

2.  Socrate,  III,  20. 

3.  Saint  Jean  Chrysostome,  Adv.  Judxos,  V,  11  ;  In  sanctum  Bahylam 
contra  Julianum  et  Gentiles,  22;  Philostorge,  VIÏ,  9, 


LES  PRELIMINAIRES.  135 

à  l'épreuve  la  puissance  du  Christ,  dit  saint  Jean  Ghry- 
sostome,  que  le  païen  s'enrôlait  au  service  de  la  cause 
juive  ^.  » 

Julien  connaissait  trop  bien  le  Nouveau  Testament 
pour  ignorer  les  prophéties  qu'il  contenait.  Il  se  sou- 
venait de  Jésus  pleurant  sur  l'incrédulité  de  Jéru- 
salem et  prédisant  sa  ruine  ~.  Il  avait  lu  une  autre 
scène  racontée  par  saint  Matthieu,  par  saint  Marc  et 
par  saint  Luc.  Les  disciples  de  Jésus  lui  montrent  le 
temple  de  Jérusalem,  la  beauté  de  ses  constructions  et 
la  richesse  de  ses  ornements.  «  Des  jours  viendront, 
répond  le  Seigneur,  où  de  ce  que  vous  voyez  il  ne  res- 
tera pas  pierre  sur  pierre  qui  ne  soit  détruite  3.  »  On 
sait  comment,  lors  de  la  terrible  révolte  des  Juifs  en  70, 
Titus  se  chargea  d'accomplir  ces  prédictions.  L'histo- 
rien juif  Josèphe  a  laissé  de  la  destruction  de  Jérusalem 
et  de  la  ruine  du  temple  un  récit,  qui  est  une  des  gran- 
des et  émouvantes  pages  de  l'histoire.  On  se  rappelle 
Titus  admirant,  tout  comme  les  disciples  de  Jésus,  les 
vastes  dimensions  et  les  magnifiques  détails  du  temple, 
et  s' opposant  à  ceux  qui  voulaient  le  détruire  :  conser- 
ver un  tel  monument  serait  honorer  son  règne  et  l'Em- 
pire. Mais  on  se  rappelle  aussi  le  feu  mis,  malgré  ses 
ordres,  par  un  soldat,  qui  semblait  obéir  à  une  volonté 
supérieure*,  le  temple  réduit  en  cendres,  en  dépit  de 
tous  les  efforts  tentés  pour  le  sauver^,  les  murailles 


1.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  sanctum  Babylam,2'i. 

2.  Saint  Luc,  xix,  43-44. 

3.  Saint  Matthieu,   xxiv,  1-2;  saint  Marc,  xui,  1-2;  saint  Luc,  xïx, 
5-0. 

4.  AaipLOvio). 

5.  Josèphe,  De  Bello  Judaico,  VII,  24-32. 


136  LES  PRELIMINAIRES. 

que  le  feu  avait  épargnées  démolies  ensuite  jusqu'aux 
fondements  1,  la  ville  rasée  à  l'exception  de  trois  tours 
et  de  quelques  remparts  2. 

A  partir  de  ce  désastre,  le  jour  anniversaire  de  la 
prise  de  Jérusalem  et  de  la  destruction  du  temple  devint 
pour  les  Juifs  jour  de  deuil  national^.  On  les  voyait 
alors,  par  groupes,  pleurer  sur  les  ruines  du  temple, 
ou  arroser  d'huile  une  pierre  percée,  qui  indiquait 
remplacement  du  saint  des  saints*.  Saint  Jérôme,  qui  fut 
témoin  de  ce  spectacle,  Ta  décrit  en  termes  saisissants. 
«  Une  foule  lugubre,  un  peuple  misérable,  mais  qui 
ne  faisait  pas  pitié,  s'assemblait  et  s'approchait.  Il  y 
avait  là  des  femmes  décrépites,  des  vieillards  en  hail- 
lons. Tous  pleuraient.  Et  pendant  que  des  larmes  inon- 
daient leurs  joues,  qu'ils  levaient  leurs  bras  livides  et 
tordaient  leurs  cheveux  épars,  le  soldat  s'approchait  et 
leur  demandait  de  payer  pour  avoir  le  droit  de  pleurer 
encore  un  peu^.  »  C'était  le  seul  jour  où,  à  prix  d'ar- 
gent, il  fut  permis  aux  Juifs  de  pénétrer  dans  Jérusa- 
lem. L'interdiction  d'y  rentrer  avait  paru,  pendant  le 
troisième  siècle,  tomber  en  désuétude  :  mais  elle  fut 
renouvelée  par  Constantin  6,  peut-être  à  la  suite  d'une 
nouvelle  révolte  dont  parle  saint  Jean  Chrysostome '^. 
Saint  Grégoire  de  Nazianze  affirme  que  l'interdiction 
existait  encore  de  son  temps  ^.  Dans  les  desseins  de  Ju- 


1.  Josèphe,  De  Bello  Judaico,  VII,  34. 

2.  Ibid. 

3.  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  I,  p.  642. 

4.  Pèlerin  de  Bordeaux,  éd.  Tobler,  p.  17. 

5.  Saint  Jérôme,  InSoph.,  I,  15.  Cf.  In  Jerem.,  18,  20,  30. 

6.  Eutychius,  Ann.,  I,  466. 

7.  Saint  Jean  Chrysostome,  Adv.  Judxos,  V,  11. 

8.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  VI,  18. 


L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE.  137 

lien,  cet  état  d'humiliation,  cette  attestation  vivante  de 
Taccomplissement  des  prophéties  devaient  cesser.  Les 
Juifs,  au  lieu  de  se  lamenter  sur  les  ruines  du  temple 
détruit,  vont  rentrer  en  vainqueurs  dans  un  temple 
nouveau,  et,  peuple  ressuscité,  reprendre  possession 
de  leur  ville  sainte. 


II.  —  L'échec  de  la  tentative. 

La  lettre  par  laquelle  Julien  communiqua  ses  inten- 
tions à  «  la  communauté  juive  »  est  une  des  plus  cu- 
rieuses qu'il  ait  écrites^. 

Il  commence  par  annoncer  la  suppression  d'une  taxe 
spéciale  sur  les  Juifs,  dont  les  conseillers  de  son  pré- 
décesseur Constance  avaient  préparé  les  rôles,  mais  qui 
n'avait  pas  encore  été  appliquée.  «  J'ai  trouvé,  dit-il, 
ces  rôles  dans  mes  archives,  et  je  les  ai  jetés  au  feu.  » 
Ce  lui  est  une  occasion  de  flétrir  encore  une  fois  les 
malheureux  conseillers,  dont  la  plupart  ont  déjà  été 
punis  par  lui  de  l'exil  ou  de  la  mort.  «  Vous  avez  moins 
à  blâmer  mon  frère  Constance  que  les  barbares  par 
l'intelligence  et  les  athées  par  l'âme  qui  mangeaient  à 
sa  table.  Je  les  ai  saisis,  et,  les  ayant  jetés  dans  un 
gouffre,  je  les  y  ai  fait  périr  de  telle  sorte,  qu'il  n'est 
même  pas  resté  parmi  nous  le  souvenir  de  leur  dispa- 
rition. » 


1.  Julien,  Ep.  25;  éd.  Hertlein,  p.  512.  —  L'authenticité  de  cette  lettre 
a  été  contestée  sans  raisons  sérieuses  par  Schwarz  [De  vita  et  scriptis 
Juliani  imper atoris,  p.  27).  Franz  Cumont  la  juge  écrite,  non  par  Julien, 
mais  sous  son  inspiration  par  un  secrétaire  {Sur  l'authenticité  de  quel- 
ques lettres  de  Julien,  p.  20).  Elle  est  citée  par  les  historiens  du  cinquième 
siècle,  Socrate,  III,  10,  et  Sozomène,  V,  22, 


138  L'ECHEC  DE  LA  TEiNTATIVE. 

S'immisçant  alors,  en  ami,  dans  les  affaires  intérieures 
de  la  communauté,  Julien  fait  part  aux  Juifs  de  ses 
efforts  pour  supprimer  des  abus  reprochés  par  eux  à 
leur  patriarche  et  à  ses  agents.  Depuis  la  ruine  de  Jéru- 
salem, les  Juifs  avaient  à  leur  tête  un  représentant  de 
leur  nation,  officiellement  reconnu  de  l'autorité  romaine, 
qui  portait  le  nom  de  patriarche  S  et  auquel  les  empe- 
reurs accordaient  le  titre  d'  «  illustre,  »  comme  aux 
grands  personnages  de  l'Empire  2.  Celui-ci  abusait  quel- 
quefois de  son  pouvoir  pour  augmenter  le  tribut  annuel 
que  lui  devaient  toutes  les  synagogues  de  TOrient  et  de 
l'Occident.  Il  devenait  alors,  selon  l'expression  d'un 
empereur  du  quatrième  siècle,  le  «  pillard  de  sa  nation  3,  » 
ou,  comme  l'a  dit  saint  Jean  Chrysostome  en  termes 
plus  modérés,  il  se  servait  de  ses  prérogatives  en  com- 
merçant^. La  levée  des  subsides  était  faite  en  son  nom 
par  des  agents  que  l'on  appelait  apôtres,  et  qui  étaient 
envoyés  dans  les  diverses  provinces  où  il  y  avait  des 
Juifs  5.  Ceux-là  devenaient  facilement  impopulaires, 
comme  tous  les  collecteurs  d'impôts.  Il  est  probable  que, 
sous  le  règne  de  Julien,  ils  avaient  plus  fortement  pres- 
suré leurs  coreligionnaires.  Au  moins  les  plaintes  pa- 
raissent-elles avoir  été  vives.  L'empereur  s'empressa  d'y 
prêter  l'oreille.  Il  vit  là  une  excellente  occasion  de  flatter 
la  masse  de  la  population  juive  aux  dépens  de  digni- 
taires qu'elle  n'aimait  pas  6.   «   Voulant,  écrit-il,  vous 


1.  Origène,  Ilepl  àp-xtov,  IV,  1. 

2.  Code  Théodosien,  XVI,  viu,  11. 

3.  Ibid.,  1. 

4.  Saint  Jean  Chrysostome,  Adv.  Judxos,  VI,  3. 

5.  Saint  Épiphane,  ^a?/<?.ç.,  \\\,^;CodeThéodos%en,WV,  viii,  11,14. 

6.  Peut-être  une  des  causes  de  celte  aversion,  partagée  par  Julien,  était- 
elle  dans  la  tendance  à  se  convertir  au  christianisme,  que  montrèrent 


L  ÉCHEC  DE  LA  TENTATIVE.  139 

être  plus  agréable  encore,  j'ai  invité  notre  frère  Jules, 
le  très  vénérable  patriarche,  à  réformer  ^  ce  qu'on  appelle 
chez  vous  l'apostolat,  et  à  ne  plus  laisser  personne  vous 
accabler  de  telles  taxes.  » 

La  suite  de  la  lettre  rappelle  aux  Juifs  la  reconnais- 
sance qu'ils  doivent  à  Julien  pour  «  la  parfaite  sécurité 
dont  ils  jouissent  sous  son  règne.  »  Je  vous  demande, 
continue  l'empereur,  «  le  secours  de  vos  plus  ardentes 
prières,  adressées  au  Maître  de  toutes  choses,  au  Dieu 
créateur,  dont  la  main  pure  a  daigné  ceindre  mon  front 
de  la  couronne.  »  Julien  termine  par  une  promesse. 
«  Si  je  reviens  victorieux  de  la  guerre  contre  les  Perses, 
alors,  ayant  reconstruit  votre  ville  sainte,  Jérusalem, 
que  depuis  tant  d'années  vous  désirez  voir  habitée,  je 
la  repeuplerai  ^  et  j'y  rendrai  grâces  avec  vous  au  Tout- 
Puissant.  » 

Saint  Grégoire  de  Nazianze  affirme  que  Julien,  qui 
connaissait  la  Bible  et  même  l'art  de  s'en  servir,  avait 


quelquefois  ces  dignitaires  juifs.  Voir  dans  saint  Épiphane,  Hœres.j  XXX, 
4-5,  de  curieux  détails  sur  la  conversion  du  patriarche  Hillel  et  d'un  de 
ses  apôtres,  le  comte  Joseph,  sous  le  règne  de  Constantin.  Comme  la 
dignité  de  patriarche  était  héréditaire,  Hillel  se  trouvait  être  le  père  ou  le 
grand-père  du  patriarche  en  exercice  sous  Julien.  Cf.  Tlllemont,  Mémoires, 
t.  VH,  p.  290-299. 

1.  KwXuôfjvai.  Talbot  traduit,  à  tort  selon  moi,  «  supprimer.  »  En  fait, 
r  «  apostolat  »  ne  cessa  point,  puisqu'on  le  retrouve  en  vigueur,  et  l'objet 
des  mêmes  plaintes,  en  399  :  Code  Théodosien,  XVI,  viii,  14. 

2.  Otxiffo).  Talbot  traduit  :  «  J'y  fixerai  mon  séjour,  »  ce  qui  est  un  con- 
tresens. L'idée  de  faire  de  Jérusalem  sa  résidence  n'a  pu  venir  à  Julien,  et 
le  sens  du  mot  grec  est  beaucoup  plutôt  :  «  Je  la  repeuplerai,  je  la  coloni- 
serai. »  Au  temps  de  Julien,  Jérusalem  était  loin  d'être  dépeuplée;  sa  pen- 
sée est  probablement  :  «  Je  la  repeuplerai  de  vos  compatriotes,  j'en  ferai 
une  colonie  juive.  »  Philostorge  (VHI,  9)  indique  clairement  cette  pensée, 
quand  il  dit  :  «  Julien  chassa  de  Jérusalem  les  chrétiens,  et  donna  la  ville  à 
habiter  aux  Juifs,  »  xoù;  XpiaTtavoù;  xtj;  irdXeto;  èxêàXwv  toÎ;  louSatoi; 
èS(oxe  xaToixeTv. 


140  L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE. 

fait  répandre  parmi  les  Juifs  un  recueil  de  passages  de 
l'Écriture  sainte,  dans  lesquels  il  leur  montrait  prédits  la 
rentrée  dans  la  patrie,  le  relèvement  du  temple  de  Jérusa- 
lem, la  remise  en  vigueur  de  leur  loi  et  de  leurs  rites  ^.  Il 
n'attendit  pas  le  retour  de  Perse  pour  préparer  la  recons- 
truction du  temple.  C'est  d'Antioche,  quelques  semaines 
avant  de  partir,  qu'il  lança  un  édit  commandant  cette  dif- 
ficile entreprise  2.  Elle  était  de  celles  qui,  si  elles  devaient 
réussir,  ne  le  pouvaient  que  par  le  concours  de  la  puis- 
sance impériale  et  de  la  richesse  juive.  Au  temple, 
d'ailleurs,  avait  toujours  été  attaché  le  nom  d'un  sou- 
verain :  il  y  avait  eu  le  temple  de  Salomon,  il  y  avait 
eu  le  temple  d'Hérode,  il  y  aurait  le  temple  de  Julien. 
L'œuvre  prit  tout  de  suite  un  caractère  officiel.  Julien 
nomma  un  directeur  des  travaux.  C'était  un  personnage 
considérable,  Alypius,  qui  avait  naguère  administré  la 
Bretagne  comme  vicaire  du  préfet  du  prétoire^.  On  a 
deux  lettres  de  Julien  à  ce  magistrat  :  l'une,  écrite  dans 
un  style  bizarre,  semble  faire  allusion  aux  desseins 
relatifs  à  Jérusalem.  «  Il  me  faut  beaucoup  de  monde, 
lui  dit  l'empereur,  pour  relever  ce  qui  est  tristement 
tombé  ^.  »  L'autre  loue  «  la  fermeté  unie  à  la  douceur. 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  3.  —  Dans  son  curieux  livre, 
l'Avenir  de  Jérusalem,  espérances  et  chimères,  1901,  p.  26-38,  M.  l'abbé  A. 
Lémann  a  rassemblé  les  prophéties  de  l'Ancien  Testament  dont  les  Juifs  se 
sont  vraisemblablement  autorisés  dans  les  tentatives  qu'ils  firent  durant 
la  période  romaine  pour  reconquérir  et  relever  la  ville  sainte.  C'est  peut- 
être  un  recueil  de  ce  genre  que  publia  Julien. 

2.  MM.  Bidez  et  Cumont,  Sur  la  tradition  manuscrite  des  lettres  de 
l'empereur  Julien,  p.  17,  note  1,  publient  un  texte  de  Lydus  [De 
mensibus,  éd.  Wiinsch,  1898,  p.  110),  qui  paraît  contenir  un  fragment 
de  cet  édit  :  Kal  'louXtavoç  ôte  Trpo;  Hépaa;  èffTpaireÛETO,  Ypâçwv  TouSaîoiç 
oÛTw  çYiffîv  àveyeipo)  yàp  |xeTà  7rà<n];  TrpoOufiioç  xov  vaôv  tou  d^iatOM  Oeoû. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXI II,  1. 

4.  Julien,  Ep.  29  ;  Hertlein,  p.  520. 


L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE.  141 

le  mélange  de  bonté,  de  prudence,  de  sévérité  et  d'éner- 
gie »  qu'Alypius  a  toujours  montrés  dans  le  maniement 
des  affaires  publiques.  Julien  l'y  remercie  de  l'envoi  d'un 
livre  de  géographie,  accompagné  d'un  plan  et  orné  de 
vers  iambiques.  S'agit-il  d'une  description  et  d'un  plan 
de  la  Bretagne,  d'une  description  et  d'un  plan  de  Jéru- 
salem? Le  style,  toujours  obscur,  ne  permet  pas  de  le 
savoir  ^  Des  sommes  très  importantes,  «  immodérées,  » 
au  jugement  d'Ammien  Marcellin,  furent  destinées  aux 
travaux^  et  mises  à  la  disposition  d'Alypius.  De  son  côté, 
la  nation  juive  prit  des  mesures  pour  y  contribuer.  «  Le 
trésor  immense  qui  était  à  la  disposition  du  patriarche,  » 
dit  saint  Jean  Chrysostome  3,  formait  un  fond  tout  prêt. 
L'enthousiasme  du  peuple  y  joignit  des  dons  volontaires. 
Les  femmes  se  dépouillaient  de  leurs  parures,  donnaient 
leurs  bijoux*.  Quelques-uns,  dit-on,  firent  même  faire 
des  outils  de  luxe,  des  bêches,  des  pioches  en  argent 
pour  remuer  la  terre,  des  corbeilles  en  argent  pour  la 
transporter^.  On  se  préparait  à  la  reconstruction  du 
temple,  à  la  fois  comme  à  une  entreprise  nationale  et  à 
une  fête.  «  Les  circoncis  sonnaient  de  la  trompette,  » 
dit  saint  Éphrem  dans  son  langage  imagé  ®. 

Les  travaux  commencèrent  par  des  terrassements.  Il 
fallait  faire  place  nette,  pour  élever  un  nouvel  édifice 
sur  un  plan  plus  vaste.  Les  fondations  restées  en  terre, 


1.  Ep.  30;  Hertlein,  p.  521. 

2.  a  Instaurare  sumptibus  cogitabat  immodicis.  »  Ammien  Marcellin, 
XXIII,  1. 

3.  Saint  Jean  Chrysostome,  Contra  Judxos  et  Gentiles,  16. 

4.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  4. 

5.  Théodoret,  III,  15:  Philostorge,  VII,  11. 

6.  Saint  Éphrem,  Hymne  \  contre  Julien  ;  Zeitschrift  fur  katolische 
Théologie,  1878,  p.  339. 


142  LÉCHEC  DE  LA  TENTATIVE. 

les  débris  calcinés  de  l'ancien  temple,  devaient,  préala- 
blement à  tout  travail,  être  enlevés.  Les  ouvriers  sur- 
veillés par  Alypius  et  par  le  gouverneur  de  la  province, 
un  grand  nombre  de  Juifs  qui  s'étaient  offerts  sponta- 
nément, s'y  appliquèrent  avec  ardeur.  Des  femmes 
mêmes,  en  grande  toilette,  servaient  Jes  ouvriers,  et  em- 
portaient de  la  terre  dans  les  plis  de  leurs  robes.  Les 
chrétiens  observaient  en  silence  cet  effort  pour  la  glo- 
rification de  leurs  ennemis  et  la  ruine  de  leur  foi.  Ils 
voyaient  les  Juifs  passer  près  d'eux,  et  leur  jeter  des 
regards  menaçants  ou  railleurs.  Ceux-ci  se  croyaient 
revenus  au  temps  des  prophètes.  Ils  se  sentaient,  pour 
la  première  fois  depuis  trois  siècles,  assurés  de  l'avenir. 
Savourant  d'avance  leur  triomphe,  ils  annonçaient  aux 
chrétiens  leur  volonté  de  prendre  sur  eux  la  revanche 
de  tous  les  maux  que  les  Romains  avaient  fait  souffrir  à 
leur  peuple.  Les  chrétiens  ne  paraissaient  pas  s'être 
effrayés  :  ils  avaient  foi  dans  les  promesses  divines. 
L'évêque  de  Jérusalem,  Cyrille,  les  excitait  à  cette  foi  : 
il  annonçait  que  l'oracle  du  Sauveur  continuerait  de 
s'accomplir,  et  que  du  temple  pas  une  pierre  ne  reste- 
rait. On  remarquait  que  les  ouvriers  païens  et  juifs 
semblaient,  dans  le  moment  même,  travailler  à  le  rendre 
vrai  à  la  lettre,  puisqu'ils  enlevaient  tout  ce  qui  restait 
encore  des  pierres  de  l'ancien  temple,  afin  de  niveler 
l'emplacement  du  nouveau^. 

Les  travaux  se  poursuivirent  au  milieu  de  grands 
troubles  atmosphériques.  On  était  dans  cette  période  de 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1;  saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V» 
4;  Rufm,  X,  37 ;  Tliéodoret,  III,  15;  Philostorge,  VII,  11  ;  Socrate,  III,  20; 
Sozomène,  V,  22. 


L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE.  143 

tremblements  de  terre  qui  causa  tant  de  ruines  pendant 
les  derniers  mois  de  362  et  une  partie  de  363.  C'est  à 
ce  moment  qu'en  Palestine,  en  Phénicie,  en  Syrie,  plu- 
sieurs cités  furent  à  demi  détruites.  On  cite  parmi  elles 
Nicopolis,  Neapolis,  Éleuthéropolis  et  Gaza.  Il  y  eut,  en 
certains  lieux,  de  tels  soulèvements  du  sol,  que  la  mer 
envahit  ses  rivages  et  inonda  des  quartiers  de  villes  i. 
A  Jérusalem,  le  sol,  subissant  le  contre-coup  de  ces 
secousses,  devint  mouvant.  Dès  les  premiers  terrasse- 
ments, il  causa  aux  ouvriers  de  nombreux  mécomptes. 
Plus  d'une  fois,  le  matin,  ceux-ci  trouvèrent  comblées 
par  des  éboulements  les  tranchées  qu'ils  avaient  ouvertes 
la  veille.  Un  tremblement  de  terre  se  fit  sentir  aussi  à 
Jérusalem,  et  renversa  un  portique,  sous  lequel  un  grand 
nombre  de  terrassiers  juifs  s'étaient  réfugiés  :  beaucoup 
périrent  écrasés,  d'autres  s'abritèrent  en  grande  hâte 
dans  une  église  voisine.  Malgré  ces  désastres,  les  travaux 
continuaient  :  la  ténacité  juive,  l'obstination  païenne, 
semblaient  lutter  avec  la  nature  déchaînée.  Mais  bientôt 
un  phénomène  plus  terrible  se  produisit.  Les  écrivains 
chrétiens  le  racontent  2  :  le  témoignage  impartial  et 
désintéressé  d'Ammien  Marcellin  confirme  leur  récit. 
«  Au  moment,  écrit-il,  où  Alypius,  aidé  du  gouverneur 
de  la  province,  pressait  le  plus  les  travaux,  de  terribles 
globes  de  flammes,  sortant  à  nombreuses  reprises  autour 


1.  LibanÏQS,  De  Vita  sua;  saint  Grégoire  deNazianze,  Oratio  V,|[6;  Phi- 
lostorge,  VII,  11.  • 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  4;  saint  Jean  Chrysostome, 
Contra  Judxos  etGentiles,i6;  In  sanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
Gentiles,  22;  Adversus  Judxos,  V,  11;  /w  Matth.  Homilia  IV,  1;  De 
îaudibus  S.  Pauli  apostoli  Hom.  IV;  saint  Ambroise,  Ep.  40;  Rufin,  X, 
37;  Philoslorge,  VII,  9;  Théodoret,  III,  15;  Socrate,  III,  20;  Sozomène, 
V,  22. 


144  L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE. 

des  fondations,  rendirent  la  place  inaccessible  aux 
ouvriers  et  en  brûlèrent  même  plusieurs.  Et  c'est  ainsi 
que,  les  éléments  s'y  opposant  tout  à  fait,  l'entreprise  dut 
être  abandonnée^.  » 

Les  chrétiens  virent  dans  cet  événement  l'accomplis- 
sement définitif  ou  la  confirmation  des  prophéties.  Ils 
se  redisaient  les  paroles  de  Jésus-Christ  et  en  cherchaient 
le  commentaire  dans  l'Ancien  Testament.  A  leurs  mé- 
moires, familières  avec  les  textes  bibliques,  revenaient 
ces  mots  des  Lamentations  de  Jérémie,  qui  semblaient 
peindre  d'avance  le  spectacle  dont  leurs  yeux  étaient 
encore  remplis  :  «  Le  Seigneur  a  allumé  une  flamme 
dans  Sion,  et  elle  en  a  dévoré  les  fondations  2.  »  On  ra- 
contait que,  dans  le  désordre  des  éléments,  d'autres 
phénomènes  s'étaient  produits.  Une  parhélie,  en  forme 
de  croix  lumineuse,  avait  été  vue  dans  les  airs  :  par  suite, 
peut-être,  de  cette  action  photographique  de  la  foudre, 
dont  la  science  a  noté  de  nombreux  exemples^,  des  croix 
s'étaient  imprimées  sur  les  habits  de  beaucoup  d'assis- 
tants, «  avec  l'élégance  de  la  broderie  ou  la  netteté  de 
la  peinture,  »  dit  saint  Grégoire  de  Nazianze  *. 


1.  «  Cum  itaque  rei  fortiter  instaret  Alypius,  juFaretque  provinci»  rec 
tor,  metuendi  globi  flammarum  prope  fundamenta  crebris  adsultibus 
erumpentes,  fecere  locum  exustis  aliquoties  operanlibus  inaccessum  :  hoc- 
que  modo  elemento  destinatius  repellente,  cessavit  iuceptum.  »  Aromien 
Marcellin,  XXIII,  1. 

2.  Lamentations,  iv,  11.  —  Voy.  aussi  Deutéronome,  xxxii,  12;  Jéré- 
mie, XXI,  14. 

.  3.  Voir  Poey,  Relation  historique  et  théorie  des  images  photo-électri- 
ques de  la  foudre.  —  On  se  souvient  que  dans  le  voisinage  du  lieu  où  les 
ouvriers  creusaient  les  fondations  du  temple,  il  y  avait  une  église  dans 
laquelle  beaucoup  de  personnes  cherchèrent  un  refuge.  La  façade  de  cette 
église  était  probablement  surmontée  d'une  croix  ou  portait  des  croix  sculp. 
tées  en  bas-relief. 
4.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  4,  7. 


L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE.  145 

Au  rapport  du  même  contemporain,  l'effet  produit  sur 
les  païens  et  sur  les  Juifs  fut  grand.  «  Ceux  qui  avaient 
été  témoins  de  ces  faits  en  ressentirent  une  telle  stupeur 
que  presque  tous,  d'une  même  voix,  invoquèrent  le  Dieu 
des  chrétiens,  lui  donnèrent  des  louanges  et  cherchèrent 
à  l'apaiser  par  des  prières;  beaucoup,  sans  retarder  leur 
conversion,  mais  au  moment  même  où  ces  choses  arri- 
vèrent, se  hâtèrent  vers  nos  prêtres,  et,  après  d'ardentes 
supplications,  furent  reçus  dans  l'Église,  instruits  de  nos 
mystères  sublimes,  enfin  purifiés  par  le  saint  baptême  : 
la  terreur  qu'ils  avaient  ressentie  fut  la  cause  de  leur 
salut  1.  )) 

Il  serait  curieux  de  savoir  quelle  impression  éprouva 
Julien,  quand  le  rapport  d'Alypius  l'avertit  de  l'échec  de 
son  entreprise  et  des  circonstances  qui  en  rendaient  l'a- 
bandon nécessaire.  C'est  ici  qu'il  nous  donne  un  specta- 
cle inattendu.  Avec  la  mobilité  ordinaire  de  son  esprit, 
Julien  semble  avoir  renoncé  tout  de  suite  à  ses  desseins, 
et  même  avoir  tourné  soudain  en  argument  contre  le 
judaïsme  la  ruine  des  espérances  qu'il  avait  fondées  sur 
la  restauration  de  celui-ci.  Dans  une  circulaire  destinée 
à  compléter  son  œuvre  de  réforme  du  paganisme,  et  qui 
est  des  derniers  temps  de  son  séjour  à  Antioche,  il  fait 
tout  à  coup  volte-face  au  sujet  des  Juifs  et  de  leur  tem- 
ple. 

«  Comment  les  prophètes  des  Juifs,  qui  invectivent 
contre  nous,  nous  parleront-ils  de  leur  temple,  trois  fois 
renversé,  et  pas  encore  relevé  aujourd'hui?  Je  ne  le  dis 
pas  pour  les  insulter,  moi  qui,  tout  récemment,  me  suis 
occupé  de  le  rétablir  en  l'honneur  de  la  Divinité  qu'on 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V. 

JULIEN   l'apostat.    —   III.  10 


146  L'ÉCHEC  DE  LA  TENTATIVE. 

y  adore;  mais  je  me  sers  de  cet  exemple  pour  prouver 
que  rien  d'humain  n'est  incorruptible,  et  que  les  pro-  : 
phètes  qui  ont  débité  ces  sornettes  vivaient  en  compa- 
gnie de  vieilles  folles.  Rien,  j'en  conviens,  n'empêche 
que  leur  Dieu  ne  soit  grand;  mais  il  n'a  pas  de  bons 
prophètes  et  de  bons  interprètes.  Cela  vient  de  ce  qu'ils 
n'ont  pas  cherché,  par  une  instruction  solide,  à  puri- 
fier leur  âme,  à  ouvrir  leurs  yeux  aveugles  et  à  dissiper 
les  ténèbres  de  leur  intelligence.  Ils  ressemblent  à  des 
hommes  qui,  regardant  une  grande  lumière  à  travers 
un  brouillard,  n'en  ont  point  une  vue  nette  et  pure 
et  la  prennent,  non  pour  une  pure  lumière,  mais  pour 
un  feu.  Les  yeux  fermés  à  ce  qui  les  entoure,  ils  crient 
de  toutes  leurs  forces  :  Frémissez  !  tremblez  !  feu  ! 
flamme!  mort!  grand  sabre!  exprimant  ainsi  en  beau- 
coup de  mots  la  seule  puissance  destructive  du  feu.  Il 
sera  mieux  de  montrer,  en  son  lieu,  combien  ces  in- 
terprètes des  paroles  de  Dieu  sont  inférieurs  à  nos 
poètes  ^  » 

C'est  ainsi  que  Julien  incrimine  et  bafoue  maintenant 
les  prophètes,  dont  il  exploitait  naguère  les  textes  pour 
encourager  les  Juifs.  Il  semble  avouer,  sans  le  dire,  que 
leurs  prédictions  se  sont  accomplies.  «  Quand  on  consi- 
dère, écrit  Newman,  que  Julien  fut,  en  réalité,  vaincu 
par  les  prophètes  du  peuple  qu'il  essayait  de  relever; 
qu'il  désirait  rebâtir  le  temple  juif  et  que  les  chrétiens 
déclaraient  qu'il  n'y  parviendrait  pas,  parce  que  les  pro- 
phètes juifs  avaient  rendu  l'œuvre  impossible  :  on  peut 
sûrement  croire  qu'au  moment  où  il  écrivait  ces  lignes, 
cette  pensée  même  se  présentait  à  son  esprit,  hanté  par 

1.  Julien,  Fragment  d'une  lettre-,  llertlein,  p.  379-380. 


L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE.  147 

remblème  prophétique  du  feu,  qui  venait  de  se  montrer 
si  récemment  dans  la  catastrophe  par  laquelle  ses  des- 
seins furent  déjoués^.  )) 

La  profonde  impression  produite  par  ces  faits  extraor- 
dinaires sur  Tesprit  des  chrétiens  était,  après  un  quart 
de  siècle,  aussi  vive  qu'au  lendemain  du  jour  où  ils  se 
passèrent.  «  Si  tu  viens  à  Jérusalem,  dit  saint  Jean 
Ghrysostome  dans  un  discours  prononcé  vers  387,  tu  ver- 
ras les  fondations  du  temple  creusées  et  vides  :  et  si  tu 
en  demandes  la  cause,  on  te  répondra  ce  que  nous  ve- 
nons de  raconter.  Car  de  ces  faits  nous  sommes  tous  les 
témoins  :  ils  ne  datent  point  de  si  longtemps  avant  notre 
âge  !  Considère  la  grandeur  de  cette  victoire.  Cela  n'eut 
pas  lieu  sous  des  empereurs  chrétiens  :  on  ne  peut  dire 
que  les  chrétiens  aient  essayé  d'empêcher  l'entreprise. 
Cela  eut  lieu  quand  nos  affaires  étaient  dans  un  état  la- 
mentable, quand  nous  tremblions  pour  notre  vie,  quand 
toute  liberté  nous  avait  été  enlevée,  quand  florissait  le 
paganisme,  quand  des  fidèles  les  uns  se  cachaient  dans 
leurs  maisons,  d'autres  émigraient  au  désert,  ou  au 
moins  évitaient  les  lieux  publics  :  alors  éclatèrent  ces 
événements  pour  confondre  l'impudence  de  nos  enne- 
mis 2.  » 

La  leçon  que  l'orateur  du  quatrième  siècle  tire  si  élo- 
quemment  de  faits  qui  se  passèrent  presque  sous  ses 
yeux  devient  plus  saisissante  encore  si  l'on  rapproche 
l'une  de  l'autre  plusieurs  époques  de  l'histoire,  et  si  l'on 
se  rappelle  les  phases  diverses  que  traversa  Jérusalem 


1.  Newman,  Essai  on  the  miracles  in  early  ecclesiastical  history, 
Oxford,  1842,  p.  clxxix. 

2.  Saint  Jeaa  Chrysostome,  Adv.  Judxos,  V,  11. 


148  L'ECHEC  DE  LA  TENTATIVE 

pendant  la  durée  de  l'Empire  romain.  On  la  voit  d'a- 
bord, à  la  fin  du  premier  siècle,  ruinée  par  Titus.  Elle 
est,  au  commencement  du  second,  transformée  par  Ha- 
drien en  une  ville  toute  païenne,  pleine  d'édifices  profa- 
nes et  de  temples  :  son  nom  même  disparaît,  elle  s'ap- 
pelle désormais  Aelia  Capitolina.  Deux  cents  ans  plus 
tard,  Constantin,  en  élevant  des  monuments  magnifi- 
ques sur  les  lieux  sanctifiés  par  la  mort  et  la  résurrection 
du  Sauveur,  sa  mère  Hélène,  en  inaugurant  le  mouve- 
ment des  pèlerinages  en  terre  sainte,  font  à  leur  tour 
de  Jérusalem  une  ville  chrétienne.  Vient  la  singulière 
époque  où  Julien,  à  la  fois  oublieux  de  son  baptême  et 
de  son  rôle  de  restaurateur  du  paganisme,  infidèle  tout 
ensemble  à  son  ancienne  et  à  sa  nouvelle  religion,  essaie, 
parla  plus  paradoxale  des  politiques,  de  refaire  de  Jéru- 
salem une  viUe  juive.  De  ces  tentatives  laquelle  a  réussi  ? 
Jérusalem  ne  possède  même  pas  une  ruine  de  ses  tem- 
ples païens.  Les  derniers  fondements  du  temple  juif  ont 
péri  sous  la  pioche  et  la  bêche  des  ouvriers  de  Julien. 
Et,  malgré  la  conquête  musulmane,  Jérusalem  demeure, 
pour  le  monde  entier,  la  gardienne  du  sépulcre  de  Jésus- 
Christ,  la  ville  chrétienne  de  Constantin. 


LIVRE  IX 

LA  GUERRE  DE  PERSE 


CHAPITRE  PREMIER 


LES     PREPARATIFS. 


I.  —  Derniers  mois  à  Antioche.  —  Le  Misopogon. 

Les  livres  de  Julien  contre  les  chrétiens  sont,  appa- 
remment, de  janvier  ou  février  363.  L'abandon  des  tra- 
vaux commencés  à  Jérusalem  eut  lieu  vers  le  même 
temps,  puisque  cette  décision  forcée  avait  été  prise  avant 
que  Julien  quittât  Antioche,  ce  qu'il  fît  le  5  mars.  Entre 
cette  dernière  date  et  le  commencement  de  l'année, 
plusieurs  événements  marquèrent  encore  son  séjour 
dans  la  capitale  de  la  Syrie. 

L'un  est,  le  1"  janvier,  sa  prise  de  possession  du  con- 
sulat pour  la  quatrième  fois.  Julien  rompit,  à  cette  oc- 
casion, avec  une  coutume  depuis  longtemps  établie, 
en  se  donnant  pour  collègue  dans  cette  magistrature 
annuelle  un  simple  particulier^.  Son  choix  tomba  sur 


1.  «  Videbatur  novum,  adjunctum  esse  Auguste  privatum,  quodpost  Dio- 
cletianum  et  Aristobulum  (anno  285)  nullus  meminerat  gestum.  »  Aminien 
Marcellin,  XXIII,  1.  —  Ammien  se  trompe,  car  en  288  Maximien  Auguste 
eut  aussi  un  particulier  pour  collègue. 


150  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE. 

l'un  de   ses  plus   intimes  amis,  FI.   Sallustius,    préfet 
du  prétoire  des  Gaules  ^. 

Julien  avait  demandé  à  Libanius  de  prononcer  à 
cette  occasion  son  panégyrique  -.  L'abondant  rhéteur 
s'acquitta  de  cette  tâche  avec  son  zèle  accoutumé  ^.  «  Tu 
l'emportes,  dit-il  au  prince,  sur  tous  les  orateurs  par  la 
connaissance  de  la  philosophie,  sur  tous  les  philoso- 
phes par  le  talent  de  l'orateur,  sur  les  uns  et  les  au- 
tres par  le  génie  poétique,  et  sur  tous  les  poètes,  parce 
que  tu  es  non  seulement  poète,  mais  encore  orateur  et  phi- 
losophe. ))  Cette  phrase  suffît  à  donner  le  ton  du  discours, 
où  la  louange  est  sans  mesure  comme  sans  nuances. Liba- 
nius passe  en  revue  toute  la  carrière  de  l'empereur,  dé- 
peint avec  complaisance  sa  vie  à  Antioche,  remplie  par 
la  dévotion  et  par  l'étude,  et  termine  le  panégyrique 
par  des  prédictions  et  des  souhaits,  auxquels  un  très  pro- 
chain avenir  allait  donner  le  plus  triste  démenti.  Il  an- 
nonce que  Julien  dépassera  la  longévité  du  législateur 
Solon;  puis,  tournant  ses  regards  vers  l'expédition  proje- 
tée, il  donne  libre  cours  aux  illusions  dont  quelques-uns 
se  berçaient  dans  l'entourage  du  prince.  «  Bientôt,  dit-il, 
notre  armée  soupera  dans  Suse,  et  les  Perses  captifs 
verseront  à  boire  à  nos  soldats.  »  Enflé  tout  à  la  fois  de 
sa  propre  importance  et  de  la  grandeur  des  événements 
auxquels  il  croit  déjà  assister  :  «  Une  solennité  pareille  à 
celle  qui  donne  lieu  à  ce  panégyrique,  jamais,  s'écrie-t-il, 
n'en  ont  vu  avant  ce  jour  ni  les  yeux  des  hommes,  ni 
les  regards  des  dieux*!  » 


1.  Aramien  Marcellin,   XXIII,  1. 

2.  Libanius,  De  Vita;  Reiske,  t.  I,  p.  85. 

3.  Libanius,  Ad  Julianum  consulcm  ;  Reiske,  t.  I,  p.  306. 

4.  Libanius    Ad  Julianum   consuletn,  in  fine.   —  Saint  Grégoire  de 


DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHK.  151 

Julien  célébra  sa  prise  de  possession  du  consulat  en 
visitant  le  temple  de  Jupiter  Philius  ^  et  celui  de  la  For- 
tune. Attentif  comme  il  était  aux  présages,  il  dut,  en 
arrivant  à  ce  dernier  temple,  ressentir  un  moment 
d'effroi.  Comme  le  cortège  impérial  gravissait  les  de- 
grés, un  des  prêtres,  qui  était  resté  en  arrière,  tomba 
mort.  Les  assistants  virent  dans  ce  fait  «  un  signe  tra- 
gique 2.  »  Mais  les  uns,  dit  Ammien,  par  sottise,  les  au- 
tres par  flatterie,  déclarèrent  que  le  présage  s'appli- 
quait au  plus  âgé  des  consuls,  c'est-à-dire  à  Salluste, 
dont  il  annonçait  la  mort  prochaine  ^.  Cependant  d'au- 
tres événements  attirèrent,  presque  aussitôt,  l'attention 
publique,  et  parurent  à  quelques-uns  un  sombre  aver- 
tissement. 

Deux  des  hommes  les  plus  engagés  dans  la  lutte  con- 
tre les  chrétiens  moururent  dans  les  premières  semai- 
nes de  363.  Le  surintendant  Félix,  ce  renégat  auquel 
Libanius  donne  les  épithètes  de  «  beau  et  courageux*,  » 
mais  que  d'autres  témoignages  nous  montrent  sous  un 
jour  très  différent,  disparut  le  premier.  C'est  lui  qui, 
faisant  habilement  honneur  à  l'éloquence  impériale  de 
sa  conversion  à  l'hellénisme,  s'était  insinué  dans  la  con- 
fiance de  Julien  5.  On  l'a  vu,  lors  du  pillage  de  la  prin- 


Nazianze  a  probablement  lu  ce  discours  et  semble  y  faire  allusion,  quand 
il  s'écrie  :  «  Où  est  la  Babylone  tant  vantée?...  où  les  Perses  et  les  Mèdes, 
que  l'on  croyait  déjà  captifs?  où  ces  dieux,  qui  marchaient  devant  et  com- 
battaient pour  lui?...  Tous  ces  emphatiques  discours  des  impies  se  sont 
•^vanouis  comme  des  rêves.  »  Oratio  V,  25. 

1.  Libamius,  Legatio  ad  JuUanum. 

2.  «  SasTum.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1. 

3.  Ibid. 

4.  Libanius,  Ad  Julianum  consulem;  Reiske,  t.  I,  p.  436. 

5.  Ibid.  Voir  t.  II,  p.  312. 


152  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE 

cipale  église  d'Antioche,  s'associer  aux  plus  grossières 
profanations  ^  Une  hémorragie  l'enleva  subitement-. 
Ce  fut  presque  tout  de  suite  le  tour  d'un  autre  profana- 
teur, l'oncle  même  de  l'empereur,  le  comte  Julien. 
Ammien  fait  mention  seulement  de  sa  mort,  à  la  suite 
de  celle  de  Félix  3.  Les  écrivains  chrétiens  en  racontent 
d'horribles  détails.  Il  succomba,  disent-ils,  à  une  ma- 
ladie longue  et  répugnante,  le  corps  plein  d'abcès,  qui 
crevaient  à  l'intérieur,  rendant  des  excréments  par  la 
bouche  et  dévoré  vivant  par  les  vers  ' .  On  dit  qu'il 
éprouva  le  repentir  des  excès  auxquels  il  s'était  laissé 
entraîner^,  l'avoua  à  sa  femme,  qui  était  demeurée 
chrétienne  ^,  et  fit  demander  à  l'empereur  de  rouvrir  les 
égUses  d'Antioche  "^  ;  mais  on  dit  aussi  que,  trois  jours 
avant  sa  mort,  il  prononçait  encore  la  condamnation 
de  chrétiens*.  Quoi  qu'il  en  soit  du  plus  ou  moins 
d'exactitude  de  ces  détails,  la  fin  du  comte  Julien,  sui- 
vant de  près  celle  du  surintendant  Félix,  fut  interprétée 
par  tous,  païens  et  chrétiens,  comme  un  présage 
menaçant  pour  le  prince.  Le  peuple,  lisant  sur  les 
monuments  élevés  par  l'empereur  la  formule  habi- 
tuelle :  «  Julien,  pieux,  heureux,  Auguste,  »  Julianus, 
piuSj  felixy  Augustiis,  disait  :  «  Félix  qï  Julien  sont  déjà 


1.  Voir  plus  haut,  p.  73. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1. 

3.  Ibid. 

4.  Philostorge,  VII,  10;  Théodoret,  IIF,  9;  Sozomène,  V,  8;  Passio  S. 
Theodoriti,  ^;  Passio  SS.  Bonosi  et  Maximiliani,  5,  dans  Ruinait,  p.  661 
et  667.  —  Mort  semblable  du  persécuteur  Galère  ;  la  Persécution  de  Dio- 
clétien,  2*  édit.,  t.  II,  p.  153. 

5.  Passio  S.  Theodoriti,  4. 

6.  Passio  SS.  Bonosi  et  Maximiliani,  5. 

7.  Passio  S.  Theodoriti,  4. 

8.  Passio  SS.  Bonosi  et  Maximiliani,  6. 


DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE.  153 

morts;  c'est  maintenant  le  tour  d'Auguste^,  »  Et  Ton 
avait  le  sentiment  qu'un  malheur  tout  proche  planait 
sur  celui-ci  2. 

Le  dernier  acte  de  juridiction  du  comte  Julien  parait 
avoir  été  une  sentence  capitale  prononcée  contre  deux 
soldats  chrétiens,  Bonose  et  Maximilien.  Les  détails  rap- 
portés dans  leur  Passion  sont  trop  peu  sûrs  pour  qu'il 
y  ait  lieu  de  l'analyser  tout  entière,  bien  qu'elle  ren- 
ferme vraisemblablement  plus  d'un  trait  historique  3. 
Mais  on  en  retiendra  au  moins  la  substance,  à  savoir 
que  Bonose  et  Maximilien  étaient  les  porte-étendards  des 
deux  cohortes  des  Jo viens  et  des  Herculiens,  qu'ils  avaient 
refusé,  malgré  l'ordre  donné  à  toute  l'armée,  de  suppri:- 
mer  le  monogramme  du  Christ  des  drapeaux  dont  ils 
avaient  la  garde,  et  qu'en  punition  de  ce  refus  ils  fu- 
rent mis  à  mort  ^.  Leurs  Actes  disent  que  toute  la  popu- 


1.  «  Felice  enim  largitionum  comité  profluvio  sanguinis  repente  exstincto, 
eumque  comité  Juliano  secuto,  vulgus  publicos  contuens  titulos,  Felicem 
Julianum  Augustumque  pronuntiabat.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1. 

2.  «  Omine  quodara  (ut  docuit  exitus)  praesentissimo.  »  Ibid. 

3.  Par  exemple  la  présence  du  prince  persan  Hormisdas,  la  modération 
du  préfet  du  prétoire  Sallustius  Secundus. 

4.  La  Passion  de  ces  saints,  reproduite  par  Ruinart,  est  intitulée  :  Pas- 
sio  SS.  Bonosi  et  MaximUiani  militum,  de  numéro  Herculianorum  se- 
nioi'um  sub  Juliano  imperatore  et  Juliano  comité  ejus,sub  die  XII  Ka- 
lendas  octobres.  —  Sur  les  motifs,  tirés  du  texte  même  de  la  Passion, 
qui  font  préférer  à  cette  indication  chronologique,  et  à  d'autres  différen- 
tes, la  fin  de  décembre  362  ou  le  commencement  de  janvier  363,  voir  Rui- 
nart, p.  663,  et  surtout Tillemont,  Mémoires,  t.  VII,  p.  739-740,  notexxv 
Kur  la  persécution  de  Julien.  —  Dans  le  dernier  paragraphe  de  la  Passion 
se  lit  cette  phrase  :  «  Tune  Julianus  comes  dixit  ad  Jovianum  et  Hercolia- 
num  :  Mutate  signum  quod  habetis  in  labaro,  »  etc.  Il  semble  qu'il  y  ait 
ici  une  confusion  dans  le  texte,  car  nulle  part  ailleurs  il  n'y  est  question 
de  ce  Jovianus  et  de  cet  Hercolianus:  très  probablement  Bonosus  et  Maxi- 
milien, ex  numéro  Herculianorum  [et  Jocianorum),  sont  désignés  par  ces 
mots,  dont  un  copiste  ignorant  aura  fait  des  noms  propres.  Ammien  Mar- 
cellin,XXII,  3,  fait  allusion  aux  cohortes  des  Joviani  et  des  Herculiani,  qui 


154  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCIIE. 

lation  chrétienne  d'x\ntioche,  conduite  par  l'évêque  or- 
thodoxe Melèce,  qu'entouraient  ses  sufiragants,  leur  fit 
escorte  jusqu'au  lieu  de  l'exécution^. 

Deux  autres  militaires  subirent  le  même  sort,  le 
25  janvier.  Ils  se  nommaient  Juventin  et  Maximin,  et 
appartenaient  à  la  garde  impériale. 

C'étaient  de  fervents  chrétiens.  Dans  un  repas  de  sol- 
dats, il  leur  arriva  de  blâmer  tout  haut  la  politique  reli- 
gieuse de  .Tulien.  «  On  était  plus  heureux  autrefois, 
dirent-ils.  Mais  aujourd'hui,  à  quoi  bon  vivre,  voir  le 
soleil,  quand  les  plus  saintes  lois  sont  foulées  aux  pieds, 
la  piété  outragée,  le  Maître  de  toutes  les  créatures  mé- 
prisé? Tout  est  rempli  de  la  fumée  noire  et  immonde 
des  sacrifices;  on  ne  peut  même  plus  respirer  un  air 
pur 2!  »  Ce  propos  de  table  était  imprudent.  Il  suffisait 
qu'il  tombât  dans  l'oreille  d'un  délateur  pour  être  trans- 
formé en  crime  de  lèse-majesté.  C'est  ce  qui  advint. 
Tous  les  convives  n'étaient  pas  surs  :  l'un  d'eux  ^  fit  sa 
cour  en  dénonçant,  et  probablement  en  aggravant,  les 
paroles  échappées  à  la  pieuse  colère  de  Juventin  et  de 
Maximin. 

Julien  les  trouva  séditieuses.  A  ce  moment,  il  se  dé- 


datent de  Dioclélien  et  de  Maximien  Hercule.   D'après  Sozomène  {VI,  6), 
Valentinien  avait  été  tribun  d'une  de  ces  cohortes. 

1.  a  Meletius  episcopus  cum  fratribus  suis  et  coepiscopis  lœlantes  eos 
ad  campum  usque  prosecuti  sunt,  quae  universa  tune  civitas  lœtata  est, 
quœ  sibi  martyres  provenire  gaudebat.  »  Passio  SS.  Bonosi  et  Maximi- 
liani,  5.  —  Les  coepiscopi  dont  parle  le  texte  me  paraissent  devoir  être 
assimilés  aux  chorévêques  ou  évêques  de  la  campagne.  Dès  le  troisième  siè- 
cle, on  voit  à  Antioche  des  chorévêques  (ÈTïicrxoTiot  tûv  àyptôv)  autour  de 
Paul  de  Samosate;  Eusèbe,  Hist.  eccL,  VII,  30. 10;  cf.  Les  dernières  per- 
sécutions du  troisième  siècle,  3"  éd.,  p.  22G. 

2.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  SS.  martyres  Juventinum  et  Maximi' 
num,  2. 


DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE.  155 

fiait  d'une  partie  de  son  armée.  Il  savait  que  si  certains 
corps  lui  étaient  aveuglément  dévoués,  d'autres,  même 
dans  la  garde  impériale,  se  montraient  moins  favorables 
à  sa  politique.  On  a  vu  que  les  Joviens  et  les  Herculiens 
avaient  supporté  que  leurs  porte-étendards  conservas- 
sent pendant  toute  une  année  sur  les  drapeaux  le  mono- 
gramme du  Christ,  malgré  les  ordres  de  l'empereur. 
Les  scutaires  ne  paraissaient  pas  plus  sûrs.  Deux  de  leurs 
tribuns,  Romain  et  Vincent,  venaient  d'être  envoyés  en 
exil,  sous  prétexte  «  qu'ils  agitaient  des  desseins  plus 
hauts  que  leurs  forces^,  »  c'est-à-dire  apparemment 
qu'ils  conspiraient.  Peut-être  cet  exil  se  rattache-t-il  à 
un  complot,  vrai  ou  faux,  dont  parle  Libanius  :  des  sol- 
dats de  la  même  arme  auraient,  dans  les  fumées  du  vin, 
annoncé  le  projet  d'enlever  ou  de  tuer  Julien  lors  d'une 
prochaine  revue  2.  Le  complot  ne  parut  sans  doute  pas 
très  sérieux,  car  ces  soldats  furent  seulement  exilés, 
comme  l'avaient  été  leurs  chefs  Romain  et  Vincent  ^. 
Mais,  venant  après  ces  faits,  les  paroles  échappées  à  Ju- 
ventin  et  à  Maximin,  qui  étaient  aussi  des  scutaires*^ 
purent  faire  croire  que  le  complot  avait  eu  des  ramifica- 
tions plus  étendues,  et  que  des  conspirateurs  plus  dan- 
gereux restaient  à  découvrir.  Julien  voulut  interroger 
lui-même  les  deux  militaires. 


1.  «  Romanusquinetiam  et  Vincenlius,  scutariorum  scholae  primaesecun- 
daequetribuni,  agitasse  convictiquaedam  suis  viribus  alliora,  acti  sunt  in 
exsilium.  »  Ammien  Marceliin,  XXII,  11. 

2.  Libanius,  Legatio  adJulianum  ;  Ad  Aiitiochenos  de  régis  ira;  Epi- 
taphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  399,  491,  589. 

3.  Ibid.  A  celte  répression  bénigne  fait  peut-être  allusion  Ammien, 
quand  il  dit  de  Julien  :  «  Constat  eum  in  apertos  aliquos  inimicos  insi- 
diatores  suos  ita  consurrexisse  mitissime,  ut  pœnarum  asperitatem  ge-^ 
nuina  lenitudine  castigaret.  »  Ammien  Marceliin,  XXV,  4. 

4.  Théodoret,  Hist.  eccL,  III,  15. 


156  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE. 

Leur  réponse  à  ses  questions  ne  fut  guère  que  la  con- 
firmation et  la  reproduction  du  propos  incriminé.  «  Em- 
pereur, lui  dirent-ils,  nous  avons  été  élevés  dans  la  vraie 
piété,  sous  le  régime  des  lois  excellentes  portées  par 
Constantin  et  ses  fils;  nous  déplorons  aujourd'hui  de 
voir  que  tout  est  rempli  par  toi  d'abomination,  au  point 
que  ce  qu'on  mange  et  ce  qu'on  boit  est  souillé  par  l'im- 
pureté des  sacrifices.  C'est  là  ce  dont  nous  nous  sommes 
plaints,  et  ce  dont  nous  gémissons  aujourd'hui  devant 
toi,  car  c'est  la  seule  chose  que  nous  [ayons  à  blâmer 
dans  ton  gouvernement  ^.  »  Ce  langage  indépendant  n'é- 
tait pas  pour  satisfaire  Julien  :  avant  même  d'avoir  in- 
struit le  procès,  il  prononça  contre  les  deux  soldats  la 
peine  de  la  confiscation.  Leurs  biens  furent  vendus  aux 
enchères,  et  eux-mêmes  mis  en  prison  2. 

Ils  y  demeurèrent  quelque  temps,  pendant  lequel  se 
poursuivait  l'instruction  de  l'affaire.  Mais  alors  se  pro- 
duisit une  manifestation  inattendue.  On  sait  que,  dans 
l'antiquité  romaine,  l'accès  des  prisons  était  facile.  L'his- 
toire des  persécutions  a  montré  les  accusés  ou  les  con- 
damnés chrétiens  visités  par  la  foule  de  leurs  coreli- 
gionnaires 2.  La  coutume  était  ici  plus  forte  que  toutes 
les  consignes.  Ce  qui  s'était  vu  aux  siècles  précédents  se 
produisit  pour  Juventin  et  Maximin.  «  Toute  la  ville,  » 
dit  saint  Jean  Chrysostome,  les  visita,  en  dépit  des  dé- 
fenses. On  priait  et  l'on  chantait  avec  eux;  si  bien  que, 


1.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  SS.  Juveniinum  et  Maximinum,  2. 

2.  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers  siècles, 
3«  éd.,  "pA^^k-X^^;  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié 
du  troisième  siècle,  3«  éd.,  p.  111,  349,  350,  411  ;  Les  dernières  persécu^ 
lions  du  troisième  siècle,  3"  éd.,  p.  119,  130;  La  persécution  de  Dio- 
clélien,  3«  éd.,  t.  I,  p.  202,  261  ;  t.  II,  p.  103. 


DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE.  157 

«  alors  que  Téglise  était  fermée,  c^est  la  prison  qui  deve- 
nait l'église^.  » 

Si  des  hommes  d'un  caractère  si  ferme,  et  qu'entou- 
rait une  telle  popularité,  pouvaient  être  déterminés  à 
une  apostasie  publique,  ce  serait  pour  la  cause  des 
dieux,  pensa  Julien,  un  éclatant  succès.  Il  mit  tout  en 
œuvre  pour  l'obtenir.  Des  agents  secrets  reçurent  l'ordre 
de  se  mêler  aux  visiteurs,  et  d'essayer  de  convaincre  les 
deux  accusés.  «  Si  vous  vous  convertissez,  leur  dirent- 
ils,  non  seulement  vous  apaiserez  la  colère  de  l'empe- 
reur, mais  encore  vous  obtiendrez  un  plus  haut  grade. 
N'avez-vous  pas  vu  d'autres  de  votre  profession  agir 
ainsi?  —  C'est  là  pour  nous,  répondirent  les  deux  mili- 
taires, une  raison  de  plus  de  résister  virilement  ;  il  nous 
faut  expier  la  chute  de  ceux-ci  par  notre  sacrifice-.  » 
Les  tortures  n'eurent  pas  plus  de  succès  que  les  pro- 
messes et  les  menaces  ^. 

Vaincu  par  la  résistance  courageuse  de  Juventin  et  de 
Maximin,  Julien  se  décida  à  prononcer  leur  sentence.  Il 
les  condamna  à  mort.  Bien  entendu,  le  jugement  fut 
motivé,  non  par  la  profession  de  foi  chrétienne  qu'ils 
avaient  faite  à  plusieurs  reprises,  mais  par  l'inculpation 
«  d'avoir  prétendu  à  la  tyrannie  *,  »  c'est-à-dire  d'avoir 
conspiré.  Comme  le  remarque  ici  saint  Jean  Chrysos- 
tome^  après  saint  Grégoire  de  Nazianze  ^,  Julien  n'avait 
rien  tant  à  cœur  que  d'éviter  de  faire  des  martyrs,  mais 


1.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  SS.  Juventinum  et  Maximinum,  2. 

2.  Ihid. 

3.  Théodoret,  Hist.  eccL,  III,  15. 

4.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  SS.  Juventinum  et  Maximinum,  2. 

5.  Ihid.,  1. 

6.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  58;  Orafio  VII,  11. 


158  DERNIERS  MOIS  A  AMIOCHE. 

il  saisissait  avec  empressement  les  occasions  que  le  droit 
commun  offrait  de  frapper  des  chrétiens.  Dans  la  popu- 
lation civile,  ((  quiconque,  sous  les  précédents  empe- 
reurs, avait  démoli  des  autels,  détruit  des  temples,  pillé 
des  offrandes,  ou  fait  quelque  acte  de  ce  genre,  était 
traduit  devant  les  tribunaux  et  mis  à  mort,  soit  qu'il  ait 
commis  réellement  ces  actions,  soit  qu'il  en  ait  été 
accusé  ^  »  A  plus  forte  raison  en  était-il  ainsi  dans  l'ar- 
mée, où,  pour  une  désobéissance  à  quelque  ordre  bles- 
sant leur  conscience  ou  pour  une  manifestation  trop 
vive  de  leurs  sentiments,  les  soldats  chrétiens  «  étaient 
frappés  sans  miséricorde,  comme  coupables  d'innova- 
tions contraires  aux  institutions  romaines,  comme  ayant 
oublié  la  soumission  due  au  gouvernement  et  le  respect 
dû  à  l'empereur  2.  »  Ce  fut  le  cas  de  Juventin  et  de 
Maximin.  Il  semble  cependant  que,  cette  fois,  on  ait  eu 
honte  de  la  disproportion  entre  l'énormité  du  châtiment 
et  la  légèreté  de  l'offense,  car  on  les  décapita  pendant 
la  nuit.  Mais  on  ne  réussit  pas  à  écarter  les  témoins.  Des 
chrétiens  bravèrent  tous  les  périls  pour  recueillir  les 
reliques  des  martyrs.  On  dit  qu'au  moment  de  les  mettre 
au  tombeau,  ils  remarquèrent  la  beauté  de  ces  corps 
étendus,  de  ces  têtes  coupées ,  sur  lesquels  semblait 
planer  déjà  une  immortalité  radieuse  ^, 


1.  Saint  Jean  Chrysoslome,  In  SS.  Juventinum  et  Maximinum,  1. 

2.  ...*0;  Ttepi  xk  199)  'P(0[xa((ijv  vewTspîÇovxaç,  xat  elç  iroXiTetav  xai  paffiXéa 
è^afJLapxavovTa;.  Sozomène,  V,  17.  — Au  rapport  du  même  historien,  quand 
le  tribun  Valentinien  fut  exilé  pour  s'être  déclaré  chrétien,  on  donna  pour 
prétexte  à  l'ordre  d'exil  «  une  négligence  dans  l'instruction  de  ses  sol- 
dats. »  Car,  continue  Sozomène  (VI,  6),  «  Julien  ne  voulait  pas  paraître 
l'avoir  puni  pour  cause  de  religion,  de  peur  qu'on  ne  l'honorât  comme 
martyr  et  confesseur.  » 

3.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  SS.  Juventinum  et  Maximinum,  3.  — 
«  L'histoire  des  saints  Juventin  et  Maximin,  au  moins  dans  ses  lignes  prin- 


DERNIERS  MOIS  A  ANÏIOCHE.  159 

Le  supplice  des  soldats  chrétiens  acheva  d'aigrir  contre 
Julien  la  population  d'Antioche.  C'est  un  sentiment  reli- 
gieux sans  doute,  mais  aussi  un  mouvement  d'opposi- 
tion et  de  réprobation  qui  avait  porté  «  la  ville  entière,  » 
selon  le  mot  de  saint  Jean  Chrysostome,  à  visiter  Juventin 
et  iMaximin  dans  leur  prison.  On  se  disait  qu'ils  étaient 
coupables  seulement  d'avoir  exprimé  ce  qui  était  dans 
la  pensée  et  dans  le  cœur  de  beaucoup  de  leurs  conci- 
toyens. L'indulgence  excessive  de  Julien  pour  d'autres 
soldats  qui  s'étaient  donnés  corps  et  âme  à  sa  fortune 
rendait  plus  révoltante  encore  sa  cruauté  pour  ceux  qui 
avaient  réclamé,  même  avec  hardiesse,  les  droits  de  la 
conscience.  Plus  approchait  le  moment  du  départ  pour 
la  Perse,  plus  il  multipliait  le  nombre  des  victimes  sa- 
crifiées devant  les  autels  des  dieux.  C'est  alors  que  tom- 
baient quotidiennement  ces  centaines  d'animaux  de  tout 
poil  et  de  tout  plumage  dont  parle  Ammien  Marcellin^. 
A  la  suite  de  ces  sacrifices,  les  soldats  appartenant  aux 
cohortes  privilégiées  des  Pétulants  et  des  Celtes,  de- 
meurés tout-puissants  parce  qu'ils  avaient  eu  la  princi- 
pale part  dans  la  révolution  de  Paris,  passaient  leur 
temps  à  se  gorger,  dans  les  temples,  de  la  chair  des 
victimes  et  à  remplir  les  sanctuaires  païens  d'une  orgie 
continuelle.  Quand  ils  en  sortaient,  alourdis  par  l'i- 
vresse, ils  forçaient  les  passants  à  les  reporter  sur  leur 
dos  à  la  caserne  ~.  Ces  excès,  cette  oppression  des  citoyens, 
ce  gaspillage  de  viandes,  alors  qu'Antioche  souffrait 
encore  de  la  famine^,  augmentaient  l'impopularité  de 

cipales,  n'est  pas  douteuse.  »  Pio  Franchi  de'  Cavalieri,  dans  Nuovo  Bull, 
di  arch.  crist.,  1903,  p.  121,  note  2. 

1.  Ammien  Marcellin,  XXU,  12.  Voir  t.  II,  p.  213. 

2.  Ibid. 

3.  Encore  en  janvier  et  mars  363,  Libanius  signale  à  Antioche  uevia 


160  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE. 

Julien,  et,  par  contraste,  rendaient  plus  chère  et  plus 
touchante  la  mémoire  des  hommes  courageux  qu'il  avait 
frappés  avec  une  sévérité  implacable. 

Sous  le  coup  d'une  juste  indignation,  l'humeur  fron- 
deuse des  habitants  d'Antioche  ne  gardait  plus  de 
mesure.  La  vue  du  prince  leur  devenait  insupportable. 
Chacun  de  ses  actes,  chacune  de  ses  paroles,  provoquait 
la  comparaison  et  les  regrets.  A  sa  vie  étrange,  tantôt 
passée  dans  la  retraite  au  fond  du  palais,  en  compagnie 
de  quelques  hommes  de  lettres,  tantôt  exposée  au  public 
dans  des  cérémonies  religieuses  qu'il  rêvait  pures,  mais 
qui  mêlaient  trop  souvent  les  exhibitions  de  mauvais 
lieu  aux  scènes  de  boucherie,  la  malignité  syrienne 
comparait  la  cour  splendide  du  précédent  empereur,  les 
églises  de  marbre  et  d'or  bâties  par  lui,  les  manifesta- 
tions de  sa  piété  :  ce  que  celle-ci  avait  eu  d'intempérant 
et  de  tyrannique  s'effaçait  de  la  mémoire  du  peuple,  qui 
se  souvenait  seulement  du  souverain  magnifiquement 
agenouillé  dans  sa  pourpre  devant  l'autel  chrétien.  Le 
nouveau  prince,  presque  toujours  affublé  d'un  habit  de 
philosophe  ou  d'une  robe  de  pontife  païen,  paraissait 
à  ses  sujets  d'Antioche  un  être  malfaisant,  chétif  et  ridi- 
cule. En  quelques  mois  de  séjour  dans  leur  ville,  il  n'avait, 
malgré  ses  efforts  pour  se  rendre  populaire,  réussi  qu'à 
blesser  tout  ensemble  leurs  sentiments  et  leurs  intérêts. 
Les  dix  ou  onze  années  que  Constance,  pendant  sonj 
règne,  passa  dans  la  capitale  de  la  Syrie  leur  semblaient j 
en  comparaison,  avoir  été  un  âge  d'or.  Aussi  prenaient-* 
ils  plaisir  à  exaspérer  Julien  en  se  déclarant,  en  tout 


àyopâç  (Ep.  695)  et  <niàvi;  tûv  (bv(wv  (Ep.  712)  :  la  disette  dure  encor(( 
pendant  la  guerre  de  Perse  (Ej).  1439). 


DERiNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE.  161 

occasion,  dévoués  au  X  et  au  K,  —  initiales  grecques  du 
nom  du  Christ  et  de  celui  de  Constance  ^. 

Ils  avaient  une  autre  manière  encore  de  le  blesser  au 
vif.  C'était  de  railler  son  extérieur.  On  s'amusait  tout 
haut  de  le  voir  marcher  «  en  élargissant  ses  épaules 
étroites,  en  tendant  son  menton  orné  d'une  barbe  de 
bouc,  en  redressant  sa  petite  taille,  comme  s'il  eût  été 
l'un  des  géants  de  la  mythologie  -.  »  On  l'appelait  «  le 
bouc  3,  »  «  le  Cyclope  ^.  »  On  parlait  de  faire  des  cordes 
avec  sa  barbe  ^.  On  raillait  le  profil  hirsute  que  lui 
donnaient  ses  monnaies  ^ .  On  le  chansonnait  en  vers 
anapestes  " ,  dont  le  refrain  était  :  «  Fais-toi  raser  ^  !  » 
Puisqu'il  ne  voulait  pas  suivre  les  conseils  d'une  sage 
politique,  qui  l'eût  engagé  (comme  il  le  reconnaissait  lui- 
même  9)  à  ne  pas  choquer  toute  une  ville  par  sa  négligence 


1.  Julien,  Misopogon;  Hertlein,  p.  460. 

2.  «  Ridebalurenim  ut  Cercops,  homo  brevis,  humerosextentans  angus- 
tos,  et  barbam  prœ  se  ferenshircinam,grandiaque  incedens,  lanquam  Oli 
fraler  et  Ephialtis,  quorum  proceritatem  Homerus  in  immensum  tollit.  » 
Ammien  Marcellin,  XXII,  14. 

3.  Tpâyov  aù-rbv  ùjv6[jLa2;ov.  Zonare,  Ann.^  XIII.  —  Peut-être  senlait-il 
mauvais;  Épictète  recommande  à  ses  disciples  la  propreté  corporelle,  parce 
qu'on  n'a  pas  «  le  droit  d'empester  ses  voisins.  »  Entretiens,  IV,  11. 

4.  Ammien  Marcellin,  XXII,  14. 

5.  Julien,  Misopogon  ;  Hertlein,  p.  435, 

6.  Ibid.,  p.  459.  J'entends  ainsi  le  reproche  fait  aux  Antiochiens,  èÇuêpS- 
![ovTaç  TO'jç  ào-/ovTa;  xai  Touxtov  eî;  Ta;  ysvetou  Tpt"/aç  xal  xà  èv  toTç  vofxtafxafft 
yapàyjjLaTa  (Hertlein,  p.  459).  Les  historiens  Socrate  (III,  17)  et  Sozomène 
(V,  19)  disent  que  les  Antiochiens  raillaient  aussi  le  revers  des  monnaies 
de  Julien,  qui  portait  gravé  un  taureau,  et  prétendaient  que  Julien  renver- 
sait de  fond  en  comble  le  monde,  comme  on  abattait  les  taureaux  en  les 
immolant. 

7.  Cf.  Libanius,  Ad  Antiochenos  de  régis  ira;  Reiske,  t.  I,  p.  495. 

8.  Julien,  Misopogon;  Hertlein,  p.  445,  471.  —  Par  surcroît  de  malice, 
on  attribuait  les  épigrammes  et  les  satires  aux  habitants  des  villes  les 
|)lus  dévouées  en  paganisme,  comme  Émèse;  mais  Julien  ne  s'y  laissait 
pas  prendre.  /6id.;  Hertlein,  p.  466. 

9. /^itZ.;  Hertlein,  p.  450. 

lULIEN"   l'apostat.   —  III.  H 


162  /    DEl^NIERS  MOIS  A  ANTiOCHE. 

corporelle,  Julien  n'avait  sans  doute  qu'un  moyen  de 
mettre  encore  les  rieurs  de  son  côté  :  c'était  de  ne  pas 
entendre.  Mais  au  lieu  de  laisser  tomber  autour  de  lui, 
comme  des  traits  sans  force,  les  injures  et  les  épi- 
grammes,  il  commit  une  autre  maladresse,  qui  fut  de 
les  relever.  C'était  donner  à  ses  ennemis  la  satisfaction 
de  dire,  comme  ils  disaient  en  effet  :  «  Nos  traits  d'esprit 
ont  atteint  le  but  ;  nous  t'avons  percé  de  nos  sarcasmes 
comme  de  flèches.  Gomment  feras-tu,  ô  brave,  pour  af- 
fronter les  projectiles  des  Perses,  toi  qui  t'émeus  de  nos 
moqueries  ^?  »  Mais  Julien  ignorait  l'art  de  se  taire  à 
propos.  Son  tempérament  batailleur  lui  mettait  sans 
cesse  la  plume  à  la  main,  dès  qu'il  apercevait  un  adver- 
saire. Il  avait  écrit  contre  les  faux  cyniques,  contre  le 
libre  penseur  Héraclius,  contre  les  chrétiens  :  il  lui  parut 
tout  naturel  d'écrire  contre  les  habitants  d'Antioche, 
contempteurs  de  sa  politique,  de  ses  dieux  et  de  sa  barbe. 
Le  sens  du  ridicule,  qui  lui  manqua  toujours,  ne  l'avertit 
pas  de  la  figure  malséante  que  faisait  un  souverain  com- 
posant un  pamphlet  contre  une  des  principales  villes  de 
son  Empire.  Il  redevint  homme  de  lettres,  nous  dirions 
volontiers  journaliste,  pour  se  venger  d'elle.  Du  palais 
d'Antioche,  d'où  venaient  d'être  jetés  au  public  les  trois 
livres  Contre  les  Chrétiens,  sortit  presque  en  même 
temps  l'étrange  brochure  ^  intitulée  Misopogon  [F en- 
nemi de  la  harhe)  o\\.V Antiochiqiie  ^. 

L'analyser  en  détail  serait  superflu  :  comme  dans  cet 
écrit  Julien,  selon  son  habitude,  parle  sans  cesse  de  liii- 

1.  Misopogon;  Hertlein,  p.  443.  —  2.  Écrite  dans  le  septième  mois  du 
séjour  de  Julien  à  Antioche  {Misopogon;  Hertlein,  p.  443),  c'est-à-dire  en 
février  363  (Schwarz,  De  vita  et  scriptis,  p.  14).  —  3.  ...  MicroTrwyovo; 
£Ît'  oSv  'AvTioxixoù  (àuL^poxépa  yàp  âTriypâçet:)  xCù  lôyui.  Saint  Grégoire  de 
Nazianze,  OratioY,  41.  Les  manuscrits  portent  ces  deux  titres,  'Avxtoxty-oÇ 
^  MiaoTcwyov  ou  MiaoTrwyov  ^  'Avxioxivtoç. 


1 


DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE.  163 

même,  j'ai  eu  l'occasion  d'en  tirer  déjà  un  grand  nombre 
de  traits  d'histoire  ou  de  caractère,  que  l'on  a  trouvés 
répandus  en  beaucoup  de  pages  de  mon  récit.  Il  reste 
seulement  à  faire  connaître  le  plan  du  Misopogon,  si  l'on 
peut  parler  de  plan  à  propos  d'un  ouvrage  de  Julien. 

L'impérial  pamphlétaire  prend,  et  ne  quitte  pas,  le  ton 
de  l'ironie.  Il  feint  d'entrer  dans  la  pensée  des  habitants 
d'Antioche,  et  d'enchérir  sur  les  railleries  qu'ils  faisaient 
de  lui.  «  La  nature  m'avait  donné  un  visage  ni  beau,  ni 
agréable,  ni  séduisant  :  moi,  par  une  humeur  sauvage 
et  quinteuse,  j'y  ai  ajouté  cette  énorme  barbe,  pour 
punir,  ce  semble,  la  nature  de  ne  m'avoir  pas  fait  plus 
beau.  J'y  laisse  courir  les  poux,  comme  des  bêtes  dans 
une  forêt.  Je  n'ai  pas  la  liberté  de  manger  avidement  ni 
de  boire  la  bouche  béante,  car  il  faut  que  je  prenne 
garde  d'avaler,  à  mon  insu,  des  poils  avec  mon  pain.  » 
Il  continue  sur  ce  ton,  se  déclarant  impropre  aux  baisers, 
parlant  de  ses  cheveux,  de  ses  ongles,  de  ses  doigts  noir- 
cis ^(  Voulez-vous  des  détails  plus  secrets?  J'ai  la  poitrine 
poilue,  velue,  comme  les  lions,  rois  des  animaux;  je  ne 
l'ai  jamais  rendue  lisse,  soit  par  bizarrerie,  soit  par 
petitesse  d'esprit  :  et  de  même,  dans  le  reste  de  mon 
corps,  il  n'y  a  rien  de  lisse  et  de  doux  2.  » 

Après  s'être  peint  de  cette  étrange  façon,  Julien  décrit 
ses  habitudes  morales.  Ce  lui  est  une  occasion  d'opposer 
aux  vices  des  habitants  d'Antioche  les  vertus  qu'il  prati- 
que. C'est  d'abord  son  aversion  pour  le  théâtre,  dont  il 


1.  Dans  cette  malpropreté  corporelle  de  Julien,  on  peut  apercevoir  la 
distance  qui  sépare  son  «  cynisme  »  de  celui  que  mêlait  au  stoïcisme  un 
philosophe  tel  qu'Épictète,  admirateur  de  Diogène  comme  Julien,  mais  qui 
en  même  temps  recommandait  à  ses  disciples  une  propreté  méticuleuse, 
image  de  la  pureté  de  l'âme  et  caractéristique  de  la  personne  humaine  ; 
Entretiens,  IV,  11.  Voir  plus  haut,  p.  161,  note  3. 

2.  Misopogon;  Hertlein,  p.  435. 


164  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE. 

fait  honneur  aux  leçons  de  son  précepteur  Mardonius  ^ . 
C'est  ensuite  sa  sobriété,  «  repas  qui  calment  à  peine 
l'appétit,  »  «  nourriture  exclusivement  composée  de 
légumes,  »  «  guerre  déclarée  à  son  ventre,  à  qui  il  ne 
permet  pas  de  se  remplir  d'aliments,  »  ce  qui  fait  que, 
«  depuis  son  élévation  au  rang  de  César,  il  ne  lui  est 
arrivé  qu'une  fois  de  vomir  2.  »  C'est  encore  son  «  en- 
durance »  à  l'égard  du  froid,  qu'il  se  plut  à  braver  dans 
les  plus  rigoureux  hivers  de  Lutèce  ^.  C'est  son  amour  de 
l'étude  et  de  la  retraite  ^.  C'est  sa  dévotion  envers  les 
dieux  ^.  C'est  son  horreur  du  libertinage,  et  son  exacte 
continence  ^. 

Julien  se  donne  ici  les  éloges  qu'il  se  plaisait  à  en- 
tendre de  ses  panégyristes,  de  Mamertin  louant  «  son  lit 
pur  comme  celui  d'une  vestale,  »  de  Libanius  le  félici- 
tant de  l'innocence  de  ses  mœurs  et  lui  faisant  compli- 
ment de  «  manger  comme  une  cigale.  »  Ce  portrait 
moral  de  Julien  est  probablement  très  ressemblant,  plus 
ressemblant  même  que  le  portrait  physique,  dont,  par 
une  sorte  de  bravade,  il  a  volontairement  outré  les  traits] 
jusqu'à  la  caricature.  Cependant,  tracé  de  sa  main,  ilj 
choque  plus  encore,  peut-être,  nos  habitudes  modernes. 
Nous  comprenons  à  peine  qu'on  fasse  louer  en  public 
ses  vertus,  et  qu'on  assiste  à  son  propre  panégyrique  : 
nous  comprenons  encore  moins  qu'on  les  loue  soi-même/] 


1.  Misopogon  ;  Hertlein,  p.  436,  454. 

2.  Ibid.;  Hertlein,  p.  437,  452. 

3.  Ibid.;  Hertlein,  p.  439. 

4.  /6irf.;  Hertlein,  p.  457,  463. 

5.  Ibid.;  Hertlein,  p.  443,  446,  466,  467. 

6.  Ibid.;  Hertlein,  p.  446,  450,  474.  —  KaOeuSecç  thç  èïtiitav  rjxxtop  (;.ôvo<;l 
Hertlein,  p.  445. 


DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE.  165 

à  la  façon  du  pharisien  de  l'Évangile.  Le  «  pharisaïsme  » 
de  Julien  ne  s'arrête  pas  à  ce  trait  :  comme  le  sectaire 
de  la  parabole,  il  joint  au  contentement  de  soi-même  la 
satisfaction  de  «  ne  pas  ressembler  aux  autres  hommes  ^.  » 
Les  «  autres  hommes  »  sont  ici  ses  sujets  d'Antioche. 
Au  physique  et  au  moral,  il  nous  les  montre  comme  sa 
vivante  antithèse.  Chez  eux,  dit-il,  «  tout  le  monde  est 
beau,  grand,  épilé,  fraîchement  rasé  ^jeunes  et  vieux 
jalousent  le  bonheur  des  Phéaciens,  et  préfèrent  à  la 
vertu  le  luxe  des  vêtements,  les  bains  chauds  et  les  lits  ^ .  » 
Ils  s'adonnent  à  la  bonne  chère,  et  ne  comprennent 
même  pas  le  sens  du  mot  tempérance^.  Ils  sont  inca- 
pables de  suivre  une  règles.  Ils  ont  un  tel  amour  de  la 
liberté,  qu'ils  ne  font  point  la  police  des  rues,  et  lais- 
sent ânes  et  âniers  cheminer  à  leur  aise  sous  les  por- 
tiques 6.  A  eux  comme  à  leurs  ancêtres  s'applique  en 
toute  exactitude  ce  vers  de  Y  Iliade  : 

Menteurs,  danseurs,  parfaits  à  marquer  la  cadence  ' . 

Leurs  boutiquiers  ne  cherchent  qu'à  s'enrichir  par 
des  gains  illicites;  leurs  magistrats,  propriétaires  fon- 
ciers qui  trafiquent  des  produits  du  sol,  poursuivent  le 
même  avantage;  leur  populace  ne  songe  qu'à  s'enivrer, 
et  à  danser  l'obscène  cordace» .  A  Antioche,  on  ne  s'oc- 
cupe que  de  courses,  de  jeux  et  de  spectacles  :  au  lieu 


1.  Saint  Luc,  xviii,  11.  —  2,  Les  philosophes  cyniques  avaient  horreur 
des  gens  qui  se  rasaient  ous'épilaient  ;  voir  l'anecdote  où  Lucien  [Démo- 
naXy  50)  met  en  scène  un  cynique,  un  proconsul  et  Démonax.  Voir  en- 
core Musonius,  dans  Stobée,  Floî\,  VI,  24;  pseudo-Lucien,  le  Cynique,  6; 
Épiclète,  Entretiens,  I,  16;  111,  22.  —3.  il/ùopofl'on/Hertleinjp.  441.Cf. 
Odyssée,  VIII,  249.  —  4.  Misopogon;  Herllein,  p.  441.  —  5.  lùid.  — 
6.  Ibid.;  Hertlein,  p.  448.  —  7.  7^>uZ. ;  Hertiein,  p.  450.  Cf.  Iliade, 
XXIV,  261.  —  8.  Misopogon;  Hertlein,  p. 451. 


166  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE. 

de  quelques  jours,  on  y  fête  toute  l'année  ^.  La  ville 
compte  «  plus  de  danseurs,  de  joueurs  de  flûte,  de  ; 
mimes,  que  de  citoyens  2.  »  Sur  les  places  publiques,  : 
dans  les  théâtres,  on  n'entend  que  des  cris  de  joie,  des 
applaudissements  de  spectateurs  ^.  Les  dignitaires  de 
la  cité  sont  plus  glorieux  d'avoir  payé  les  frais  d'un 
spectacle  que  d'avoir  fait  une  action  d'éclat^.  Les  jeunes 
gens  d'Antioche  se  livrent  à  une  continuelle  débauche  ^.  ' 
Les  femmes  sont  absolument  libres  et  sans  frein  ^.  Les 
frères  et  les  maris  abandonnent  à  celles-ci  l'éducation 
des  enfants  :  au  lieu  d'en  faire  des  hommes  tempérants, 
réglés,  modestes,  elles  en  font  des  chrétiens  ^!  «  La 
plus  grande  partie  du  peuple  professe  l'athéisme  ^.  » 
Chacun  affecte  «  l'indépendance  vis-à-vis  des  dieux,  vis- 
à-vis  des  lois,  et  vis-à-vis  du  prince,  qui  en  est  le  gar- 
dien ^.  »  Les  dieux  et  le  prince  sont  chaque  jour  in- 
sultés ensemble  ^^.  En  s'abstenant  de  ressembler  à  ces 
riverains  de  l'Oronte,  dissolus,  impies  et  rebelles,  Julien 
demeure  fidèle  aux  traditions  des  paysans  du  Danube, 
ses  ancêtres  ^*  :  qu'ils  suivent  donc  leur  voie,  comme  il 
suivra  la  sienne*-  î 


1.  Misopogon;  Herllein,  p.  459. 

2.  Ihid.;  Herllein,  p.  441. 

3.  Ibid. 

4.  Ibid. 

5.  Ibid.;  Herllein,  p.  459. 

6.  Ibid. 

7.  Ibid. 

8.  Ibid.;  Herllein,  p.  461. 

9.  Ibid.;  Herllein,  p.  460. 

10.  Ibid. 

11.  Eutrope,  père  de  Constance  Chlore,  et  bisaïeul  de  Julien,  élait  d'o- 
rigine inésienne. 

12.  Misopogon;  Herllein,  p.  449. 


DKRMERS  MOIS  A  ANTIOCIIE.  167 

Mais  le  principal  reproche  que  Julien  adresse  aux 
Antiochiens,  c'est  de  ne  vouloir  pas  reconnaître  sa  bonne 
volonté  à  leur  égard  et  les  bienfaits  dont  il  a  comblé 
leur  cité.  Il  rappelle,  en  divers  endroits  du  Misopogo?i, 
les  faveurs  par  lui  accordées  à  Antioche  :  remise  de 
l'arriéré  des  impôts  \  diminution  d'un  cinquième  sur 
la  totalité  des  contributions  -^  complément  de  la  curie 
par  la  nomination  de  deux  cents  nouveaux  membres  3, 
attribution  à  la  cité  de  trois  mille  lots  de  terres  doma- 
niales ^,  approvisionnement  en  blé  ^  et  (ce  qu'il  s'obstine 
à  considérer  comme  une  mesure  avantageuse)  taxe  des 
denrées  ^.  Pour  tant  de  bienfaits,  il  n'a  recueilli  qu'op- 
position, injures  et  sarcasmes.  «  J'en  atteste  les  dieux, 
et  Jupiter,  protecteur  de  l'agora  et  de  la  cité,  vous  êtes 
des  ingrats  ^!  » 

Cette  ingratitude  mérite  d'être  punie.  Mais  Julien  n'u- 
sera pas  de  mauvais  traitements.  «  Pas  de  tête  coupée, 
de  fouet,  de  fers,  de  prison,  d'amende  s.  »  Il  châtiera 
les  habitants  d'Antioche  en  les  privant  de  sa  présence. 
«  Puisqu'à  vivre  en  sage  avec  mes  amis  je  vous  offre  un 
spectacle  importun  et  désagréable,  j'ai  résolu  d'aban- 
donner la  ville  et  de  vous  quitter  ^.  »  Il  le  répéta,  dans 
une  phrase  où  l'on  peut  voir  tout  ensemble  de  la  mélan- 
colie, de  la  rancune  et  du  défi  :  «  Nous  avions  cru  beau 


1.  Misopogon;  Hertlein,  p.  471. 

2.  Jbid. 

3.  Ibid.;  Hertlein,  p.  475. 

4.  iôirf.;  Hertlein,  p.  479. 

5.  /6id.;  Hertlein,  p.  476. 

6.  Ibid. 

7.  Ibid.;  Hertlein,  p.  471. 

8.  Ibid.;  Hertlein,  p.  470. 

9.  Ibid 


168  DERNIERS  MOIS  A  ANTIOCHE. 

(le  gouverner  avec  une  sage  modération,  et  nous  nous 
imaginions  que  ce  dessein  nous  ferait  paraître  nous- 
mêmes  suffisamment  beaux.  Mais  puisque  vous  déplai- 
sent la  longueur  de  notre  barbe,  la  négligence  de  notre 
chevelure,  notre  éloignement  du  théâtre,  notre  respect 
pour  les  choses  sacrées,  par-dessus  tout  notre  zèle  à 
juger,  notre  volonté  de  mettre  un  terme  aux  exactions 
du  marché,  bien  volontiers  nous  sortons  de  votre  ville  ^.  » 
C'était  la  rupture  définitive  signifiée  aux  habitants  d'An- 
tioche. 

Les  contemporains  paraissent  avoir  jugé  assez  sévè- 
rement le  Misopogon.  Tant  que  Julien  vécut,  les  flatteurs 
exaltèrent  cet  opuscule  comme  un  chef-d'œuvre.  Mais, 
«  dès  que  la  pourpre  cessa  de  protéger  son  auteur  2,  » 
on  en  aperçut  les  défauts  et  l'on  en  sentit  l'inconvenance. 
Ammien  Marcellin,  qu'il  faut  sans  cesse  consulter  si 
l'on  veut  connaître  l'opinion  moyenne,  à  la  fois  équitable 
envers  Julien  et  indépendante  de  toute  coterie,  appelle 
cet  écrit  «  un  volume  d'invectives  »  et  dit  que  le  prince, 
«  énumérant  dans  un  esprit  hostile  les  défauts  de  la 
cité,  ajouta  beaucoup  de  choses  à  la  vérité  ^.  »  Saint 
Grégoire  de  Nazianze  est  surtout  frappé  du  manque  de 
goût  avec  lequel  Julien  «  parle  de  sa  tempérance  et 
raconte,  comme  un  fait  merveilleux,  que  jamais  chez 
lui  excès  de  nourriture  ne  causa  une  indigestion^.  »  II 
semble  qu'en  réunissant  les  jugements  de  ces  deux  écri- 


1.  Misopogon  ;  WtvWexn,  p.  472. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze.   Oratio\,  41. 

3.  «  Volumen  composait  inveclivum,  quod  Antiochense  vel  Misopogo^ 
nem  appellavit,  probra  civitatis  infensa  mente  diniimerans,  addensque  ve- 
rilali  complura.  »  Ammien  Marcellin,  XXIf,  14. 

4.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oralio  V,  41. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  169 

vains  dissemblables  de  situation  et  de  croyance,  dont 
l'un,  qui  recherche  la  vérité  avec  scrupule,  blâme  Ju- 
lien d'y  avoir  manqué  dans  ses  invectives,  dont  l'autre, 
habitué  à  pratiquer  humblement  les  plus  austères 
vertus,  le  raille  de  s'être  vanté  lui-même,  on  soit  bien 
près  d'avoir  la  note  juste  et  complète.  Cela  dit,  on  se 
sent  plus  à  l'aise  pour  reconnaître  dans  le  Misopogon 
des  détails  pittoresques,  des  traits  piquants,  une  verve 
d'autant  plus  naturelle  qu'elle  est  animée  de  colère  et 
de  passion.  Mais  il  est  difficile  d'y  voir,  avec  Sozomène, 
«  un  écrit  tout  plein  de  beautés  et  d'esprit  ^.  »  A  une 
méritoire  impartialité  l'historien  chrétien  du  cinquième 
siècle  joint  ici  un  excès  d'indulgence. 


il.  —  La  préparation  de  la  guerre. 


L'activité  intellectuelle  de  Julien,  pendant  le  dernier 
mois  de  son  séjour  à  Antioche,  parait  avoir  eu  quelque 
chose  de  fébrile.  A  la  veille  de  partir  pour  la  plus  hasar- 
deuse expédition,  il  semble  avoir  voulu,  sur  tous  les 
points^,  donner  sa  mesure,  avancer  son  œuvre,  et,  si  l'on 
peut  dire,  régler  ses  comptes.  Il  vient  de  le  faire  avec  les 
chrétiens,  par  le  livre  de  polémique  dirigé  contre  leur 
religion.  Il  l'a  fait  avec  les  Juifs,  par  la  tentative  de  res- 
tauration de  leur  nationalité  et  de  leur  temple.  Il  Ta  fait 
avec  les  habitants  d' Antioche,  par  le  pamphlet  dans  le- 
quel il  leur  rend  raillerie  pour  raillerie.  Avec  plus  de 


1.  Kà)«Xi<rTov  xal  jji,à).a  à<7T£ïov  Xdyov.  Sozomène,  V,  19. 

2.  «  Diligentiam  suam...  ubique  dividens.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1. 


170  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE. 

sérénité,  il  consacre  maintenant  les  loisirs  qui  lui  restent 
à  mettre  la  dernière  main  à  la  réforme  du  paganisme. 
De  février  363  sont  plusieurs  écrits  sur  lesquels  nous  ne 
nous  étendrons  pas,  puisque  nous  les  avons  longuement 
analysés  dans  le  chapitre  sur  cette  partie  capitale  de 
l'œuvre  de  Julien,  mais  qu'il  importe  au  moins  de  noter 
à  cette  date  :  la  circulaire  ou  encyclique  sur  les  devoirs 
des  prêtres,  connue  sous  le  nom  de  «  Fragment  de  let- 
tre ^,  »  l'épitre  62,  par  laquelle  le  souverain  pontife 
frappe  disciplinairement  l'un  de  ceux-ci 2,  l'édit  sur  les 
sépultures,  destiné  à  réformer  dans  le  sens  païen  les 
coutumes  des  funérailles^. 

Julien  était  encore  à  Antioche,  quand  vint  le  trouver 
une  députation  du  sénat  romain.  On  sait  si  peu  de  chose 
des  rapports  de  Julien  avec  ce  grand  corps  politique  et 
aristocratique,  si  peu  de  chose  en  général  de  ses  relations 
avec  l'Occident  depuis  la  mort  de  Constance,  que  ce  fait, 
peu  important  en  apparence,  mérite  l'attention.  Aussi 
Ammien  Marcellin  a-t-il  soin  de  nous  le  faire  connaître. 
Il  ne  dit  pas  l'objet  de  la  députation,  mais  il  en  nomme 
les  membres,  qui  étaient  parmi  les  premiers  personnages 
de  Rome^.  Julien  les  reçut  avec  empressement,  et  les 
combla  d'honneurs.  Il  fit  l'un  d'eux,  Turcius  Rufus  Apro- 
nianus,  préfet  de  Rome.  Le  choix  était  bon,  car  Apro- 
nianus  se  montra  «  juge  intègre  et  sévère  ^.  »  Mais  peut- 
être  ne  fut-il  pas  un  juge  selon  le  cœur  de  Julien,  car  on 


1.  Hertlein,  p.  371-392.  —  Voir  t.  II,  p.  181. 

2.  Hertlein,  p.  583.  —  Voir  t.  II,  p.  182. 

3.  Hertlein,  p.  600-602;  Code  Théodosien,   IX,   xvii,  5.  —  Voir  t.  II, 
p.  208. 

4.  «  Clare  nalos,  merilisque  probabilis  vitae  compertos.  »  Ammien  Mar- 
cellin, XXIII,  1. 

5.  ce  Judex  intoger  et  severus.  »  Ammien  Marcellin,  XXVI,  3. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  171 

cite  surtout  sa  haine  pour  les  devins  et  les  sorciers,  qu'il 
poursuivit  avec  ardeur  :  il  attribuait  à  des  sortilèges  un 
accident  qui  lui  arriva  en  Syrie  et  lui  fit  perdre  un  œil, 
pendant  qu'il  se  dirigeait  vers  Antioche  avec  les  députés 
du  sénat  ^.  Un  autre  de  ceux-ci,  Octavius,  fut  nommé  pro- 
consul d'Afrique .  Venustus,  le  père  de  Nicomaque  Flavien, 
devint  vicaire  d'Espagne.  Enfin  Julien  promut  Aradius 
Rufmus  à  la  dignité  de  comte  d'Orient,  que  la  mort  de 
son  oncle  venait  de  laisser  vacante  -.  Malgré  son  engoue- 
ment pour  les  magistrats  improvisés,  pour  les  rhéteurs 
ou  les  philosophes  élevés  subitement  aux  fonctions  admi- 
nistratives, Julien  sentait  probablement  la  nécessité  de 
confier  à  un  administrateur  de  carrière  un  gouvernement 
aussi  considérable  que  celui  de  l'Asie  romaine. 

Délivré  d'un  souci  réel  par  cet  acte  de  sagesse,  Julien 
poussait  avec  une  ardeur  croissante  les  préparatifs  de 
l'expédition  de  Perse.  Il  achevait  de  concentrer  à  Antioche 
et  faisait  manœuvrer  sous  ses  yeux  une  partie  de  ses  trou- 
pes, donnait  au  reste,  réparti  dans  les  garnisons  d'hiver, 
les  instructions  en  vue  d'une  mobilisation  prochaine,  et 
attendait  avec  impatience  que  les  chantiers  établis  au 
bord  de  l'Euphrate  aient  mis  à  flot  la  flotte  de  transport 
et  la  flotte  de  guerre  qu'à  l'imitation  de  Trajan  il  faisait 
construire  en  vue  de  la  navigation  sur  les  fleuves  et  les 
canaux  du  pays  ennemi. 

Cependant,  si  avancée  que  parût  la  préparation  de  la 
guerre,  la  paix  était  encore  possible.  Il  ne  tenait  qu'à 
Julien  de  traiter,  et,  dit-on,  avec  avantage.  A  en  croire 
Libanius,  l'état  où  la  mort  de  Constance  laissa  l'Orient 

1.  Ibid. 

2.  Ibid.  —  Sur  Aradius  Rufmus,  voir  Sievers,  Das  Leben  des  Libanius^ 
p.  273-274. 


ri 

i 


172  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE. 

romain  avait  d'abord  exalté  l'orgueil  des  Perses.  Ils  se 
voyaient  déjà  conquérants  de  la  Syrie  et  maîtres  d'An- 
tioche.  Mais  la  rapidité  avec  laquelle  Julien  prit  possession 
du  pouvoir  impérial,  sa  grande  renommée  militaire,  bri 
sèrent  vite  ces  espérances.  Au  lieu  de  songer  à  l'invasion  J 
des  provinces  romaines,  le  roi  sassanide  trembla  de  voir 
l'offensive  hardie  de  Julien  le  chercher  dans  ses  États.  Il 
sentit  qu'à  la  tactique  expectante  de  Constance,  à  un  cou 
rage  réel,  mais  sans  élan  et  sans  entrain,  allait  succéder 
cette  marche  en  avant,  cette  incursion  immédiate  en  ter- 
ritoire ennemi,  qui  avait  dompté  par  la  terreur  les  peu- 
plades du  Rhin.  Il  ne  vit  plus  de  salut  que  dans  un 
négociation  pour  la  paix.  Vers  la  fin  de  362,  il  écrivit 
Julien  pour  lui  demander  de  recevoir  ses  ambassadeurs^.' 

Prêter  l'oreille  à  ces  propositions  eût  sans  doute  et 
sage.  L'histoire  cite  plus  d'une  armée  romaine  allant  s 
perdre  dans  les  sables  de  la  Mésopotamie  ou  de  l'Assyrie 
et  l'on  sait  la  terrible  vengeance  que  le  premier  Sapo 
avait  tirée  de  Valérien.  La  matière  ne  manquait  pas  à  u 
traité.  Il  semble  qu'il  y  eût,  entre  les  Romains  et  le 
Perses,  assez  de  territoires  vagues,  sans  cesse  disputés, 
pris  et  repris,  jamais  assimilés,  pour  former  entre  leu 
deux   ambitions  une  barrière  naturelle,  si  de  part  e 
d'autre  on  avait  une  fois  la  volonté  sincère  de  larespec 
ter.  Mais  s'accorder  avec  Sapor  eût  été  pour  Julien  l'a 
bandon  d'un  rêve  longtemps  caressé,  le  plus  cher  de  sei 
rêves  après  celui  de  la  destruction  du  christianisme.  L 
fièvre  belliqueuse  l'avait  ressaisi.  «  Il  était,  dit  Ammien,= 
dévoré  de  l'ardeur  de  combattre,  d'abord  parce  que, 
maintenant  fatigué  du  repos,  il  n'aspirait  plus  qu'a 

1.  Libanius,  Monodia  super  Julianum. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  173 

bruit  du  clairon  et  au  fracas  des  batailles,  ensuite  parce 
qu'ayant,  dans  la  fleur  de  sa  jeunesse,  afl'ronté  les  armes 
des  peuples  les  plus  sauvages,  reçu  les  supplications  de 
rois  et  de  princes,  qu'on  aurait  cru  plus  facile  encore  de 
vaincre  que  de  contraindre  à  demander  grâce,  il  brûlait 
maintenant  d'ajouter  à  tous  les  titres  qu'il  avait  déjà 
conquis  celui  de  Parthique^.  »  Une  pensée  moins  person- 
nelle et  plus  patriotique  se  joignait  à  ce  désir  de  gloire. 
Julien  se  disait  que  «  depuis  soixante  ans  une  race  in- 
domptable avait  rempli  l'Orient  de  meurtres  et  de  pil- 
lage, et  plus  d'une  fois  détruit  des  armées  romaines  2.  » 
Fort  de  ses  succès  passés,  il  se  croyait  en  état  de  lui  infliger 
un  châtiment  qui  la  réduirait  pour  longtemps,  peut-être 
pour  toujours,  à  l'impuissance.  Trop  brave  pour  redouter 
et  trop  léger  pour  prévoir  le  péril,  le  sort  de  Valérien  en 
Mésopotamie  ne  l'inquiétait  pas  plus  que  ne  l'avait  effrayé 
en  Germanie  le  souvenir  de  Varus. 

Le  sentiment  en  somme  peu  favorable  que  la  future 
expédition  excitait  dans  le  public,  et  particulièrement 
parmi  les  habitants  d'Antioche,  plus  exposés  que  d'autres, 
en  cas  de  défaite,  à  un  retour  offensif  de  l'ennemi,  ne 
pouvait  que  l'affermir  dans  son  dessein,  en  excitant  son 


1.  «  Urebatur  autem  bellandi  gemino  desiderio  :  primo,  quod  impatiens 
otii  lituos  somniabat  et  prœlia;  dein,  quod  in  aetatis  flore  primœvo  objec- 
tas efferarum  gontium  armis,  lecalentibus  etiam  tum  regum  precibus  et 
regalium,  qui  vinci  magis  posse,  quam  supplices  manus  lendere  crede- 
bantur,  ornamentis  illustrium  gloriarura  inserere  Parthici  cognomentum 
ardebat.  »  Ammien  Marcellin,  XXII,  12.  —  Le  titre  de  Parthicus,  Parthicus 
maximus,  avait  été  porté  par  Trajan  (Gagnât,  Cours  d'épigraphie  latine, 
p.  182),  Verus  (iWcZ.,  p.  187),  Septirae  Sévère  (iôirf.,  p.  189),  Carus  (Vopis- 
cus,  Vita  Cari,  8). 

2.  «...  Sciens  et  audiens  gentem  asperrimam  per  sexaginta  ferme  annos 
inussisse  Orienticeedum  et  direplionum  monumenta  saevissima,  ad  interne- 
cionem  exercilibus  noslris  saepe  deîetis.  »  Ibid. 


174  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE. 

obstination  naturelle.  Aux  yeux  de  Julien,  tous  les  hési- 
tants, tous  ceux  qui,  dans  une  affaire  aussi  grave,  pesaient 
avec  soin  le  pour  et  le  contre,  étaient  des  adversaires  de 
sa  personne  et  de  sa  politique,  qui  craignaient  de  le  voir 
acquérir,  par  des  succès  nouveaux,  une  force  irrésistible. 
Sans  doute  les  chrétiens  redoutaient  (et  peut-être  avec 
raison)  que  s'il  revenait  de  Perse  en  triomphateur,  il  ne  se 
tournât  aussitôt  contre  eux  pour  leur  faire  une  guerre  à 
mort,  comme,  dit-on,  il  l'avait  annoncée  Ils  priaient 
Dieu  de  détourner  le  danger  :  leurs  femmes  allaient  dans 
ce  but  en  pèlerinage  aux  tombeaux  des  martyrs-.  Mais, 
en  dehors  de  la  population  chrétienne,  beaucoup  de  ses 
sujets  orientaux  appréhendaient  l'issue  du  conflit.  Parmi 
ceux  qui  «  s'efforçaient  de  retarder  son  départ  3,  »  il  y 
avait  les  timides,  «  émus  par  la  pensée  que  le  déplace- 
ment d'un  seul  homme  suffirait  à  déchaîner  les  plus  ter- 
ribles tempêtes^.  »  Mais  il  y  avait  aussi  les  sages,  qu'ef- 
frayait sa  tendance  aux  illusions,  et  qui  répétaient  devant 
ses  amis,  avec  l'espoir  que  ces  propos  lui  seraient 
rapportés  :  «  Il  ne  faut  jamais  tenter  la  fortune,  mais  se 
défier,  au  contraire,  de  l'excès  de  prospérité,  comme  de 
ces  luxuriantes  récoltes  qui  se  renversent  et  s'écrasent 

1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  9,  25;  saint  Jean  Chrysoslome, 
In  Sanctum  Babylam  contra  Julianum  et  Gentiles,  22  ;  Théodoret,  III,  16. 
—  Orose  préfend  que  Julien  avait  commandé  de  construire  à  Jérusalem  un 
amphithéâtre,  pour  y  exposer  aux  bêtes,  à  son  retour  de  Perse,  les  évé- 
ques  et  les  moines  (VII,  30);  mais  il  faut  évidemment  voir  dans  ce  détail 
une  déformation  légendaire  de  la  tradition. 

2.  J'entends  ainsi  l'allusion  du  Misopogon  aux  «  vieilles  qui  rôdent 
autour  des  tombeaux  »,  xoîç  Tiepi  toù;  xàçouç  xaXivSoufiévotç  ypaSioiç.  Hert- 
lein,  p.  443. 

3.  «  Studium  omne  in  differendo  procinctu  ponentes.  »  Ammien  Marcel.^ 
lin,  XXII,  12. 

4.  «...  Unius  corporis  permulatione  lot  cieri  turbas  intempestivas  indi- 
gnura  et  perniciosum  esse  strepebant.  »  Jbid. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  175 

SOUS  le  poids  d'épis  trop  lourds^.  »  Julien  confondait  tous 
ces  modérés  avec  les  opposants  de  parti  pris,  «  les  détrac- 
teurs obstinés  et  lâches  2.  »  Plus  leurs  sentiments  se  ré- 
pandaient dans  le  peuple  et  pénétraient  jusqu'au  palais, 
plus  il  se  raidissait  contre  toute  concession.  11  prenait  un 
orgueilleux  plaisir  à  opposer  «  une  résolution  immuable 
à  ces  aboiements  de  Pygmées'^.  »  Sa  volonté  s'exaltait 
jusqu'au  défi^.  Dans  ces  dispositions,  la  réponse  aux 
ouvertures  de  Sapor  n'était  pas  douteuse.  Il  les  rejeta 
sans  examen.  Déchirant  la  lettre  que  lui  tendait  le  messa- 
ger du  monarque  persan^  :  «  Vous  me  verrez  bientôt  en 
personne,  dit-il,  sans  qu'il  soit  besoin  d'ambassadeurs 6.  » 
Cependant,  si  assuré  qu'il  parût  de  vaincre,  Julien  se 
crut  obligé  de  consulter  les  oracles  avant  de  se  mettre 
«n  route.  Il  sollicita  la  réponse  de  ceux  qui  étaient  encore 
en  activité  dans  le  monde  grec,  et  fit  interroger  non 
seulement  la  source  fatidique  de  Daphné,  rouverte  par 
ses  soins,  mais  encore  les  grands  oracles  de  Delphes,  de 
Délos  et  de  Dodone,  avec  d'autres  moins  célèbres.  Tous, 
dit-on,  donnèrent  une  réponse  favorable,  et  promirent 


1.  «  Dictitabant  his  praesentibus,  quos  audita  referre  ad  imperatorem 
posse  rebanlur,  eum,  ni  sedalius  ageret,  imniodica  rerum  secundarum 
prosperitate,  valut  luxuriantes  ubertate  nimia  fruges,  bonis  suis  protinus 
occasurum,  »  Ibid. 

2.  «  Obtrer.latores  desides  et  raaligni.  »  Ibid. 

3.  M  Frustra  virum  circumdabant  immobilem  occultis  injuriis,  ut  Pyg- 
maei...  »  Ibid.  —  Ammien,  si  modéré  d'ordinaire,  partage  ici  la  passion  de 
Julien. 

4.  Est-ce  alors  qu'il  prononça  ou  écrivit  ce  mot  rapporté  par  un  manus- 
crit :  ripoç  TpîêoOvov  Eù9uai),r|V  r.Sovy]  paaiXeï  7i6),e[jioç,  «  au  tribun  Eulhu- 
meles  :  La  guerre  est  le  plaisir  du  roi?  »  Bidez  et  Cumont,  Recherches  sur 
la  tradition  manuscrite  des  lettres  de  Vempereur  Julien,  p.  47. 

5.  Libanius,  Monodia  super  Julianum. 

6.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  577.  Cf.  Socrate,  III, 
19. 


176  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE. 

le  succès  de  l'entreprise  ^  Le  texte  d'une  de  ces  réponses 
a  été  conservé.  «  Nous,  tous  les  dieux,  dit  un  oracle,  som- 
mes prêts  à  porter  des  trophées  près  du  fleuve  féroce  2.  Je 
serai  leur  chef,  moi,  le  violent  et  belliqueux  Mars  3.  » 
Cette  phrase  d'une  rare  platitude,  et  qui  donne  une  idée 
médiocre  de  l'inspiration  des  devins  et  des  pythies  au 
temps  de  Julien,  a  déridé  le  grave  Tillemont  :  «  la  poésie 
n'en  est  pas  moins  ridicule,  dit- il,  quoiqu'on  l'attribuât 
à  Apollon,  chef  des  Muses,  que  la  prophétie  s'en  trouva 
peu  véritable^.  »  Mais  il  importe  encore  de  remarquer 
ici  la  prudence  de  l'oracle  :  il  dit  que  les  dieux  porteront 
des  trophées  au  bord  du  Tigre,  mais  il  ne  dit  pas  claire- 
ment auquel  des  deux  belligérants  seront  destinés  ces 
trophées.  Les  réponses  de  ce  genre  étaient  presque  tou- 
jours ambiguës,  quoique  le  consultant  les  entendit  ordi- 
nairement dans  le  sens  de  ses  désirs.  En  même  temps 
que  ces  consultations  officielles  ^étaient  demandées  au 
nom  de  l'empereur,  d'autres  lui  furent  offertes  sponta- 
nément. Une  foule  de   prétendus  devins,    empressés  à 


1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Philostorge,  VII,  15;  Théodoret,  III, 
16.  —  Saint  Grégoire  de  Nazianze  raille  ces  réponses  des  oracles;  Ora- 
tio  V,  25. 

2.  Le  «  fleuve  féroce  »  est  ici  mis  pour  le  Tigre  :  ôripa  oè  iroTatièv  xèv 
Ttyptv  à)v6[j,a(jev.  Théodoret,  III,  16.  —  Cette  étymologie  donnée  par  l'oracle 
est  toute  grecque,  car,  d'après  Quinte-Curce  [Alex.,  IV,  9),  Tigris  en 
persan  voudrait  dire  tlèche,  et  le  ileuve  aurait  été  ainsi  appelé  à  cause  de 
l'impétuosité  de  son  cours. 

3.  Théodoret,  l.  c. 

4.  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  531. 

5.  Deux  autres  réponses  d'oracles  sont  rapportées  parEunape,  Continua- 
tionde  l' Histoire  de  Dexippe,  fr.  26,  27;  Millier,  Fragm.  hist.  grœc,  t.  IV, 
p.  25.  L'une  (faite  sans  doute  après  coup)  prédit  qu'après  avoir  subjugué 
l'Empire  des  Perses  jusqu'à  Séleucie,  Julien  sera  enlevé  vers  l'Olympe 
dans  un  char  de  feu,  délivré  de  tous  les  maux  corporels,  et  rendu  à  sa 
céleste  origine. 


Lk  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  177 

flatter  les  désirs  du  prince,  mettaient  en  œuvre  tous  les 
moyens  de  connaître  l'avenir,  s'adressaient  en  leur 
propre  nom  aux  oracles,  et,  comme  on  devait  s'y  atten- 
dre, rapportaient  de  ces  multiples  recherches  de  nou- 
veaux encouragements  à  ses  desseins  ^.  Mais  ce  fut  surtout 
dans  son  entourage  intime,  dans  sa  petite  cour  de  néo- 
platoniciens et  d'occultistes,  que  Julien  rencontra  l'im- 
pulsion déterminante.  «  Les  philosophes,  »  comme  les 
appelle  Ammien  avec  une  nuance  de  dédain  toute  ro- 
maine, lui  révélaient  sans  hésitation  la  volonté  des  dieux, 
et  le  poussaient  à  marcher  en  avant,  vers  .cet  Orient  qui 
les  attirait  et  les  fascinait  autant  que  lui-même,  vers  le 
pays  des  mages,  vers  la  mystérieuse  Chaldée,  vers 
l'Inde  brahmanique,  pleine  de  secrets  et  de  prestiges. 
Maxime  parlait  en  leur  nom,  et  Julien,  comme  toujours, 
subissait  son  ascendant  ~.  Aux  espérances  illimitées  que 
leurs  prédictions  et  leurs  promesses  éveillaient  en  lui  se 
joignait  une  pensée  de  propagande  religieuse,  assez 
étrangère  à  l'esprit  antique^,  mais  que  Julien  tenait 
peut-être,  à  son  insu,  de  ses  origines  chrétiennes  :  Liba- 
nius  parle  de  son  désir  d'élever  chez  les  Perses  des 
autels  à  ses  dieux,  et  d'enseigner  les  sacrifices  à  des 
peuples  qui  avaient  horreur  du  sang  des  victimes^. 

De  l'Occident,  cependant,  lui  arrivaient  presque  à  la 
même  heure    des    avertissements  significatifs.   Dans  le 


1.  Ammien  Marcellin,  XXII,  12. 

2.  Théodoret,  III,  28. 

3.  Contraire  même  à  la  théorie  des  dieux  nationaux  professée  par 
Julien. 

4.  ...  Kal  Twv  To  alfxa  çeuyovTwv,  àuTûv  Oyovtwv.  Libanius,  Epitaphios 
Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  617.  Mais  Libanius  voit  dans  son  rêve  de  lettré 
autre  chose  encore  :  «  les  sophistes  et  les  rhéteurs  instruisant,  par  de 
grands  discours,  les  fils  des  Persans.  »  Ibid. 

JULIEN  l'apostat.   —  III.  12 


178  LA  PREPARATIGxN  DE  LA  GUERRE. 

monde  aristocratique  et  religieux  de  Rome,  on  voyait 
avec  inquiétude  une  expédition  dont  les  dangers  l'em- 
portaient peut-être  sur  les  avantages.  Julien  s'était 
illustré  en  Germanie  par  des  guerres  de  défense  plus 
que  de  conquête,  et  qui  avaient  eu  pour  unique  but  de 
rendre  inviolable  la  ligne  romaine  du  Rhin.  La  défense 
de  l'Empire  contre  les  incursions  des  Perses  ne  pourrait- 
elle  être  assurée  de  même  en  Orient,  sans  qu'il  fût 
besoin  de  les  aller  chercher  au  cœur  de  leur  pays,  et 
peut-être  de  s'égarer  témérairement  sur  des  routes  encore 
plus  lointaines?  Les  hommes  politiques  qui  siégeaient 
au  sénat  romain  ou  occupaient  les  hauts  postes  admi- 
nistratifs de  l'Occident  avaient  suivi  de  loin,  sans  s'y 
mêler  beaucoup,  les  expériences  de  diverse  sorte  tentées 
par  Julien  :  et  probablement  avaient-ils  appris  à  le  con- 
naître assez  pour  se  défier  de  son  penchant  aux  chi- 
mères, comme  de  sa  docilité  aux  plus  médiocres  et 
aux  plus  dangereux  conseillers.  Un  sur  instinct  les 
avertissait  que  s'il  avait  fait  des  merveilles  pendant 
les  six  années  de  son  gouvernement  des  Gaules,  cela 
tenait  en  partie  à  ce  qu'il  n'avait  joui  alors  que  d'une 
demi-indépendance,  et  à  ce  qu'une  surveillance  méti- 
culeuse et  parfois  tyrannique  l'avait  empêché  d'y  mon- 
trer autre  chose  que  ses  qualités.  La  toute-puissance 
mettait  maintenant  en  lumière  ses  défauts,  et  cela  fai- 
sait trembler.  Divers  faits  nous  portent  à  croire  que 
l'aristocratie  païenne  de  Rome,  maîtresse  des  grands 
sacerdoces  et  de  nombreux  instruments  divinatoires,  fît 
jouer,  pour  entraver  des  desseins  qui  l'inquiétaient,  tous 
les  ressorts  religieux  qu'elle  gardait  sous  la  main. 

Julien  avait  près  de  lui,  faisant  partie  de  sa  maison, 
des  représentants    de  l'haruspicine  officielle.  Ceux-ci 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  179 

étaient  des  occidentaux,  qui  se  vantaient  de  conserver 
les  traditions  de  la  science  étrusque.  Organisés  en  col- 
lèges, ils  demeuraient  soumis,  dans  l'exercice  de  leur 
art,  à  des  règles  précises.  Leurs  réponses,  empreintes  de 
tout  le  formalisme  latin,  n'avaient  rien  de  commun  avec 
la  libre  inspiration  et  les  audacieuses  fantaisies  des 
adeptes  de  la  théurgie  néoplatonicienne.  Aussi  étaient-ils 
avec  ceux-ci  en  rivalité  continuelle^.  Ils  représentaient 
auprès  de  Julien  l'esprit  de  Rome  et  de  l'Italie,  par  oppo- 
sition à  l'esprit  asiatique.  Il  est  tout  naturel  qu'ils  aient 
reçu  le  mot  d'ordre  des  dignitaires  du  paganisme  ro- 
main, et  suivi  les  directions  de  ceux-ci.  Leur  rôle,  à  la 
veille  de  l'expédition  de  Perse,  fut  vraisemblablement 
de  se  faire  les  interprètes  des  idées  prudentes,  des 
craintes  et  des  hésitations  de  l'Occident.  C'est  bien  de 
la  sorte  qu'ils  paraissent  avoir  agi.  Les  «  haruspices 
étrusques,  »  comme  les  appelle  Ammien,  se  montrent, 
dans  toutes  les  circonstances  où  ils  sont  interrogés,  dé- 
favorables à  l'expédition  de  Perse,  à  laquelle  poussent, 
au  contraire,  «  les  philosophes-  »  La  première  fois  qu'ils 
eurent  à  émettre  sur  ce  sujet  un  avis  formel,  ce  fut  à  la 
suite  d'un  tremblement  de  terre  qui  agita  Gonstantinople, 
quelque  temps  avant  la  date  que  Julien  avait  choisie 
pour  quitter  Antioche.  Julien  s'émut  de  la  nouvelle,  et, 
comme  il  était  d'usage  quand  se  produisait  un  phéno- 
mène insolite,  il  leur  demanda  un  rapport  sur  la  signi- 
fication de  celui-ci.  «  Le  présage,  répondirent  les  harus- 
pices, est  défavorable  pour  un  souverain  qui  se  prépare 
à  envahir  une  terre  ennemie-.  »  La  réponse  allait  trop 


1.  Ammien  Marcellin,  XXllI,  5. 

2,  Ammien  Marcellin,  XXIII,  1. 


180  LA  PRÉPARATION  DE  LA  GUERRE. 

contre  le  désir  de  Julien,  pour  qu'il  n'essayât  pas  de 
tourner  les  difficultés  qui  naissaient  de  cet  avis  ^  Sur  le 
conseil  des  asiatiques,  il  fit  des  sacrifices  à  Neptune,  et 
se  flatta  d'avoir  détourné  la  colère  de  ce  dieu  ~. 

Une  autre  réponse  semble  montrer  plus  clairement 
encore  Tinter vention  des  chefs  du  parti  païen  de  Rome 
et  leurs  efforts  pour  entraver  l'expédition  projetée.  En 
même  temps  que  les  oracles  orientaux,  Julien  avait  pres- 
crit de  consulter  les  livres  sibyllins.  La  réponse  de  ceux- 
ci  fut  ((  l'interdiction  pour  l'empereur  de  sortir  cette 
année  du  territoire  romain^.  »  Comme  les  livres  sibyl- 
lins étaient  mystérieusement  interrogés  dans  le  temple 
d'Apollon  Palatin,  en  dehors  de  toute  assistance  du 
public,  par  le  collège  des  quindécemvirs,  composé  des 
plus  grands  personnages  de  l'aristocratie  romaine  ^,  il 
ne  sera  pas  téméraire  de  croire  que  l'avis  négatif  envoyé 
par  eux  correspondait  de  tout  point  à  leurs  propres  sen- 
timents. 

Ammien  ne  nous  dit  pas  par  quels  raisonnements 
ou  par  quelles  pratiques  Julien  et  ses  conseillers  neutra- 
lisèrent l'autorité  du  plus  célèbre  des  oracles  de  la  vieille 
Rome.  Ce  que  nous  savons,  c'est  que  cette  réponse  ne 
modifia  pas  les  projets  de  lempereur  et  ne  retarda  pas 


1.  D'après  Libanius,  Julien  était  tellement  versé  dans  la  science  des  pré- 
sages, que,  lui  présent,  les  augures  étaient  contraints  de  dire  la  vérité, 
parce  que  ses  yeux  savaient  découvrir  toute  feinte;  Lpitapliios  Ju- 
Liani;  Reiske,  t.  I,  p.  582.  Il  est  probable  que,  dans  la  circonstance,  il 
aperçut  clairement  la  mauvaise  volonté  des  Occidentaux. 

2.  Libanius,  Epitaphios  Juliani. 

3.  «  lisdem  diebus  nunliatum  est  ei  per  litleras  Romae  super  hoc  bello 
libros  Sibyllae  consullos,  ut  jusserat,  imperatorem  eo  anno  discedere  a 
limitibus  suis  aperto  prohibuisse  responso.  «Ammien  Marcellin,  XXIIl,  l. 

4.  Sur  la  manière  de  consulter  les  livres  sibyllins,  voir  les  Dernières  per- 
sécutions du  troisième  siècle,  3*  éd.,  p.  23'»,  note  1. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  181 

son  départ.  Quand  tous  les  préparatifs  eurent  été  ache- 
vés, il  donna  l'ordre  de  marche.  Les  troupes,  tant  d'An- 
tioche  que  des  diverses  garnisons  où  elles  avaient  été 
établies  pour  l'hiver,  furent  averties  de  se  mettre  en 
route,  pour  se  trouver  réunies  à  Hiérapolis,  près  de  l'Eu- 
phrate^.  L'opération  devait  être  faite  avec  autant  de 
célérité  que  de  secret.  Il  importait  à  Julien  d'arriver  sur 
le  territoire  de  l'ennemi  sans  que  celui-ci  eut  l'éveil. 
Aussi,  avant  les  troupes,  avait-il  envoyé  des  éclaireurs, 
moins  pour  être  renseigné  sur  les  mouvements  des  Per- 
ses, qui  étaient  encore  loin  de  l'Euphrate,  que  pour 
garder  tous  les  chemins  par  où  les  nouvelles  de  son 
approche  eussent  pu  parvenir  jusqu'à  eux  2. 

La  suite  des  événements  montrera  que  Julien  n'avait 
point,  avant  de  partir,  conçu  de  plan  d'ensemble.  Il 
s'attendait  à  finir  la  campagne  avant  l'hiver  3,  par  quel- 
que coup  d'éclat.  Les  événements  le  conduiraient,  plutôt 
qu'il  n'essaierait  de  les  conduire  et  de  les  prévoir.  Fon- 
dre sur  le  pays  ennemi,  pousser  hardiment  sa  pointe  en 
avant,  surprendre  par  la  promptitude  de  son  arrivée  et 
par  la  brusquerie  de  son  attaque,  telle  avait  été  sa  tacti- 
que au  milieu  des  forêts  de  la  Germanie  ou  dans  les 
plaines  de  la  Campine.  Il  se  figurait  que,  grâce  à  la  vail- 
lance personnelle  et  à  la  bravoure  de  ses  troupes,  les 
mêmes  moyens,  qui  étaient  d'un  partisan  plus  que  d'un 
général,  vaincraient  encore  sur  les  bords  du  Tigre.  Peut- 
être  l'habitude  qu'il  avait  eue  jusqu'à  ce  jour  de  com- 
battre des  tribus  barbares,  intrépides  mais  indisciplinées, 
portant  sur  les  champs  de  bataille  leur  turbulence  et 

t.  Ammien  Marcelin,  XXIII,  2. 

2.  Ammien  Marcellin,  /.  c.  ;  Julien,  Ep.  27;  Herllein,  p.  519. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXUI,  2. 


182  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERUE. 

leur  indépendance  natives,  et  aussi  promptes  au  décou- 
ragement qu'à  l'enthousiasme,  avait-elle  peu  préparé 
Julien  à  lutter  contre  toutes  les  ressources  d'un  vaste 
Empire,  protégé  par  des  places  fortes,  gouverné  par  un 
seul  monarque,  défendu  par  des  armées  régulières,  et 
au  milieu  duquel  la  guerre  pourrait  durer  longtemps, 
parmi  des  fortunes  diverses. 

A  défaut  d'un  plan  de  campagne  concerté  d'avance, 
et  qui  lui  eût  permis  de  faire  mouvoir  avec  précision 
toutes  les  parties  de  l'instrument  excellent  qu'il  avait 
préparé,  armée,  flotte  de  transport,  flotte  de  combat, 
machines  de  siège*,  équipages  de  pontonniers,  Julien 
avait-il  préparé  les  alliances  sans  lesquelles  il  est  difficile 
d'entreprendre  avec  succès  une  grande  guerre  ?  Il  sem- 
ble avoir  montré,  sur  ce  point  encore,  peu  de  prévoyance. 
Ce  n'est  pas  que  les  occasions  lui  aient  manqué.  Con- 
fiantes dans  son  habileté  et  croyant  à  ses  victoires,  beau- 
coup des  tribus  indépendantes  qui,  au  nord  et  au  sud, 
avoisinaient  la  Perse  lui  avaient  fait  des  offres  de  con- 
cours 2.  Toujours  il  les  avait  poliment  éconduites.  Le  sens 
invariable  de  ses  réponses  avait  été  celui-ci  :  «  Il  n'est  pas 
de  la  dignité  de  l'Empire  de  recourir  à  un  secours  étran- 
ger, et  de  se  faire  des  amis  et  des  alliés  qu'il  serait  peut- 
être  obligé  un  jour  de  payer  par  des  subsides  ^.  «  Ammien 
admire  «  cette  belle  confiance  ;  »  mais  une  politique  plus 
réaliste  l'eût  peut-être   jugée  imprudente.   Constance, 


1.  Voir  la  description  de  ces  machines  dans  Ammien  Marcellin,  XXIII,  4. 

2.  Ibid.,  5. 

3.  «  ...  Speciosa  fiducia  principe  respondente,  nequaquam  decere  adven- 
tiliis  adjumenlis  rem  vindicari  romanam,  cujus  opibus  foveri  conveniret 
amicos  et  socios,  si  auxilium  eos  adegerit  nécessitas  implorare.  »  Ammien 
Marcellin,  XXIII,  2. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE  183 

dont  Julien  méprisait  la  diplomatie  sans  peut-être  l'éga- 
ler, avait  été  plus  prévoyant.  Il  n'avait  pas  dédaigné,  en 
338,  de  négocier  avec  «  des  brigands  arabes  »  pour  se 
faire  d'eux  des  alliés  contre  les  Perses  ^  ;  et  se  croyant,  en 
361,  à  la  veille  d'en  venir  aux  mains  avec  Sapor,  il  avait 
essayé  de  gagner  à  sa  cause  les  princes  et  les  satrapes 
indépendants  des  contrées  situées  au-dessus  du  Tigre,  en 
particulier  les  rois  d'Arménie  et  d'Ibérie-.  Au  seul  roi 
d'Arménie  Julien  rappela  l'alliance  alors  conclue  3.  D'un 
ton  un  peu  fier,  et  qui  eût  mieux  convenu  vis-à-vis  d'un 
vassal  que  d'un  allié,  il  le  fit  inviter  «  à  tenir  prêtes  de 
bonnes  troupes,  et  à  attendre  les  ordres  qu'il  lui  enver- 
rait prochainement  pour  lui  dire  dans  quelle  direction 
marcher  et  où  porter  son  attaque  *.  »  En  plus  de  cette 
seule  alliance,  Julien  semble  avoir  compté  sur  la  diver- 
sion politique  que  produirait  la  présence  dans  son  armée 
du  prince  persan  Hormisdas. 

Hormisdas  jouait,  à  la  cour  des  empereurs  du  qua- 
trième siècle,  un  rôle  analogue  à  celui  des  Stuarts  dans 
la  France  du  dix-septième.  C'était  le  prétendant  que  l'on 
comblait  d'égards  et  d'honneurs  et  que  l'on  tenait  en 
réserve  pour  le  tourner,  à  l'heure  opportune,  contre  l'en- 
nemi héréditaire.  S'étant  vu  préférer  parles  grands  du 


1.  Julien,  Oratio\\  Herllein,  p.  25. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXI,  6. 

3.  Voir  t.  II,  p.  33,  46. 

4.  «  Solum  Arsacem  inonuerat  Armeniae  regem,  ut  coUectis  copiis  vali- 
disjubenda  opperiretur,  quo  lendere,  quid  deberet  urgere,  propeie  cogni- 
turus.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  2.  —  La  lettre  de  Julien  à  Arsace,  pu- 
bliée dans  le  recueil  de  sa  correspondance  (65  de  l'édition  Hertlein),  est 
manifestement  apocryphe.  Sozomène  (VI,  1)  résume  une  lettre  de  Julien 
à  Arsace,  peu  différente  de  celle-ci,  et  qui  n'est  probablement  pas  plus  au- 
thentique. 


184  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE. 

royaume  son  frère  Sapor,  il  s'échappa,  se  réfugia  d'abord 
près  du  roi  d'Arménie,  puis  se  rendit  auprès  de  Constan- 
tin. Cela  se  passait  en  323.  Depuis  cette  époque,  il  vécut 
sous  la  protection  de  l'autorité  impériale,  traité  en 
prince,  et  recevant  un  commandement  toutes  les  fois 
que  recommençaient  les  hostilités  avec  la  Perse  ^.  Au 
reste,  Hormisdas  paraît  avoir  tenu  dignement  sa  place. 
Il  usait  volontiers  de  la  liberté  de  parole  que  lui  assurait 
son  rang.  On  l'a  vu,  en  357,  lors  du  voyage  triomphal 
de  Constance  à  Rome,  rappeler  d'un  mot  tantôt  spirituel, 
tantôt  mélancolique,  à  une  juste  mesure  des  choses  la 
vanité  exaltée  de  l'empereur  2.  Son  regard  accoutumé 
aux  éblouissements  du  luxe  oriental  regardait  avec  calme 
les  splendeurs  plus  sobres  de  TOccident.  Il  se  consolait 
de  la  beauté  de  Rome  en  songeant  qu'on  mourait  là 
comme  ailleurs  2.  Sa  philosophie  douce  et  un  peu  ironi- 
que s'éclairait  peut-être  d'une  lumière  plus  haute.  Il 
semble  s'être  converti  au  christianisme.  On  assure  que, 
se  trouvant  à  Antioche  en  même  temps  que  Julien,  il 
visita  Ronose  et  Maximilien  dans  la  prison  et  se  recom- 
manda à  leurs  prières*.  Julien  l'avait  amené,  avec  le 
dessein  de  l'employer  dans  l'expédition  de  Perse.  Il 
comptait  sur  les  relations  qu'Hormisdas  conservait  avec 
ses  compatriotes  et  sur  les  moyens  qu'il  pourrait  avoir  de 
se  former  parmi  eux  un  parti  et  de  susciter  peut-être  une 
révolution.  Comme  tous  les  Persans  d'un  rang  élevé  ^, 


1.  Sur  Hormisdas,  détails  dans  Jean  d'Anlioche,  fr.  177;  Miiller,  Fragm. 
hist.  grec,  t.  IV,  p.  605. 

2.  Voir  t.  I,  p.  414. 

3.  Ammien  Marcellin,  XVI,  10, 

4.  Passio  SS.  Bonosi  et  Maximiliani,  3. 

5.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  6. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  185 

Hormisdas  était  un  cavalier  accompli  :  Julien  lui  réser- 
vait le  commandement  d'un  corps  de  cavalerie. 

Tout  étant  ainsi  réglé,  Julien  se  prépara  lui-même  à 
partir.  11  ne  voulut  pas  le  faire  sans  dire  adieu  à  ceux 
de  ses  amis  qu'il  n'emmenait  pas.  Le  préfet  du  prétoire 
Salluste,  le  maître  des  offices  Anatole,  le  médecin  Ori- 
base,  les  philosophes  Maxime  et  Priscus,  avaient  été 
désignés  pour  l'accompagner  :  seul  ou  presque  seul  du 
groupe  des  intimes  restait  Libanius.  Julien  ne  pouvait 
songer  à  lui  faire,  comme  à  d'autres,  un  vulgaire  pré- 
sent. Libanius  était  désintéressé  :  il  le  dit  trop,  mais  il 
ne  dit,  en  cela,  que  la  vérité.  «  Je  te  ferai,  lui  avait 
annoncé  Julien,  un  grand  cadeau,  mais  tel  que,  cette 
fois,  tu  ne  puisses  pas  le  refuser.  »  L'ayant  obligé  à  di- 
ner  avec  lui  :  «  Mon  ami,  dit-il,  il  est  temps  que  je  t'of- 
fre mon  cadeau.  »  Libanius  se  demandait  de  quoi  il  pou- 
vait être  question;  mais  Julien,  élevant  la  voix,  lui  dit  : 
«  Je  t'ai  inscrit  sur  la  liste  des  orateurs,  à  cause  de  ton 
éloquence,  et  sur  celle  des  philosophes,  à  cause  de  tes 
vertus  1.  »  Libanius  avait  le  cœur  assez  haut  pour  esti- 
mer comme  une  suffisante  récompense  cette  parole 
royale. 

Avant  de  quitter  Antioche,  Julien  pourvut  à  un  der- 
nier soin  d'administration.  La  Syrie  était  à  ce  moment 
sans  gouverneur.  Il  fit  consulaire  de  cette  province,  dit 
Ammien,  «  un  personnage  originaire  d'Héliopolis , 
nommé  Alexandre.  Julien  déclarait  que  celui-ci  n'était 
pas  digne  d'un  tel  poste,  mais  ajoutait  qu'un  juge  de 
cette    sorte   convenait  à  des  gens  avares  et  injurieux 


i.  Libanius,  De  Yila;  Reiske,  1. 1,  p.  89. 


186  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE. 

comme  étaient  les  habitants  d'Antioche  i.  »  Libanius, 
qui  connut  beaucoup  cet  Alexandre,  confirme  le  témoi- 
gnage d'Ammien   :  dans  une  lettre  à  Julien  lui-même 
il  peint  le  caractère  âpre  et  cruel  du  nouveau  gouver- 
neur, qui  tout  de  suite  terrorisa  Antioche  et  de  la  ville 
brillante  et  joyeuse  dont  s'irritait  Julien  fit  «  une  ville 
Spartiate  -.  »  C'était  bien  ce  que  voulait  Julien,  surtout 
quand  Alexandre   tourna  cette  dureté  contre  les  chré- 
tiens. Il  employait  tous  les  moyens  pour  les  contraindre 
à  sacrifier.  Libanius,  toujours  prêt  à  plaider  la  cause  des 
malheureux,  et  qui  avait,   à  plusieurs  reprises,  recom- 
mandé à  Alexandre  la  modération  envers  les  villes  de  sa 
province  ^,   vit  le  caractère  immoral  et  tyrannique  de 
cette  propagande.  «  Sois  zélé  envers  les  dieux,  écrivait-il 
à  Alexandre,  et  accrois  autant  que  tu  pourras  le  nom- 
bre de  leurs  adorateurs.  Mais  ne  t'étonne  pas  s'il  s'en 
trouve  qui,  après  avoir  sacrifié,  regrettent  ce  qu'ils  vien- 
nent de  faire.  En  public  ils  t'obéissent  :  de  retour  chez 
eux,  leurs  femmes,  les  larmes,  la  nuit  les  conseillent  au- 
trement. »  Et  comme  un  de  ceux-là,  Eusèbe,  était  me- 
nacé d'une  condamnation  :  «  Il  vient,  continue  Libanius,  | 
de  s'échapper  des  chaînes  et  des  mains  des  soldats,  et 
de  se  réfugier  chez  moi.  Déclare  qu'il  est  libre,  ou  viens 
l'arracher  de  ma  maison.  Et,  si  tu  choisis  cette  dernière 
alternative,  sache  que  tu  ne  me  trouveras  pas  plus  lâche 
qu'Admète  ^.  » 

Ce  choix  extraordinaire,  et  probablement  sans  précé- 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  2. 

2.  Libanius,  Ep.  122. 

3.  Libanius,  Ep.  liiS,  liôO. 

4.  Libanius,  Ep.  1059.   —  Sur  l'allusion  à  Admèle,  voir  Thucydide, 
136,  137. 


LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE.  187 

dent,  d'un  magistrat  capable,   non  de  bien  gérer  sa 
charge,  mais  de  rendre  malheureux  ses  administrés  ', 
montre  combien  était  tenace  et  profonde  la  rancune  de 
Julien  contre  les  habitants  d'Antioche.  Ceux-ci,  le  voyant 
partir,  craignirent  d'autres  effets  encore  de  sa  colère. 
Ils  se  souvinrent  de  la  menace  contenue  dans  le  Misopo^ 
gon.  La  présence  d'une  cour,  même  aussi  peu  luxueuse 
que  celle  de  Julien,  est  toujours  une  source  de   pro- 
fits pour  une  ville  :  ils  craignirent  d'en  être  privés  à 
l'avenir.  Ils  redoutèrent  de  voir  transféré  à  une  autre 
ville  ce  rang  de  capitale  de  l'Orient  que  leur  cité  occu- 
pait sinon  officiellement,  du  moins  en  fait,  et  qu'avait 
consacré  la  longue  résidence  de  Constance.  Aussi  essayè- 
rent-ils de  réparer  leurs  fautes  par  les  hommages  dont 
ils  entoureraient  son  départ.  Quand  il  sortit  de  la  ville,  le 
9  mars,  par  un  radieux  soleil  de  printemps  ~,  une  foule 
énorme  lui  fit  cortège.  On  lui  souhaitait  à  grands  cris  un 
prompt  et  glorieux  retour.  On  le  suppliait  de  s'apaiser  et 
de  regarder  Antioche  d'un  œil  favorable.  Mais  lui  con- 
servait un  air  sévère  ^.  Un  incident  récent,  sur  lequel 
nous  manquons  de  détails,  venait  de  porter  au  comble 
son  mécontentement.  Il  n'avait  pu,  avant  de  partir,  of- 
frir un  sacrifice.  «  Je  sais  pourquoi,  dit  Zosime,  mais  je 
ne  veux  pas  le  dire  ^.  »  Cette  singulière  réticence  de 
l'historien  païen  permet  de  supposer  soit  quelque  em- 


î.  Saint  Grégoire  de  Nazianze  pense  peut-être  à  cette  nomination, 
quand  il  reproche  à  Julien  «  des  gouvernements  de  provinces  livrés  non 
aux  plus  équitables,  mais  aux  plus  inhumains,  »  al  oï  xàiv  èôvàiv  àp^/ai  où 
toi;  £7îicixecxoctoii;,  a)>).à  to?;  àravOpwT^oTcxT&i;  Èvô/cipîi^ovTO.  Oratio  V,  19. 

2.  «  Apricante  cœlo.  » 

3.  Ammien  Marcellin,  XXIU,  2. 

4.  Zosime,  III. 


Ai 


188  LA  PREPARATION  DE  LA  GUERRE. 

pêchement  de  mauvais  présage,  qui  aurait  assombri  Ju- 
lien, soit  quelque  opposition  de  parti  pris,  qui  l'aurait 
exaspéré.  Eu  tout  cas,  les  citoyens  d'Antioche  portèrent 
le  poids  de  sa  mauvaise  humeur.  A  toutes  leurs  prières 
il  répondait  durement  :  a  Jamais  vous  ne  me  reverrez.  La 
campagne  terminée,  je  me  rendrai  en  Cilicie  par  le 
plus  court  chemin,  et  je  m'établirai  à  Tarse  pour  l'hi- 
ver :  déjà  j'ai  donné  à  Memorius,  préfet  de  la  province  ^, 
l'ordre  d'y  préparer  ma  demeure  -.  »  Il  disait  encore  : 
«  Je  fuis  une  ville  rempHe  de  toute  espèce  de  vices,  d'in- 
jure, de  turbulence,  d'impiété,  d'avarice,  d'audace,  je 
condamne  ses  mœurs  et  je  me  tourne  vers  une  plus  pe- 
tite^. »  Repoussé  par  ces  dures  paroles,  le  peuple  finit 
par  se  disperser  :  seuls  les  sénateurs,  en  grand  nombre, 
persistèrent  à  accompagner  Julien,  afin  de  lui  présenter 
de  nouveau  les  doléances  de  la  ville  à  la  première  étape. 
Avant  de  le  suivre  nous-même  sur  le  chemin  qui 
l'emporte  loin  d'Antioche,  il  nous  faut  relater  un  bruit 
qui,  après  son  départ,  courut  dans  les  milieux  chrétiens. 
On  raconta  que  des  cadavres  avaient  été  trouvés  dans 
rOronte,  soit  de  chrétiens  secrètement  égorgés,  soit  de 
victimes  humaines  immolées  aux  dieux.  Dans  des  cham- 
bres écartées  du  palais,  disait-on,  dans  des  puits,  dans 
des  fosses,  furent  rencontrés  des  débris  de  corps  de 
jeunes  garçons  et  de  jeunes  filles,  qui  avaient  été  mis  à 


1.  Sur  Memorius,  voir  Julien,  Oratio  VU;  Herllein,  p,  223.  C'était 
un  des  correspondants  de  Libanius,  Ep.  1444. 

2.  «  Loquebalur  aspeiius,  se  esse  eos  asserens  postea  non  visuros. 
Disposuisse  enim  aiebat,  hiemandi  gratia  per  compendiariarn  viarn,  con- 
summato  procinctu,  Tarsuin  Ciliciae  reversurum  :  scripsisseque  ad  Memo- 
rium  praesidern,  ut  in  eadem  urbc  cuncta  sibi  congrua  pararentur.  »  Am- 
mien  Marcellin,  XXIII,  2. 

3.  Libanius,  Legatio  ad  Julianum;  Reiske,  1. 1,  p.  469. 


LA  PRÉPARATION  DE  LA  GUERRE.  189 

mort  dans  des  cérémonies  d'évocation,  dans  des  rites  di- 
vinatoires, dans  «  des  sacrifices  illégitimes  ^  »  Non  seu- 
lement saint  Grégoire  de  Nazianze  se  fait  l'écho  de  ces 
bruits,  mais  encore  saint  Jean  Chrysostome,  qui  habi- 
tait Antioche  au  moment  où  y  résida  Julien,  et  pouvait 
avoir  de  dix-huit  à  vingt  ans  en  363,  les  reproduit  dans 
un  discours  prononcé  dans  cette  ville  :  «  Qui  compterait, 
dit-il,  les  nécromancies,  les  immolations  d'enfants  2?  »  H 
attribue  à  des  pratiques  secrètes  de  Julien  lui-même  ces 
meurtres  rituels.  Malgré  l'autorité  de  ceux  qui  les  rappor- 
tent, l'histoire  n'accueillera  pas  sans  hésitation  d'aussi 
épouvantables  rumeurs.  On  sait  combien  vite  s'échauffe 
l'imagination  populaire,  et  avec  quelle  facilité  se  créent 
les  légendes.  Mais  il  faut  reconnaître  aussi  que  les  lé- 
gendes, quand  elles  sont  tout  à  fait  contemporaines, 
supposent  ordinairement  un  fait,  plus  ou  moins  altéré 
et  grossi,  qui  en  a  été  l'occasion.  Ce  que  l'on  sait  du  ca- 
ractère de  Julien  rend  difficile  de  le  croire  personnelle- 
ment coupable  de  crimes  aussi  monstrueux.  Mais,  à  une 
époque  où  l'on  avait  peu  le  respect  de  la  vie  humaine, 
ils  n'étonneront  qu'à  demi,  s'ils  eurent  pour  auteurs  quel- 
ques-uns de  ces  fanatiques,  adonnés  aux  pratiques  les  plus 
secrètes  de  l'occultisme,  qui  se  rassemblaient  autour  de 
Juhen.  Il  y  a  bien  des  ténèbres  dans  le  paganisme.  On 
peut  admettre  qu'à  une  époque  de  crise  suprême  comme 
celle  où  il  était  arrivé,  à  la  veille  d'une  tentative  der- 


1.  Twv  àvaTe[;.vo[JL£Vtov  TtaîSwv  te  xal  uapôévwv  èiri  <^vya.-^oijia.  xat  f;.avTetqi 
xai  ôuataiç  oO  vsvofxiafxévai;.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  IV,  92. 
Il  sen^ble  faire  encore  allusion  à  ces  sacrifices  impies,  lorsqu'il  s'écrie, 
Oratio  V,  25  :  ïloù  açaYia  cpavspà  xe  xai  àcpavyj  ; 

2.  Saint  Jean  Chrysostome,  In  Sanctum  Babylam  contra  JuUanum  et 
Gentiles,  14. 


190  DE  L'OROINTË  A  L'EUPHKATE. 

nière  dans  laquelle  son  sort  allait  se  jouer,  au  milieu  de 
la  fièvre  de  curiosité  où  se  trouvaient  ses  adeptes  les  plus 
exaspérés,  il  eut  ses  «  messes  noires.  »  Ces  horreurs  ont 
pu  se  couvrir  du  nom  de  Julien,  sans  l'aveu  et  à  l'insu  de 
celui-ci. 


III.  —  De  rOronte  à  l'Euphrate. 

La  première  ville  où  Julien  se  soit  arrêté  est  Litarbe, 
à  quinze  lieues  emiron  d'Antioche.  On  y  accédait  par 
une  route  encaissée  entre  une  montagne  abrupte  et  un 
marais  semé  de  grosses  pierres  :  elles  débordaient 
jusque  sur  la  voie ,  qui  présentait  parfois  des  passes 
difficiles  à  franchir.  Il  était  neuf  heures  du  soir  quand 
Julien  arriva  à  Litarbe.  A  peine  était-il  installé  dans  la 
maison  qui  lui  avait  été  préparée,  qu'il  fut  obligé  de 
donner  audience  à  la  députation  du  sénat  d'Antioche  ^. 
Libanius  n'était  point  avec  elle,  parce  que  Julien,  avant 
de  partir,  lui  avait  interdit  de  lui  adresser  jamais  la 
parole  en  faveur  de  l'ingrate  cité  -.  On  devine  la  récep- 
tion qui  fut  faite  aux  sénateurs ,  et  la  réponse  que  leur 
adressa  Julien. 

Prévoyant  la  suprême  tentative  qu'ils  feraient  encore 
auprès  de  lui  :  «  Je  sais,  dit-il,  que  vous  mettez  votre 
confiance  en  celui  que  vous  allez  m'envoyer  maintenant 
comme  ambassadeur  (c'est-à-dire  en  Libanius)  ;  mais  lui 
aussi,  à  mon  retour,  je  l'emmènerai  avec  moi  à  Tarse  ^.  » 
Malgré  ces  décourageantes  paroles,  les  sénateurs,  ren- 


1.  Julien,  Ep.  27;  Herllein,  p.  515. 

2.  Libanius,  Legatio  ad  Julianum;  Reiske,  t. 

3.  Libanius,  De  Vita  sua;  Reiske,  1. 1,  p.  90. 


DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRATE.  191 

voyés  à  Antioche,  supplièrent  Libanius  d'intercéder  à 
son  tour.  La  défense  que  lui  avait  faite  Julien  pesa  peu 
auprès  de  l'occasion  de  composer  une  belle  harangue, 
et  par  elle  de  rendre  service  à  ses  concitoyens.  D'ail- 
leurs, Julien  lui  avait  interdit  de  parler  pour  eux,  mais 
non  d'écrire  en  leur  faveur.  Libanius,  entrant  tout  à  fait 
dans  son  rôle  de  médiateur,  écrivit  deux  harangues, 
l'une  à  Julien,  l'autre  aux  citoyens  d'Antioche.  Dans  la 
première^,  Libanius  accable  Julien  des  éloges  accou- 
tumés. Il  l'adjure  au  nom  de  Minerve,  au  nom  de  l'autel 
de  la  Pitié  que  Julien,  dans  sa  jeunesse,  a  pu  encore  voir 
à  Athènes.  Il  lui  prédit  qu'un  jour  on  lui  élèverait  aussi 
des  autels,  on  lui  offrirait  des  sacriflces  et  des  prières, 
comme  à  Hercule.  Il  le  supplie  de  maintenir  à  Antioche 
le  privilège  de  l'abriter  pendant  l'hiver,  et  le  met  en 
garde  contre  les  gens  de  Tarse,  qu'il  représente  comme 
turbulents  et  insupportables.  Cette  pièce  de  rhétorique 
fut  peut-être  envoyée  à  Julien  ;  à  coup  sûr  elle  ne  lui 
fut  point  récitée,  car  Libanius  ne  revit  point  celui-ci  -. 
L'autre  harangue  prêchait  aux  Antiochiens  la  contrition 
et  la  sagesse  ^.  Elle  leur  demandait  de  manifester  à 
l'empereur  leur  repentir  en  fermant  les  théâtres,  en  di- 
minuant les  courses  de  chevaux,  en  modérant  l'illumi- 
nation des  bains.  «  Corrigeons-nous  nous-mêmes,  afin  de 
n'être  pas  jugés,  »  concluait-il  avec  un  accent  presque 
apostolique  *.  Il  n'est  pas  probable  que  cette  harangue 


1.  Legatio  ad  Julianum  (upEdêeuTixô;  Tipo;    'loyÀiavdv);  Reiske,  t.    1, 
p.  451-483. 

2.  Socrate,  III,  17. 

3.  Ad  Antiochenos  de  régis  ira  (icpô;  xoO;  'Avrio/laç  îiept  T?i;  toù  pao-t- 
).eû;  optxïj:)  ;  Reiske,  t.  I,  p.  484-506. 

4.  Cf.  saint  Paul,  I  Cor.,  xi,  31. 


192  DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRATE. 

ait  été  non  plus  prononcée  en  public.  La  rapidité  avec 
laquelle  se  précipitèrent  les  événements  retira  vite  leur 
à-propos  et  leur  utilité  aux  deux  compositions  sur  les- 
quelles s'exerça  la  rhétorique  laborieuse  et  la  sincère 
bonne  volonté  de  l'excellent  sophiste. 

De  Litarbe,  Julien  se  rendit  à  Bérée.  Un  peu  avant 
d'entrer  dans  cette  ville,  il  vit  un  jeune  homme  venir  à 
lui  en  suppliant.  C'était  le  fils  du  principal  magistrat  de 
Bérée.  Le  jeune  homme,  par  entraînement,  faiblesse  ou 
ambition ,  s'était  fait  récemment  païen.  Son  père ,  qui 
était  un  chrétien  zélé,  l'en  avait  puni  en  le  chassant  de 
sa  maison  et  en  le  déshéritant.  Julien  fit  bon  accueil  au 
suppliant,  et  lui  promit  d'apaiser  la  colère  paternelle^. 
Julien  raconte  lui-même  son  séjour  à  Bérée,  dans  une 
lettre,  véritable  relation  de  voyage,  adressée  à  Libanius. 
Dans  cette  ville,  dit-il,  «  Jupiter  nous  montra  tous  pré- 
sages favorables.  J'y  séjournai  un  jour  entier  :  je  montai 
à  l'Acropole,  et  j'immolai  un  taureau  à  Jupiter,  selon  le 
rite  royal.  J'eus  ensuite  quelques  moments  d'entretien 
avec  le  sénat  sur  les  affaires  de  religion  -.  »  Cet  entre- 
tien eut  lieu  dans  un  festin,  où  Julien  avait  convié  tous 
les  décurions  ^.  Il  avait  fait  asseoir  l'un  près  de  l'autre , 
sur  le  lit  où  lui-même  était  assis,  le  président  du  sénat  et 
le  fils  déshérité.  Au  milieu  du  repas,  il  dit  au  père  :  «  Il 
me  semble  qu'il  n'est  pas  juste  de  contraindre  l'inclina- 
tion de  personne.  Laisse  à  ton  fils  la  liberté  de  suivre 
une  autre  religion  que  la  tienne,  comme  je  vous  laisse 
la  liberté  de  suivre  une  autre  que  la  mienne,  bien  qu'il 


2.  Julien,  Ep.  27  ;  Herllein,  p.  516. 
.  Théodoret,  l.  c. 


DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRATE.  193 

me  fût  très  facile  de  vous  priver  de  cette  liberté.  —  Tu 
me  parles,  seigneur,  répondit  le  père,  en  faveur  d'un 
scélérat  qui  s'est  rendu  digne  de  la  haine  de  Dieu  et  qui 
a  préféré  le  mensonge  à  la  vérité.  —  Laissons  là,  je  te 
prie,  dit  Julien,  les  injures  et  les  invectives;  »  puis  se 
tournant  vers  le  jeune  païen  :  «  Puisque ,  malgré  ma 
prière,  ton  père  ne  veut  plus  s'occuper  de  toi,  c'est  moi 
qui  en  prendrai  soin^.  )>  Julien  s'était  montré  tout  en- 
semble habile  et  modéré  ;  cependant  ce  dialogue  était 
une  mauvaise  préface  pour  le  discours  de  propagande 
qu'il  adressa  ensuite  aux  sénateurs  de  Bérée.  «  Tous, 
raconte- t-il,  ont  applaudi  à  mes  paroles,  mais  peu  ont 
été  convaincus,  et  c'étaient  précisément  ceux  qu'avant 
de  parler  je  savais  déjà  bien  pensants.  Sous  prétexte  de 
franchise ,  les  autres  se  sont  laissé  aller  à  dépouiller  et 
à  perdre  tout  respect  -.  » 

Julien  fut  désolé  de  cet  insuccès.  «  J'en  atteste  les 
dieux,  écrit -il  à  Libanius,  ce  qui  l'emporte  chez  les 
hommes,  c'est  de  rougir  du  bien,  de  la  grandeur  d'àme, 
de  la  piété,  et  de  se  glorifier,  au  contraire,  des  choses 
les  plus  honteuses,  le  sacrilège,  la  mollesse  de  l'esprit  et 
du  corps  ^.  »  On  remarquera  qu'en  trouvant  chrétiens 
les  principaux  habitants  de  Bérée ,  Julien  leur  adresse 
les  mêmes  reproches  et  leur  impute  les  mêmes  vices 
qu'aux  habitants  d'Antioche.  Cette  phrase  de  sa  lettre 
semble,  en  deux  mots,  une  réplique  du  Misopogon. 

La  seconde  étape  de  Julien  fut  Batné.  Il  trace  de  cette 
ville  un  joli  portrait.  Située  dans  une  plaine  semée  de  jeu- 


1.  Théodoret,  l.  c. 

2.  Julien,  Ep.  27;  Herllein,  p,  516. 

3.  Ibid. 

JULIEX  l'apostat.  —  III.  13 


194  DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRATE 

nés  cyprès  (Julien,  auquel,  comme  à  beaucoup  d'anciens, 
manqua  le  sens  du  pittoresque  ,  remarque  avec  éloge 
qu'on  n'y  voit  pas  de  vieux  arbres),  Batné  lui  rappela  le 
faubourg  enchanteur  de  Daphné,  avant  l'incendie  ^.  «  La 
résidence  royale  n'a  rien  de  magnifique  :  c'est  une 
maison  construite  de  terre  et  de  bois,  sans  aucun  orne- 
ment. Le  jardin,  plus  modeste  que  celui  d'Alcinotis,  est 
comparable  au  jardin  de  Laerte;  il  renferme  un  tout 
petit  bois  de  cyprès  :  le  long  de  la  clôture  sont  beaucoup 
d'arbres  de  même  essence,  bien  venus  et  bien  rangés  : 
au  milieu,  des  carrés,  plantés  de  légumes  et  de  toute 
espèce  d'arbres  fruitiers  -,  »  Non  moins  que  l'aspect  du 
lieu,  l'accueil  des  habitants  fut  pour  réjouir  le  cœur  de 
Julien.  «  Le  nom  de  Batné  est  barbare ,  dit-il,  mais  le 
pays  est  grec.  »  Julien,  qui  à  Bostra  s'était  trouvé  si  dé- 
sagréablement en  contact  avec  des  chrétiens,  ne  ren- 
contra à  Batné  que  des  hellènes.  «  De  toute  la  contrée 
montaient  les  vapeurs  de  l'encens,  et  partout  on  voyait 
de  pompeux  sacrifices  ^.  » 

Les  démonstrations  de  zèle  paraissaient  si  grandes, 
que  Julien  en  ressentit  quelque  embarras.  Il  se  demanda 
si  tout  était  sincère  dans  une  dévotion  si  étalée.  «  Tout 
en  me  causant,  dit-il,  un  vif  plaisir,  cet  empressement 
me  parut  un  peu  trop  chaud,  et  comme  une  exagération 
du  culte  dû  aux  dieux.  Car  il  convient  que  les  cérémo- 
nies pieuses  et  sacrées  soient  accomplies  hors  de  la  foule, 
en  silence,  par  ceux-là  seuls  qui  sont  venus  dans  ce  but, 
non  par  ceux  qu'y  attire  un  autre  motif.  »  Mais  Julien 


1.  Julien,  Ep.  27;  Herllein,  p.  516. 

2.  Ihid. 

3.  Ibid, 


DE  L'ORONTE  A  LEUPHRATE.  195 

ne  désespère  pas  de  mieux  instruire  de  l'esprit  du  paga- 
nisme, tel  qu'il  le  conçoit,  les  gens  de  bonne  volonté  : 
((  on  leur  apprendra  bientôt  à  garder  la  mesure  conve- 
nable. »  Quant  à  lui,  il  a  continué,  à  Batné,  ses  dévo- 
tions accoutumées,  offrant  un  sacrifice  le  soir  de  son 
arrivée,  et  un  autre  le  lendemain  de  grand  matin,  selon 
la  règle  qu'il  s^était  faite.  Et  il  a  eu  la  satisfaction 
de  trouver,  dans  ce  sacrifice,  des  signes  de  bon  au- 
gure^. 

De  Batné,  Julien  se  dirigea  vers  Hiérapolis.  Avant  d'y 
arriver,  il  parait  avoir  traversé  le  territoire  de  Cyr.  La 
Chronique  d' Alexandrie  raconte  que,  passant  dans  cette 
région,  Julien  aperçut  une  grande  foule  de  pèlerins, 
assemblés  devant  une  caverne.  Là  vivait  un  ermite, 
nommé  Domitius,  très  vénéré  dans  la  contrée.  Julien 
l'envoya  inviter,  par  un  fonctionnaire  chrétien  de  sa 
suite,  à  demeurer  dans  la  retraite,  «  sans  chercher  à 
plaire  aux  hommes  »  en  recevant  tout  ce  monde.  Le 
saint  homme  répondit  qu'  «  ayant  depuis  longtemps 
consacré  à  Dieu  son  corps  et  son  âme,  il  s'était  enfermé 
dans  ce  lieu,  mais  qu'il  ne  pouvait  pas  chasser  ceux  que 
la  foi  lui  amenait.  »  Irrité  de  cette  réponse,  voyant 
peut-être  quelque  chose  de  séditieux  dans  la  popularité 
de  l'ermite,  Julien  commanda,  dit-on,  de  murer  l'entrée 
de  la  caverne.  La  Chronique  ajoute  que  Domitius  y  périt, 
et  fut  honoré  comme  martyr  -. 


1.  ^Hv  y.aXà  xà  Updc.  Iblcl.;  Hertlein,  p.  518. 

2.  Chronique  d'Alexandrie;  Migne,  P.  G.,  t.  XCII,  p.  297-298.  —  Tille- 
mont  dit  à  ce  propos:  «  L'autorité  de  la  Chronique  d"* Alexandrie,  et  la 
conformité  de  cette  histoire  avec  la  manière  d'agir  de  Julien,  semblent 
des  preuves  suffisantes  pour  nous  assurer  de  la  vérité  de  ce  récit,  quoique 
nous  n'en  trouvions  rien  dans  Théodoret  ni  dans  les  autres  auteurs  de  ce 
temps-là.  »  Mémoires,  t.  VII,  p.  423.  Cependant  le  silence  de  ces  auteurs, 


196  DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRATE. 

Le  séjour  d'Hiérapolis,  grande  ville ^  riveTaine  de 
l'Euphrate,  fut  encore  plus  agréable  à  Julien  que  celui 
de  Batné.  Cependant  un  funeste  présage  sembla  l'at- 
trister d'abord.  Tous  les  citoyens,  qui  étaient  accourus 
à  sa  rencontre 2,  en  furent  témoins.  Au  moment  où  il 
passait  sous  une  des  portes  de  Tenceinte,  un  portique, 
situé  à  gauche,  s'écroula,  écrasant  sous  un  amas  de 
poutres  et  de  tuiles  cinquante  soldats  :  la  plupart  furent 
tués,  quelques-uns  seulement  blessés  3.  Mais  l'impression 
fâcheuse  que  Julien  ressentit  de  cet  accident  se  dissipa 
vite.  Il  avait  accepté  l'hospitalité  d'un  fervent  hellène, 
qui  était  parent  par  alliance  de  Sopater,  l'élève  et 
gendre  «  du  divin  Jamblique,  »  c'est-à-dire  de  celui 
de  tous  les  représentants  de  la  troisième  période  du 
néoplatonisme  que  préférait  Julien*.  Entendre  parler 
de  Sopater,  et  surtout  de  Jamblique,  l'un  des  néopla- 
toniciens qui  avaient  contribué  à  créer,  autour  de  doc- 
trines jadis  sobres  et  sévères,  l'atmosphère  de  rêves, 
le  monde  de  fantômes  et  de  prestiges  où  Julien  se  plai- 
sait à  vivre,  fut  pour  celui-ci  «  plus  doux  que  le  nectar.  » 
Julien  avait  une  autre  raison  encore  d'aimer  la  com- 
pagnie de  son  hôte.  Celui-ci  était  à  ses  yeux  un  «  con- 


qui  rassemblent  avec  soin  les  faits  relatifs  à  la  persécution   de  Julien, 
peut  laisser  des  doutes  sur  les  détails  de  cette  histoire. 

1.  ((  Civitatis  capacissimœ.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  2, 

2.  Julien,  Ep.  27;  Hertlein,  p.  518. 

3.  Ammien  Marcellin,  /,  c. 

4.  Le  sens  de  ce  passage  de  YEp.  27,  mal  compris  jusqu'ici,  a  été  réta- 
bli, d'après  la  traduction  manuscrite,  par  M.  Bidez,  Notes  sur  les  lettres 
de  l'empereur  Julien,  dans  le  Bulletin  de  la  classe  des  Lettres  de  l'A- 
cadémie royale  de  Belgique,  1904,  p.  493-496. 


DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRATE.  197 

fesseur  »  de  rhellénisme.  Il  habitait  déjà  Hiérapolis, 
lorsque  Constance  puis  Gallus  visitèrent  cette  ville. 
Comme  il  en  était  probablement  l'un  des  citoyens  les 
plus  en  vue,  il  avait  eu  l'honneur  de  les  recevoir  dans 
sa  maison.  Tous  deux  avaient  essayé  de  le  gagner  au 
christianisme.  «  Mais,  pressé  souvent  par  eux,  comme 
cela  devait  être,  dit  Julien,  de  renoncer  au  culte  des 
dieux,  il  avait  su  se  préserver,  chose  difficile,  de  cette 
maladie  1.  » 

Cependant  Julien  eut,  à  Hiérapolis^  autre  chose  à  faire 
que  de  parler  de  philosophie  et  de  religion  avec  Sopater. 
A  cause  de  la  proximité  de  l'Euphrate,  cette  ville  avait 
été  désignée  pour  être  le  lieu  de  concentration  de  l'armée 
et  de  la  flotte,  et  le  principal  entrepôt  des  appro\dsion- 
nements.  Ses  rues  étaient  pleines  de  chevaux  et  de 
mulets  destinés  aux  bagages  :  le  long  de  ses  quais 
mouillaient  des  navires  de  guerre,  des  bateaux  de  trans- 
port chargés  de  blé,  de  biscuits  et  de  vinaigre  2.  Julien 
passa  trois  jours  à  Hiérapolis,  occupé  de  surveiller  et  de 
diriger  ces  préparatifs.  «  Je  ne  puis  dire,  écrit-il, 
combien  de  lettres  j'ai  dictées,  combien  de  registres 
j'ai  remplis  2.  »  Une  partie  de  cette  correspondance 
parait  avoir  été  employée  à  réparer  une  première  faute. 
On  se  souvient  du  mouvement  de  fierté  qui  fît  repousser 
par  Julien  les  offres  de  concours  venues  de  l'étranger. 
De  meilleurs  conseils  prévalurent  :  il  se  décida  à  re- 
venir sur  son  premier  avis,  et  à  envoyer  des  messagers 


1.  Julien,  Ep   27;  Hertlein,  p.  518. 

2.  Julien,  Ep.  27;  Zosime,  III. 

3.  'ETCKjToXaïç   8è  ôdaiç  \ji:i^ço:^x  xal  piSXoi;.  Ep.  27;   Hertlein,  p.    519. 
(Passage  obscur,  traduit  autrement  par  Talbot.) 


198  DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRÂTE. 

aux  Sarazins,  dont  les  tribus  habitaient  au  sud-ouest  de 
l'Empire  des  Perses,  pour  leur  dire  «  qu'il  était  prêt  à 
les  accueillir,  s'ils  voulaient  venir  à  lui^.  »  Mais  il  sem- 
ble que  quelques-unes  seulement  de  ces  tribus  accep- 
tèrent l'invitation  tardive  qu'il  leur  adressait  :  car  on 
verra,  dans  la  guerre  qui  va  suivre, des  Sarazins  com- 
battre du  côté  des  Romains,  d'autres,  que  ses  premières 
hauteurs  avaient  sans  doute  rebutés,  prêter  secours  aux 
Perses.  Rendant  compte  des  multiples  soins  auxquels  il 
dut  encore  vaquer  pendant  son  séjour  à  Hiérapolis, 
Julien  écrit  à  Libanius  :  «  J'ai  jugé  un  différend  relatif 
à  l'armée,  avec  beaucoup  de  douceur  et  d'équité,  il  me 
semble  2.  »  Peut-être  convient-il  de  voir  dans  cette 
phrase  une  allusion  à  un  incident  rapporté  par  saint 
Jean  Chrysostome.  L'orateur  sacré  raconte  qu'  «  au 
moment  de  traverser  l'Euphrate,  Julien  voulut  faire  une 
nouvelle  expérience  sur  ses  soldats,  »  c'est-à-dire  pro- 
bablement mettre  encore  en  demeure  d'abjurer  ceux 
qui  étaient  restés  fidèles  à  la  religion  chrétienne  :  «  un 
petit  nombre  céda  aux  flatteries  et  aux  promesses,  mais 
l'empereur  pardonna  à  ceux  qui  lui  résistèrent,  crai- 
gnant, s'il  les  chassait,  d'afFaiblir  l'armée  qu'il  menait 
contre  les  Perses  ^  » 

La  partie  sérieuse  de  l'expédition  allait  commenc 


1.  Julien,  Ep.  27;  Hertiein,  p,  519. 

2.  Ibid.  —  C'est  apparemment  d'Hiérapolis  que  fut  écrite  à  Libanius 
l'Épître  27  de  Julien,  à  laquelle  il  répondit  par  son  Épître  712.  Libanius  dit 
que  Julien  lui  écrivit  «  des  frontières  de  l'Empire,  »  àuo  tûv  t?,?  àpyr\i 
ôpwv  [De  Vita  ;  Reiske,  t.  I,  p.  90)  ;  si  ces  paroles  font  allusion  à  la  lettre  27, 
elles  n'ont  qu'une  exactitude  approximative,  car  Hiérapolis  n'était  pas 
ville  frontière. 

3.  Saint  Jean  Chrysostome,  Insanctum  Babylam  contra  Julianum  et 
Gentiles,  23. 


DE  L'ORONTE  A  L'EUPHRATE.  199 

Le  13  mars,  toute  l'armée  romaine,  renforcée  de  Goths 
auxiliaires,  passa  l'Euphrate  sur  un  pont  de  bateaux,  et 
entra  en  Osrhoène  avant  que  les  Perses  eussent  connu  sa 
marche,  que  Julien  avait  habilement  dérobée'. 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIll,  2. 


CHAPITRE   II 


L  INVASION. 


L'entrée  en  Perse. 


La  première  ville  d'Osrhoène  que  Julien  ait  atteinte 
est  Batna,  différente  de  Batné,  qu'il  avait  traversée  au 
sortir  d'Antioche,  et  située  à  dix  lieues  environ  d'Hiéra- 
polis.  C'était  un  municipe  assez  peu  étendu  ^  mais  que 
rendait  important  la  grande  foire  qui  s'y  tenait  au  com- 
mencement de  septembre,  et  où  l'on  voyait  des  mar- 
chandises et  des  gens  de  tous  les  pays,  même  de  la  Chine 
et  de  l'Inde  2.  Ammien,  sans  cesse  attentif  aux  présages, 
remarque  qu'à  son  entrée  dans  cette  ville,  Julien  vit  en- 
core un  signe  de  mauvais  augure  :  en  voulant  ex- 
traire de  la  paille  d'une  très  haute  meule,  comme  on 
en  construisait  dans  ces  contrées,  des  valets  d'armée  ^ 
ébranlèrent  celle-ci,  qui  chancela  sur  ses  bases,  et  s'é- 
croula tout  entière,  écrasant  de  son  poids  cinquante  de 
ces  malheureux*. 

Cet  accident  attrista  Julien.  Ammien  dit  que  sans  s'ar- 


1.  Vrocope,  De  Bello  Pers., 1,11. 

2.  Ammien  Marcellin,   XIV,  3. 

3.  «  Calones.  » 

4.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  2. 


L'ENTREE  EN  PERSE.  201 

rêter  à  Batna,  il  se  dirigea  en  droite  ligne  sur  Carrhes  ^. 
Le  récit  de  Zosime  est  différent.  Cet  historien* rapporte 
que  les  habitants  de  la  principale  ville  de  FOsrhoène, 
Édesse,  située  à  un  jour  de  marche  de  Batna  2,  envoyè- 
rent une  députation  chargée  d'offrir  à  l'empereur  une 
couronne  d^or  et  de  solliciter  sa  visite.  Il  ajoute  que  Ju- 
lien fit  droit  à  leur  demande  et  se  rendit  à  Édesse^. 
Théodoret  donne  de  ces  faits  la  version  la  plus  vraisem- 
blable, et  qui  s'accorde  au  fond  avec  le  récit  d'Ammien  : 
d'après  lui,  Julien  aurait  refusé  de  visiter  Édesse,  et  laissé 
cette  ville  à  gauche  pour  se  rendre  directement  à  Car- 
rhes *.  Le  motif  d'une  disgrâce  aussi  marquée  aurait  été 
la  foi  chrétienne  professée  par  tous  les  habitants  d'É- 
desse  ^. 

On  sait  que  la  conversion  au  christianisme  d'Édesse 
et  d'une  partie  de  l'Osrhoène  remonte  aux  temps  les 
plus  reculés.  L'Évangile  parait  y  avoir  été  prêché  dès  le 
premier  siècle.  Avant  la  fin  du  second,  on  trouve  dans 
le  pays  des  Églises  constituées.  Au  commencement  du 
troisième  siècle,  les  Abgar  ont  fait  de  l'Osrhoène  un 
royaume  chrétien.  L'annexion  de  celui-ci  à  l'Empire, 
sous  Caracalla,  ne  changea  pas  la  religion  des  habi- 
tants 6.  Il  y  eut  plusieurs  fois  des  martyrs  à  Édesse.  Au 
quatrième  siècle,  les  enfants  apprenaient,  dans  cette 
ville,  à  lire  l'Écriture  Sainte  avant  de  commencer  l'é- 
tude des  auteurs  profanes  :  c'était,  nous  dit  un  histo- 


1.  Ibid. 

1.  Procope,  De  Bello  Pers.^  I,  11. 

3.  Zosime,  III. 

4.  Théodoret,  III,  21. 

5.  Ihid.  ;  et  Sozoïnène,  VI,  1 

6.  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troi- 
sième siècle,  3"  éd.,  p.  157,  177. 


202  L'ENTREE  EN  PERSE. 

rien,  la  coutume  traditionnelle  ^.  Julien  avait  déjà  eu 
l'occasion  de  montrer  son  mauvais  vouloir  envers  cette 
ville  chrétienne.  Malgré  l'attachement  à  l'orthodoxie, 
dont  elle  devait  douner  des  preuves  éclatantes  sous 
Valons  2,  Édesse  possédait,  sous  JuHen,  une  communauté 
arienne  et  une  secte  de  valentiniens.  Les  ariens  s'étaient 
vraisemblablement  emparés,  au  temps  de  Constance, 
de  la  principale  église,  et  en  avaient  usurpé  les  biens. 
En  362  ou  363,  ils  eurent  une  querelle  avec  les  valen- 
tiniens. Julieu  en  profita  pour  saisir  le  patrimoine  ecclé- 
siastique et  le  faire  servir  aux  dépenses  de  la  guerre.  Il 
écrivit,  à  ce  sujet,  une  lettre  curieuse  au  premier  ma- 
gistrat de  la  cité,  Écébole.  Elle  commence  par  la  plus 
tolérante  des  professions  de  foi.  «  Je  veux  traiter  tous 
les  Galiléens  avec  équité  et  douceur,  de  telle  sorte  qu'au- 
cun d'eux  n'ait  à  souffrir  de  violence,  ne  soit  traîné 
dans  un  temple,  ou  contraint  à  quelque  action  contraire 
à  sa  volonté  ^,  »  Suit  un  ordre  de  confiscation.  «  Ceux  de 
l'église  arienne,  enflés  de  leurs  richesses,  en  sont  venus 
aux  mains  avec  les  sectateurs  de  Yalentin,  et  ont  commis 
à  Édesse  des  actes  tels  qu'on  n'en  saurait  voir  dans  une 
ville  policée.  Voulant  donc,  comme  le  porte  leur  admi- 
rable loi,  qu'ils  entrent  plus  facilement  dans  le  royaume 
des  cieux,  nous  avons  ordonné  que  tous  leurs  biens  pro- 
venant de  l'église  d'Édesse  leur  soient  enlevés,  pour  être 
donnés  aux  soldats,  et  que  leurs  propriétés  soient  ajoutées 
à  notre  domaine  privé,  afin  que  la  pauvreté  les  rende 
sages,  et  qu'ils  ne  soient  pas  exclus  du  royaume  des  cieux. 


1.  Kaxà  Tràxpiov  eOo;.  Sozomène,  lll,  6. 

2.  Ibid. 

3.  Julien,  Ep.  43;  Hertlein,  p.  547. 


L'ENTREE  EN  PERSE.  203 

objet  de  leur  espérance  ^.  »  Ce  chef-d'œuvre  d'ironie  se 
termine  par  des  menaces  à  la  ville  tout  entière.  «  Aux 
habitants  d'Édesse  nous  recommandons  de  s'abstenir  de 
toute  sédition  et  de  toute  querelle,  afin  que  vous  ne  vous 
exposiez  pas,  en  irritant  notre  clémence,  à  supporter  la 
peine  des  excès  communs,  et  à  les  expier  par  l'épée, 
par  l'exil,  parle  feu  -.  »  L'auteur  d'une  telle  lettre  de- 
vait être  peu  disposé  à  rendre  visite  à  la  ville  d'Édesse. 
Carrhes,  au  contraire,  était  une  cité  selon  son  cœur. 
Le  paganisme  y  dominait.  Au  temps  même  de  Julien,  le 
poète  syriaque  saint  Ephrem  encourage  par  ses  hymnes 
l'évêque  de  Carrhes  à  tenter  la  conversion  de  ses  conci- 
toyens 3.  Mais  ceux-ci  résistèrent  longtemps.  En  381,  Car- 
rhes demeure,  selon Théodoret,  «un  champ  sauvage,  tout 
hérissé  des  épines  de  l'idolâtrie  *.  »  Quelques  années  plus 
tard,  «  excepté  un  petit  nombre  de  clercs  et  quelques 
moines,  on  ne  rencontre  dans  la  ville  presque  aucun 
chrétien  :  tout  le  monde  y  est  idolâtre  ^.  »  Le  paganisme 
y  a  poussé  de  si  profondes  racines  qu'au  milieu  du 
sixième  siècle  la  plupart  des  habitants  de  Carrhes  sont 
encore  païens  ^  :  c'est  peut-être  le  point  de  l'Orient  ro- 
main d'où  l'idolâtrie  disparut  le  plus  tard.  Carrhes  pos- 
sédait un  célèbre  temple  de  la  Lune,  déesse  particulière- 
ment honorée  dans  ces  contrées  ^.  Julien,  dit  Ammien, 

1.  Ibid. 

2.  Ei'çst  xal  çvy'^  xac  7:upi.  Ibid.,  p.  548. 

3.  Le  Hir,  Saint  Ephrem  et  la  poésie  syriaque,  dans  Études  bibliques, 
t.  II,  p.  396. 

4.  Théodoret,  IV,  18. 

5.  Peregrinatio  Silvix,dms  Studi  e  Documenti  di  Storia  e  Diritto, 
I8S8,  p.  135. 

6.  Procope,  De  Bello  Pers.,  I,  13. 

7.  La  Lune  joue  aussi  un  rôle  dans  la  théologie  de  Julien;  voir  t.  II, 
p.  238. 


204  L'ENTRÉE  EN  PERSE. 

y  sacrifia  «  selon  le  rite  du  lieu  *.  >>  Ce  sacrifice  fut  tout 
à  fait  secret.  Il  n'eut  d'autre  témoin  qu'un  parent  de 
Julien,  «  ce  beau,  grand  et  triste  Procope,  à  la  taille 
toujours  courbée,  au  regard  constamment  fixé  à  terre, 
que  personne  ne  se  souvenait  d'avoir  jamais  vu  rire  ^.  » 
D'étranges  récits  en  furent  faits.  On  raconta  que,  de- 
vant l'autel,  Julien  avait  détaché  son  manteau  de  pour- 
pre et  l'avait  remis  à  Procope,  en  lui  ordonnant  de 
prendre  sans  hésiter  le  pouvoir  suprême,  si  lui-même 
venait  à  périr  chez  les  Perses  ^ .  On  raconta  encore  que 
Julien,  en  sortant,  fit  sceller  les  portes  du  temple,  avec 
défense  d'y  entrer  avant  son  retour.  Quand,  après  sa 
mort,  les  sceaux  furent  brisés,  on  trouva  une  femme 
pendue  par  les  cheveux,  les  mains  étendues  et  le  ventre 
ouvert  :  le  foie  avait  été  extrait  pour  interroger  l'avenir^. 
Quelle  que  soit  la  valeur  de  ces  anecdotes  ^,  elles  mon- 
trent au  moins  que  l'imagination  des  contemporains 
avait  été  frappée  du  culte  mystérieux  rendu  par  Julien 
à  la  déesse  de  Carrhes  ^. 


1.  «  Ritu  locorum.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3. 

2.  Âinmien  Marcellin,  XXVI,  9. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3. 

4.  Théodoret,  III,  21. 

5.  La  seconde  a  contre  elle  celle  remarque  d'Ammien,  que  Procope, 
milgré  son  aspect  farouche,  n'était  pas  cruel  :  «  et  quod  est  mirandum, 
quoad  vixerat,  incruenlus.  »  Ammien  Marcellin,  XXVI,  9.  11  y  a  lieu  aussi 
de  rappeler  cette  rem.arque  de  Le  Beau  (Histoire du  Bas  Empire,  éd.  1819, 
t.  II,  p.  136)  :  «  On  ne  trouve  rien  (de  cette  anecdote)  dans  saint  Gré- 
goire deNazianze,qui,  dans  les  reproches  de  cruauté  qu'il  lance  avec  tant 
de  force  contre  Julien,  n'aurait  eu  garde  de  passer  sous  silence  un  fait  si 
atroce.  » 

G.  J'emprunte  une  autre  noie  à  l'article  Julianus,  de  Wordsworlh,  dans 
le  Dictionary  of  Christian  biography,  t.  III,  p.  514.  «  La  critique  de 
l'anecdote  (rapportée  par  Théodoret)  n'est  pas  très  facile.  Dans  l'étal  pré- 
sent de  nos  renseignements,  et  d'après  l'aKirmalion  de  M.  Sayce,  il  pa- 


L'ENTRÉE  EN  PERSE.  205 

Le  séjour  à  Garrhes  fut  triste.  Julien  y  souflrit  d'in- 
somnies. Il  vit  dans  ce  mal  un  funeste  présage.  Les  ha- 
ruspices ou  les  devins  furent  interrogés.  Le  18  mars, 
ils  firent,  dit-on,  cette  réponse  :  «  Que  l'on  prenne 
garde  à  demain.  »  Quelques  jours  plus  tard,  on  appre- 
nait que,  le  19  mars,  le  temple  d'Apollon  Palatin  avait, 
à  Rome,  été  détruit  par  le  feu  :  c'est  à  grand'peine 
que  les  livres  sibyllins  purent  être  sauvés  des  flam- 
mes ^ 

Les  préoccupations  superstitieuses  n'empêchaient  pas 
Julien  de  remplir  son  devoir  de  soldat.  Il  préparait 
Tordre  de  marche  et  le  service  des  approvisionnements, 
quand  des  éclaireurs,  revenant  à  toute  bride,,  annon- 
cèrent que  les  Perses  commençaient  à  faire  le  dégât 
sur  les  terres  des  Romains 2.  «  Ces  nouvelles  lui  arri- 
vèrent, dit  Zosime,  au  moment  où  il  délibérait  sur  le 
chemin  qu'il  devait  prendre  :  irait-il  par  le  Tigre  et 
par  Nisibe,    ou  par  l'Euphrate   et  par  Circesium  ^  ?  » 

raît  que  le  culte  de  la  déesse  Lune,  la  Sin  assyrienne,  n'était  pasàCarrhes, 
ou  même  ailleurs,  accompagné  de  sacrifices  humains.  Nous  lisons  cepen- 
dant, dans  beaucoup  d'auteurs,  qu'aux  environs  de  cette  ville  des  sacri- 
fices humains  étaient  offerts,  probablement  à  Mercure,  dans  un  but  de 
divination  {Chy/ohlsohn,  Die  Ssabîer ;  cL  B'ôWinger ,  Heidenthu7n  undJu- 
denihum,  p.  403-404).  Il  n'est  pas  absolument  impossible  que  Julien  ait 
accompli  un  «  rite  local  »  de  cette  sorte  :  il  est  certain  qu'il  fit,  au  nom 
de  la  religion,  bien  des  choses  qui,  en  toute  autre  circonstance,  eussent 
répugné  à  son  caractère.  D'autre  part,  l'anecdole  nous  est  venue  par  un 
auteur  relativement  récent,  et  de  peu  de  critique  :  elle  peut  avoir  été 
inventée  ad  invidiam,  à  cause  des  coutumes  locales  qui  la  rendaient  vrai- 
semblable. Je  pense  donc  que  l'histoire  ne  doit  pas  être  absolument  reje- 
tée, mais  qu'on  ne  peut  la  considérer  comme  prouvée  d'une  façon  déci- 
sive. «  On  peut  ajouter  que,  au  cas  où  le  récit  de  Théodoret  serait  exact, 
il  peut  y  avoir  eu  dissection  superstitieuse  d'un  cadavre,  sans  qu'il  y  ait 
eu  assassinat  ou  sacrifice  humain. 
1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3. 

12.  Ibid. 
3.  Zosime,  III 


206  L'ENTREE  EN  PERSE. 

Ces  routes  menaient  également  au  cœur  de  l'Empire 
de  Sapor,  à  ce  confluent  des  deux  fleuves  où  s'élevait 
Ctésiphon^.  La  première  avait  l'avantage  de  garder 
longtemps  le  contact  de  l'Arménie,  pays  allié.  Mais  elle 
avait  l'inconvénient  de  rendre  indisponible  la  flotte  ras- 
semblée à  grands  frais.  Entre  Carrhes  et  le  Tigre,  il  y 
avait  une  longue  route  de  terre  :  de  plus,  la  partie  su- 
périeure du  Tigre,  vers  l'ancienne  Ninive,  était  diffici- 
lement navigable,  tandis  que  l'Euphrate  le  restait  sur 
tout  son  parcours  2.  Julien  se  décida  à  prendre  la  se- 
conde route  :  de  Carrhes  il  descendrait  avec  son  ar- 
mée jusqu'à  Callinicum,  ville  située  sur  l'Euphrate,  où 
le  rejoindraient  ses  navires.  Mais  le  fait  seul  de  l'hési- 
tation entre  les  deux  lignes  montre  qu'aucun  plan  n'a- 
vait présidé  à  la  campagne.  Probablement  même  Ju- 
lien avait  eu  d'abord  la  pensée  de  prendre  la  première 
voie,  sans  quoi,  au  lieu  de  monter  de  Bérée  à  Batné,  à 
Hiérapolis  et  à  Carrhes,  en  s' élevant  toujours  vers  le 
nord,  il  eût  franchi  l'Euphrate  un  peu  plus  bas,  et 
marché  en  ligne  droite  d'Antioche  à  Callinicum.  Puis- 
que cette  dernière  ville  devenait  le  rendez-vous  de 
l'armée  et  de  la  flotte,  la  marche  jusqu'à  Carrhes,  qui 
obligeait  ensuite  à  redescendre,  avait  été  inutile. 

La  résolution  à  laquelle  s'arrêta  Julien  avait  l'avan- 
tage de  permettre  de  se  servir  de  la  flotte,  l'Eiiphrati 
étant  partout  navigable,  et  de  faire  ainsi  accompagnei 
l'armée  par  les  transports  flottants,  les  navires  charge 
d'équipages  et  de  machines,  et  les  galères  armées  pouj 
le  combat,   qui  dans  certains  cas  coopéreraient  aveî 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3. 

2.  «  NaTigabilis  per  omnes  est  rivos.  »  Ammien  Marcellin,  XXIIl,  6. 


L'ENTRÉE  EN  PERSE.  207 

elle.  Jusqu'aux  approches  de  Ctésiphon  la  flotte  devenait 
ainsi,  pour  les  troupes  de  terre,  un  appui  permanent 
et  comme  une  base  mobile  d'opérations.  Mais  cette 
route,  bien  que  la  plus  pratique,  avait  un  inconvé- 
nient :  si  l'on  y  engageait  toute  l'armée,  on  laissait  le 
nord  de  la  Mésopotamie  exposé  sans  défense  aux  in- 
cursions des  Perses.  Les  éclaireurs  venaient  de  dire  que 
ces  incursions  étaient  déjà  commencées.  Restait  un  seul 
moyen  de  préserver  cette  partie  à  la  fois  si  nécessaire 
et  si  vulnérable  de  l'Empire  romain  :  diminuer  Tarmée 
d'invasion,  et  en  détacher  un  corps  de  troupes  chargé 
de  suivre  la  seconde  route,  c*est-à-dire  de  marcher  par 
le  nord  de  l'Euphrate  au  Tigre,  en  combinant,  si  cela 
était  possible,  ses  mouvements  avec  ceux  du  roi  d'Ar- 
ménie. Julien  confia  dans  ce  but  une  force  considéra- 
ble—  trente  mille  hommes  d'infanterie,  selon  Ammien  ^ 
dix-huit  2  ou  vingt  mille  3,  selon  d'autres,  —  à  deux 
généraux,  son  intime  confident  Procope  et  le  comte 
Sébastien  :  ce  dernier,  ancien  commandant  militaire 
de  l'Egypte,  et  manichéen  de  religion,  avait,  sous  Cons- 
tance, violemment  persécuté  les  catholiques.  D'après  les 
instructions  de  Julien,  ce  corps  d'armée,  qu'il  avait 
composé  de  soldats  d'élite*,  devait  se  réunir  au  roi 
Arsace,  traverser  la  Gorduène  et  la  Moxène,  soumettre 
la  Haute  Assyrie,  pénétrer  en  Médie,  et  descendre  la 
rive  gauche  du  Tigre,  en  repoussant  les  diversions 
que  les  Perses  tenteraient  de  ce  côté,  et  en  dévastant 
sur  son  passage   leurs  plus  riches  contrées.  On  le  tien- 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIll,  3. 

2.  Zosime,  III. 

3.  Libanius,  Epitaphios  JuUani. 

4.  «  Lectorum  militum.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3. 


1 


208  L'ENTREE  EN  PERSE. 

drait  toujours  prêt  à  donner  la  main  à  Julien,  si  celui- 
ci,  arrivé  à  la  jonction  de  l'Euphrate  et  du  Tigre,  avait 
besoin  de  secours  *. 

Cette  fois,  un  plan  se  dessinait  :  des  circonstances 
fortuites  Tavaient  fait  naître  :  autant  qu'il  est  possible 
d'en  juger  maintenant,  il  acquérait  d'elles  l'ampleur 
et  la  précision  qui  avaient  fait  défaut  au  début.  La 
brusque  incursion  sur  le  territoire  des  Perses  devenait 
une  invasion  méthodique.  C'était,  en  sens  inverse,  le 
plan  de  Trajan  :  prenant  pour  lui  le  rôle  que  Julien 
confiait  à  ses  lieutenants,  l'empereur  du  second  siècle 
était  entré  par  le  haut  Tigre,  avait  soumis  l'Adiabène, 
conquis  Ninive  et  l'Assyrie,  et  rejoint  sa  flotte,  qui, 
elle,  avait  descendu  l'Euphrate  pour  passer  dans  le 
Tigre  en  face  de  Ctésiphon. 

Avant  de  se  séparer  en  deux  corps,  l'armée  de  Ju- 
lien comptait  soixante-cinq  mille  hommes  2.  C'était, 
dit-on,  la  plus  nombreuse  que  jamais  empereur  romain 
ait  menée  contre  les  Perses.  Du  sommet  d'une  colline, 
Julien  la  passa  en  revue  3.  Puis  il  partit  de  Carrhes, 
le  25  mars.  Toujours  occupé  de  donner  le  change  à 
l'ennemi,  il  feignit  de  suivre  lui-même  la  direction  du 
Tigre,  où  il  avait  ostensiblement  fait  préparer  ses  éta- 
pes^ :  mais,  laissant  Procope  et  Sébastien  s'éloigner  par 

1.  «  Prœceperat  ut  inlra  Tigridim  intérim  agerent,  vigilanîer  omnia 
servaluri,  ne  quid  inopinum  ex  incauto  latere  orirelur...,  mandabatque 
eis  ut,  si  fieri  potius  posset,  régi  sociarentur  Arsaci  :  cumque  eo  per  Cor- 
duenam  et  Moxœnam,  Chiliocomo  uberi  Mediae  tractu,  partibusque  aliis  prœ- 
stricto  cursu  vastatis,  apud  Assyrios  adhucagenti  sibi  concurrerent,  neces- 
sitalum  articulis  adfuturi.  »  Ibid. 

2.  Zoiime,  III. 

3.  Jbid. 

4.  «  Quod  iter  etiam  re  cibaria  de  industria  jusserat  instrui.  »  Ammien 
Marcellin,  XXIII,  3. 


L'ENTRÉE  EN  PERSE.  209 

ce  chemin  avec  leurs  troupes,  il  infléchit  brusquement 
à  droite,  emmenant  le  gros  de  l'armée,  dès  que  la  nuit 
couvrit  son  mouvement.  On  campa  jusqu'au  matin. 
Le  jour  levé,  Julien  demanda  un  cheval.  Celui  qu'on  lui 
amena  s'appelait  Babylone.  Pris  d'un  mal  subit,  l'ani- 
mal s'abattit,  semant  autour  de  lui  l'or  et  les  pierreries 
de  son  harnais.  «  Babylone  est  par  terre,  dépouil- 
lée de  tous  ses  ornements,  »  s'écria  Julien,  au  comble 
de  la  joie^.  On  prit  le  temps  d'offrir  un  sacrifice,  afin 
d'obtenir  des  dieux  la  confirmation  de  cet  heureux  pré- 
sage. Puis  on  se  mit  en  route,  pour  s'arrêter  à  Da vanne. 
C'était  un  de  ces  postes  fortifiés  2,  que  l'Empire  entre- 
tenait sur  ses  frontières.  Il  était  situé  sur  le  Bélias,  un 
des  affluents  de  l'Euphrate.  L'armée  s'y  reposa  pendant 
une  journée. 

Le  lendemain,  on  partit  pour  Callinicum,  grande 
ville  commerçante-^,  assise  au  confluent  du  Belias  et 
de  l'Euphrate  et  munie  d'excellents  remparts  ^.  Julien 
y  arriva  le  27  mars,  jour  consacré  à  la  Mère  des  dieux. 
Sans  doute  il  songea  avec  regret  à  la  procession  célèbre 
qui  se  faisait  alors  à  Rome,  et  qu'il  n'avait  jamais 
vue  :  sa  pensée  se  représenta  les  grands  et  le  peuple 
de  la  ville  éternelle  conduisant  en  pompe,  sur  un  char, 
le  simulacre  de  la  déesse  jusqu'au  ruisseau  de  l'Al- 
mone,  pour  le  bain  sacré.  La  mention  qu'en  fait  Am- 
mien  en  cet  endroit  montre  que  ce  souvenir  revint 
alors  à  plus  d'un  païen  de  l'armée,  et  que  des  rives 


1.  Ibid. 

2.  «  Castra  praesidialia.  »  Ibid. 

3.  «  Commercandi  opimitale  gratissimum.  »  Ibid. 

4.  «  Munimentum  robustum.  Ibid. 

JULIEN   l'apostat.   —  III.  14 


210  L'ENTREE  EN  PERSE. 

lointaines  de  l'Euphrate  bien  des  regrets  volèrent  jus- 
qu'aux bords  du  Tibre  i.  Ne  pouvant  honorer  la  déesse 
par  de  semblables  cérémonies,  Julien  se  contenta  de 
célébrer  sa  fête  «  à  la  manière  antique  2,  »  c'est-à-dire 
probablement  par  un  sacrifice.  II  dormit  bien  la  nuit 
suivante,  et  se  réveilla  joyeux.  Dès  l'aube,  il  se  remit 
en  route,  longeant  le  bord  du  fleuve,  et  «  des  rivages 
élevés  admirant  l'abondance  de  ses  eaux  3.  »  II  arriva 
jusqu'au  lieu  où  avait  été  dressé  son  camp.  Il  y  reçut, 
sous  la  tente,  plusieurs  chefs  de  tribus  sarazines,  qui 
venaient  lui  offrir  une  couronne  d'or.  Abandonnant, 
vis-à-vis  des  Barbares,  sa  simplicité  accoutumée,  lui  qui 
ne  souffrait  pas,  ordinairement,  qu'on  l'appelât  «  sei- 
gneur*, »  consentit  à  ce  que  ceux-ci  «  l'adorassent  à 
genoux,  comme  le  maître  du  monde  5.  »  Il  répondit  à 
leurs  hommages  par  de  gracieuses  paroles,  et  com- 
manda que  les  contingents  qu'ils  avaient  amenés  fus- 
sent joints  à  l'armée,  pour  y  faire  le  service  d'éclaireurs 
et  surtout  de  maraudeurs^.  Pendant  qu'il  parlait  aux 
princes  sarazins,  on  vint  dans  sa  tente  lui  annoncer 
l'arrivée  de  la  flotte,  commandée  par  le  tribun  Cons- 
tantin et  le  comte  Lucilien.  Celle-ci  descendait  orgueil- 
leusement l'Euphrate,  «  dont  elle  remplissait  le  vaste 
lit,  »  forte  de  mille  navires  de  transport,  construits  en 
bois  ou  en  cuir,  chargés  de  vivres,  d'armes,  de  machi- 
nes de  guerre,  cinquante  galères  armées  pour  le  com- 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3. 

2.  «  Prisco  more.  »  Ibid. 

3.  Ihid. 

4.  Julien,  Misopogon;  ^erilem,  p.  442. 

5.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3. 

6.  «  Ad  furta  bellorum  appositi.  »  Ibid. 


L'ENTREE  EN  PERSE.  211 

bat,  et  autant  de  bateaux  devant  servir  à  supporter 
les  ponts  pour  le  passage  des  fleuves  ou  des  canaux  ^ 
L'armée  romaine,  renforcée  des  Sarazins,  continua  de 
longer  le  fleuve,  d'un  pas  alerte  -.  On  arriva,  dans  les 
premiers  jours  d'avril,  à  Circesium.  C'était  une  place 
très  forte.  Elle  commandait  le  confluent  de  l'Abora  et  de 
l'Euphrate,  et  occupait  une  sorte  de  presqu'île  formée 
par  leur  réunion.  Jadis  petite  et  faible,  elle  avait  été 
entourée  par  Dioctétien  de  murailles  épaisses,  de  hautes 
tours,  d'une  enceinte  «  construite  avec  un  soin  d'ar- 
tiste 3,  »  dit  Ammien  Marcellin.  Elle  était  devenue  im- 
prenable *.  Selon  sa  coutume,  Dioclétien  l'avait  établie, 
non  à  l'intérieur  de  la  frontière  romaine,  mais  en  avant 
de  la  frontière  ennemie  :  c'était,  du  reste,  la  tradition 
établie  depuis  Probus,  qui  «  pour  garder  les  villes  ro- 
maines posait  ses  forts  sur  le  sol  barbare  ^.  »  Ainsi  dressée 
en  ouvrage  avancé,  la  place  de  Circesium  protégeait  de 
loin  la  Syrie  contre  les  incursions  des  Perses  ^.  Elle  cou- 
vrait en  particulier  Antioche,  qu'elle  préservait  de  sur- 
prises comme  celle  que  rapporte  Ammien,  alors  que, 
sous  Valérien,  l'ennemi  fondit  des  crêtes  du  Silpius  sur 
la  ville  en  fête  '^.  Julien  demeura  quelques  jours  à  Circe- 
sium, dont  il  renforça  la  garnison  ^.  Il  y  fut  surtout  oc- 
cupé à  la  construction  du  pont  de  bateaux  sur  lequel  son 


l./6id.;etZosime,  III. 

2.  «  Agili  gradu.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 

3.  «  Fabre  politum.  »  Ibid. 

4.  «  Munimenlum  lutissimum.  »  Ibid. 

5.  Vopiscus,  Probus. 

6.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 

7.  Ibid.  —  Cf.  les  Dernières  persécutions  du  troisième  siècle,  3'  éd. 
p.  171. 

8.  Magnus,  dans  Mïiller,  Fragm.  hist.  grxc,  IV,  p.  4. 


212  L'ENTRÉE  EN  PERSE. 

armée,  avec  tous  les  équipages  et  les  convois  qui  la  sui- 
vaient *,  devait  traverser  l'Abora.  Pendant  ce  séjour,  il 
reçut  une  lettre  de  son  collègue  dans  le  consulat,  Sal-' 
luste,  préfet  des  Gaules.  Ce  haut  fonctionnaire,  qui  par- 
tageait Tavis  de  tous  les  gens  sages  de  l'Occident,  et  qui 
connaissait  mieux  que  tout  autre  les  défauts  comme  les 
qualités  de  Julien,  lui  écrivait  avec  tristesse  et  inquié- 
tude -.  Il  le  suppliait  de  renoncer,  pendant  qu'il  était 
temps  encore,  à  l'expédition  de  Perse.  «  Il  l'adjurait  de 
ne  pas  marcher,  à  contretemps,  et  malgré  la  volonté 
des  dieux,  à  une  mort  certaine  ^ .  »  Mais  Julien,  plus 
confiant  que  jamais,  ne  tint  aucun  compte  des  conseils 
de  ce  fidèle  ami.  Quand  il  eut,  le  dernier,  passé  le  pont 
jeté  sur  la  rivière,  il  ordonna  de  le  rompre  aussitôt,  afin 
que  personne  dans  l'armée  n'eût  l'idée  d'un  retour  pos- 
sible en  arrière.  «  Nulle  force  ou  nulle  sagesse  humaine,  ^ 
écrit  le  fataliste  Ammien,  ne  peut  retenir  un  homme  qui 
marche  où  l'appelle  sa  destinée  ^.  » 

L'Abora  franchi,  on  était  en  territoire  persan  ^, 


1.  «  Exercitus  et  omnes  sequelse.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 

2.  «  Litteras  tristes.  »  Jbid. 

3.  «...  Orantis  suspendi  expedilionem  in  Parlhos,  obtestantisque  ne  il 
intempestive,  nondiim  pace  numinum  exorata,  irrevocabile  subiret  exi 
lium.  »  Ibid. 

4.  Ibid. 

5.  Il  ne  faut  pas  se  tromper  sur  ce  mot.  Toute  la  campagne  de  Juliei 
se  déroulera  en  dehors  des  frontières  de  la  Perse  actuelle,  dans  les  contrée 
soumises  aujourd'hui  à  l'Empire  ottoman,  dont  font  partie  non  seulemei 
l'ancienne  Chaldée  avec  Babylone,  mais  encore  l'Assyrie  avec  Ninive,  dan 
laquelle  ne  parvint  même  pas  Julien. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  213 


II.  —  La  descente  de  l'Ehiphrate 

Cependant,  remarque  Ammien,  les  mauvais  présages 
se  multipliaient.  Soit  au  sortir  de  Circesium,  soit  après 
la  traversée  de  la  rivière,  on  avait  aperçu,  gisant,  le 
cadavre  d'un  employé  de  Tarmée,  exécuté  de  la  main  du 
bourreau.  Le  préfet  du  prétoire  venait  de  condamner  à 
mort  ce  malheureux,  parce  qu'un  convoi  d'approvision- 
nements dont  il  était  responsable  n'était  point  arrivé 
par  eau  dans  le  délai  fixé  :  sentence  hâtive  et  cruelle,  car 
le  surlendemain  on  reconnut,  voguant  sur  TEuphrate, 
la  flottille  de  blé  promise  par  lui.  La  rencontre  de  ce 
corps  sanglant  fut  jugée  de  mauvais  augure.  L'armée, 
cependant,  continuant  sa  marche,  parvint  d'abord  à 
Zaitha,  localité  plantée  d'oliviers,  comme,  dans  la  langue 
du  pays,  l'indiquait  son  nom  K  Quelques  milles  plus  loin, 
un  monument  d'architecture  romaine  frappa  les  regards. 
C'était  le  tombeau  de  l'empereur  Gordien,  mort  en  2i4, 
à  dix-neuf  ans,  assassiné  par  le  préfet  PhiUppe,  au  cours 
d'une  expédition  glorieuse  contre  la  Perse  2.  Julien  s'ar- 
rêta quelque  temps  près  du  mausolée,  et  y  célébra  une 
cérémonie  funèbre.  Comme  il  rejoignait  l'armée,  il 
aperçut  un  groupe  de  soldats,  chargé  d'un  lourd  fardeau. 
C'était  le  corps  d'un  lion  énorme,  qu'ils  avaient  criblé 
de  flèches.  L'augure  parut  heureux  à  Julien.  Il  y  vit 
l'annonce  de  la  mort  d'un  roi,  et  ne  douta  point  qu'il  ne 
s'agît  du  roi  de  Perse.  Cependant  les  haruspices  furent 


l.Ammieii  Marcellin,  XXIII,  5. 

2.  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troi- 
sième siècle,  3«é(l.,  p.  239. 


214  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

interrogés.  Ces  a  connaisseurs  en  prodiges,  »  comme  les 
appelle  Ammien,  ne  cessaient  de  dissuader  de  l'entre- 
prise commencée  :  ils  ouvrirent  une  fois  encore  leurs 
rituels,  et  déclarèrent  que  le  signe  était  «  prohibitoire,  » 
c'est-à-dire  interdisait  au  prince  d'envahir,  même  avec 
juste  motif,  le  territoire  d'autrui.  Mais  les  philosophes, 
dont  l'influence  était  toute  puissante,  s'élevèrent  avec 
indignation  contre  cet  avis.  «  Peu  versés  dans  ces  ma- 
tières, et  persévérant  avec  trop  d'opiniâtreté  dans  leur 
erreur  ^,  »  ils  jugèrent  dans  un  sens  opposé  à  celui  des 
haruspices.  «  Comme  argument  en  faveur  de  leur  opi- 
nion, et  preuve  de  leur  science,  »  ils  rappelèrent  qu'en 
297,  lorsque  Galère,  encore  César,  marchait  contre  le  roi 
de  Perse  Narsès,  les  cadavres  d'un  lion  et  d'un  énorme 
sanglier  lui  furent  de  même  présentés,  et  qu'il  revint  de 
l'expédition  vivant  et  victorieux.  Mais  ils  oubliaient,  dit 
Ammien,  que  le  présage  était  contraire  à  l'envahisseur, 
et  que  c'était  Narsès  qui  alors  avait  envahi  l'Empire 
romain  -. 

Le  lendemain,  7  avril,  nouvelle  lutte  entre  les  harus- 
pices et  les  philosophes  au  sujet  d'un  présage.  Comme  le 
soleil  s'inclinait  à  l'horizon,  on  avait  vu  monter  une 
petite  nuée  :  très  rapidement  le  ciel  s'était  obscurci,  un 
orage  épouvantable,  avec  éclairs  et  tonnerre,  avait 
éclaté  :  et  un  soldat,  nommé  Jovien,  avait  été  frappé  de 
la  foudre,  avec  deux  chevaux  qu'il  venait  d'abreuver  au 
fleuve.  Les  haruspices  furent  aussitôt  mandés.  Aux  ques- 
tions qu'on  leur  posa,  ils  répondirent  que  la  foudre  avait 
été  «  conseillère,  »  c'est-à-dire  de  la  nature  de  celles 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 

2.  ma. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  215 

qui  conseillent  ou  dissuadent  :   ajoutant  qu'elle  avait 
prédit  un  grand  danger,  puisqu'elle  avait  frappé  un 
soldat  portant  un  grand  nom  (Jovien,  de  Jovis^  Jupiter) 
et  conduisant  deux  chevaux  de  guerre;  les  «  livres  ful- 
guraux,  »  concluaient-ils,  défendent  de  regarder  et  de 
fouler  aux  pieds  le  sol  ainsi  touché  par  le  feu  du  ciel  i. 
C'était  encore  l'ordre  de  ne  pas  marcher  plus  avant. 
Mais  les  philosophes  apportèrent  une  explication  toute 
différente.  La  blancheur  du  feu  sacré  ne  signifie  rien, 
dirent-ils,  mais  indique  la  descente  d'un  esprit  plus  vif, 
entraîné  du  ciel  par  une  force  quelconque  vers  les  élé- 
ments inférieurs  :  ou  s'il  annonce  quelque  chose,  c'est 
une  augmentation  de  gloire  pour  l'empereur  qui  a  com- 
mencé une  illustre  entreprise,  puisqu'il  est  certain  que 
par  sa  nature  le  feu  vole  en  haut,  quand  nul  obstacle  ne 
s'y  oppose  ^. 

Dans  cet  échange  de  subtilités,  ou  plutôt  dans  ce  conflit 
répété  entre  les  conservateurs  obstinés  qui  s'appuyaient 
sur  la  divination  officielle  et  les  audacieux  interprètes 
du  mysticisme  oriental,  Julien,  comme  toujours,  donna 
raison  aux  derniers.  Le  soin  qu'il  avait  eu  de  couper  le 
pont,  après  le  passage  de  l'Abora,  montrait  que  sa  réso- 
lution était  désormais  inébranlable.  C'était  une  réponse 
indirecte  à  la  lettre  de  Salluste,  une  réponse  anticipée 
aux  prohibitions  des  haruspices  et  aux  avis  de  ceux  qui, 
dans  l'armée  ou  ailleurs,  partageaient  leurs  inquiétudes. 


1.  On  sait  que  les  anciens  considéraient  comme  sacré  l'endroit  que  la 
foudre  avait  touché,  et  l'entouraient  d'un  mur,  afin  que  personne  ne  le 
foulât.  Un  de  ces  emplacements  consacrés,  le  Puteal  Libonis,  existait  sur 
le  Forum  romain.  Voir  Thédenat,  Le  forum  romain  et  les  forums  im- 
périaux, p.  167-169. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 


216  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

Quant  aux  soldats,  ils  gardaient  la  confiance  dans  l'étoile 
de  leur  chef  et  dans  leur  propre  courage.  Cependant, 
après  la  première  étape  faite  sur  le  territoire  ennemi, 
Julien  crut  nécessaire  d'enflammer  encore  leur  ardeur 
par  une  de  ces  harangues  que  les  généraux  de  l'antiquité 
faisaient  entendre  à  leurs  troupes  dans  les  circonstances 
solennelles.  L'armée  fut  convoquée  par  une  sonnerie  de 
clairons  :  devant  les  centuries,  les  cohortes  et  les  mani- 
pules assemblés,  l'empereur,  debout  sur  un  tertre,  et 
entouré  d'un  brillant  état-major,  prononça  d'une  voix 
calme,  au  milieu  d'un  profond  silence  et  parmi  les  mar- 
ques d'assentiment,  un  discours  qu'Ammien  Marcellin 
a  reproduit  en  ces  termes  : 

«  Témoin  de  votre  force  et  de  votre  entrain,  coura- 
geux soldats,  j'ai  voulu  vous  adresser  la  parole,  pour 
vous  apprendre  que  ce  n'est  pas  la  première  fois  que 
les  Romains  entrent  dans  le  royaume  des  Perses,  comme 
l'insinuent  les  malveillants.  Sans  parler  de  Lucullus  et 
de  Pompée,  qui,  après  avoir  traversé  les  Albanais  et 
les  Massagètes,  que  nous  appelons  maintenant  Alains, 
pénétrèrent  aussi  à  travers  ces  peuples  jusqu'à  la  mer 
Caspienne,  nous  savons  que  Ventidius,  lieutenant  d'An- 
toine, a  fait,  dans  les  contrées  où  nous  allons,  d'im- 
menses carnages.  Mais,  laissant  l'antiquité,  je  rappellerai 
des  faits  récents.  Traj an,  Verus  et  Sévère  en  sont  revenus 
chargés  de  victoires  et  de  trophées  :  le  jeune  Gordien, 
dont  nous  contemplons  respectueusement  le  mausolée, 
fût  rentré  avec  une  gloire  pareille,  après  avoir  à  Résène 
vaincu  et  mis  en  fuite  le  roi  des  Perses  :  mais  la  faction 
du  préfet  du  prétoire  Philippe,  assisté  d'un  petit  nombre 
de  complices,  l'enterra  en  ce  lieu,  après  l'avoir  frappé 
d'un  coup  impie.   Ses  mânes  n'errèrent  pas  longtemps 


LA  DESCENTE  DE  LEUPHRATE.  217 

sans  vengeance  :  la  justice  divine  fit  périr  dans  d'affreux 
supplices  tous  ceux  qui  avaient  conspiré  contre  lui. 
L'amour  de  la  gloire  avait  fait  accomplir  à  ces  héros 
des  actes  mémorables  :  pour  nous,  c'est  le  malheur  des 
villes  récemment  conquises,  les  ombres  des  armées 
vaincues  sans  représailles,  la  grandeur  des  pertes,  la 
destruction  des  forteresses,  qui  nous  poussent  à  notre 
entreprise.  Les  vœux  de  tous  nous  accompagnent  :  ils 
nous  exhortent  à  remédier  aux  maux  passés,  à  assurer 
de  ce  côté  la  sécurité  de  la  République,  et  à  laisser  à  la 
postérité  un  souvenir  digne  de  ses  louanges.  Avec  l'aide 
du  Dieu  éternel,  je  serai  donc  partout  avec  vous,  votre 
empereur,  votre  porte-étendard,  votre  compagnon 
d'armes,  sous  de  favorables  auspices,  j'en  ai  la  confiance. 
Mais  si  un  retour  de  la  fortune  devait  m' abattre  dans  le 
combat,  qu'il  me  suffise  de  m'être  dévoué  au  salut  du 
monde  romain,  comme  les  antiques  Gurtius  et  Mucius, 
et  la  glorieuse  lignée  des  Decius.  Il  nous  faut  abohr 
cette  nation  funeste,  dont  les  glaives  sont  encore  humides 
du  sang  de  nos  proches.  Au  temps  des  ancêtres,  de  longs 
âges  furent  consacrés  à  extirper  de  pareils  fléaux  jusqu'à 
la  racine.  Carthagefut  vaincue  après  des  fortunes  diverses 
et  un  persévérant  effort  :  le  glorieux  général  qui  lui 
porta  le  dernier  coup  ne  voulut  pas  qu'elle  survécût  à 
la  défaite.  A  la  suite  d'un  siège  laborieux,  Scipion  dé- 
truisit Numance  de  fond  en  comble.  Rome  renversa 
Fidènes,  afin  de  n'avoir  pas  de  rivale  :  elle  écrasa  de 
même  Falisque  et  Veies,  et  il  est  besoin  du  témoignage 
de  l'histoire  pour  nous  apprendre  que  là  s'étendaient 
jadis  d'importantes  cités.  Voilà  ce  que  ma  connaissance 
de  l'antiquité  m'a  rappelé  pour  vous.  Il  vous  reste  à 
réprimer  cet  amour  de  la  rapine,  qui  tendit  souvent 


218  L\  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

des  pièges  au  soldat  romain,  et  à  marclier  en  rangs 
serrés.  Quand  le  moment  de  combattre  sera  venu,  que 
chacun  se  rallie  à  son  propre  étendard  :  qu'il  sache  que 
s'il  s'attarde  en  arrière,  il  aura  les  jambes  coupées  : 
car  il  n'est  rien  tant  à  craindre  que  les  ruses,  les  em- 
bûches, l'extrême  astuce  de  nos  ennemis.  Et  je  promets 
à  tous  qu'après  l'heureux  achèvement  de  nos  travaux, 
laissant  de  côté  l'arbitraire  des  princes,  qui  estiment 
juste  tout  acte  de  leur  autorité,  je  récompenserai  ou, 
s'il  le  faut,  je  punirai  chacun  dans  l'exacte  mesure  de 
ses  mérites.  C'est  pourquoi  je  vous  demande  d'élever 
vos  courages,  d'avoir  confiance  dans  le  succès,  mais 
aussi  d'être  prêts  à  affronter  avec  nous  toutes  les  diffi- 
cultés. Croyons  que  la  victoire  accompagne  toujours  les 
causes  justes  i.  » 

Ce  discours  sort  de  la  banalité  ordinaire  à  ces  sortes 
de  harangues.  Il  a  même  un  caractère  particulier  entre 
toutes  les  productions  de  Julien.  Celui-ci  s'y  montre 
familier  avec  l'histoire  romaine,  dont  il  fait  mention  si 
rarement  dans  ses  ouvrages.  Il  remonte,  dans  la  dernière 
partie,  jusqu'aux  plus  vieux  souvenirs  de  Rome.  On  di- 
rait que  Julien  a  voulu  montrer  aux  adeptes  de  la  science 
étrusque,  aux*  représentants  de  l'ancienne  Italie,  aux  in- 
terprètes de  l'opposition  occidentale,  que  lui  aussi  est 
capable  de  parler,  quand  il  le  veut,  au  nom  de  l'histoire 
ou  même  de  la  légende  romaine.  Mais,  en  même  temps, 
à  ses  déclarations  pleines  d'ardeur  et  d'espérance,  à  sa 
foi  dans  le  succès,  se  mêle  quelque  mélancolie  :  les  pré- 
dictions découragées  qu'il  a  refusé  d'entendre  ont,  bien 
qu'il  s'en  défende,  jeté  leur  ombre  dans  son  âme.  Il 

1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  219 

s'encourage  par  la  pensée  du  devoir,  et  se  console  par 
celle  d'un  trépas  glorieux,  si  la  fortune  venait  à  trahir 
ses  efforts. 

Les  soldats  ne  semblent  pas  avoir  aperçu  ces  nuances. 
Seuls,  les  accents  belliqueux  frappèrent  leurs  oreilles. 
Ils  se  fiaient  encore  aveuglément  à  celui  qui  les  condui- 
sait. Élevant  leurs  boucliers  au  bout  de  leurs  bras 
tendus  :  «  Nous  n'avons  rien  à  craindre,  criaient-ils,  et 
rien  ne  nous  sera  difficile  sous  un  général  qui  travail- 
lera plus  que  le  dernier  d'entre  nous  ^  !  »  Plus  enthou- 
siastes encore,  d'autres  s'écriaient  :  «  Nous  en  prenons 
Dieu  à  témoin,  un  tel  prince  est  invincible  ^\  »  Ceux  qui 
avaient  fait  avec  Julien  les  campagnes  des  Gaules  l'ac- 
clamaient plus  fort  et  plus  joyeusement  que  les  autres  ; 
il  leur  semblait  revoir  les  foules  de  Barbares  tombant 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  1.  —  L'état  desprit  des  soldats  de  Julien 
à  ce  moment  de  l'expédition  a  inspiré  à  Libanius  des  réflexions  étranges. 
«  Ils  avaient  eu  naguère,  dit-il,  une  telle  peur  des  Perses,  fondée  sur  l'ex- 
périence de  nombreuses  années,  qu'on  pouvait  dire  qu'ils  les  craignaient 
même  en  peinture.  Mais  dès  que  ces  hommes  avilis  furent  conduits  contre 
eux  par  notre  héros,  ils  ne  se  souvinrent  plus  que  de  l'antique  valeur,  et 
seraient  passés  avec  lui  à  travers  le  feu  [Epitaphios  Juliani;  Reiske, 
1. 1,  p.  593).  »  Cette  confiance  des  soldats  dans  Julien,  et  le  courage  montré 
par  eux  dans  la  guerre  de  Perse,  sont  attestés  aussi  par  Ammien;  mais  le 
contraste  institué  par  Libanius  entre  leurs  sentiments  antérieurs  et  ceux 
que  leur  inspira  Julien  manque  de  vérité  comme  de  justice.  Pendant  le 
règne  de  Constance,  l'armée  romaine  combattit  les  Perses  avec  courage, 
et  rien,  dans  les  récits  d' Ammien,  ne  laisse  voir  chez  les  soldats  les  senti- 
ments lâches  dont  parle  le  rhéteur.  Qu'on  lise  la  description  du  siège  de 
Bezabde  en  360  (Ammien  Marcellin,  XX,  11)  :  le  soldat  y  paraît  plein  d'en- 
train, alacris  miles  :  beaucoup  de  Romains  périssent,  parce  qu'ils  ont  ôté 
leur  casque,  afin  de  combattre  à  visage  découvert  sous  les  yeux  de  Cons- 
tance -.les  légions  marchent  d'un  pas  rapide  et  joyeux,  legiones  procinctx 
céleri  gradu  venerunt  :  elles  méprisent  le  péril,  pericula  contemnebant. 
Ce  tableau  n'a  aucun  rapport  avec  la  peinture  tracée  par  la  plume  partiale 
de  Libanius. 


220  LA.  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE 

SOUS  leurs  glaives,  ou  demandant  grâce  à  genoux'. 
Une  distribution  de  cent  trente  deniers  par  homme 
mit  au  comble  l'enthousiasme  des  soldats-.  Aussi 
quand,  après  le  repos  de  la  nuit,  les  trompettes  sonnè- 
rent le  réveil,  toute  l'armée  fut-elle  promptement  sur 
pied.  Comme  on  était  maintenant  sur  le  territoire  ennemi, 
Julien  avait  réglé  avec  le  plus  grand  soin  l'ordre  de  ses 
troupes.  Elles  marchaient  en  quatre  carrés,  précédés  et 
tlanqués  de  quinze  cents  éclaireurs.  Lui-même  se  tenait 
au  centre,  avec  la  plus  grosse  force  d'infanterie.  La  , 
droite,  formée  de  plusieurs  légions,  sous  le  commande-  ^ 
ment  de  Nevitta,  longeait  immédiatement  le  cours  de 
FEuphrate.  La  gauche,  composée  d'escadrons  de  cava- 
lerie que  conduisaient  Arinthée  et  le  prince  Hormisdas, 
suivait  une  plaine  unie,  propice  au  mouvement  des  che- 
vaux :  afin  d'en  imposer  à  l'ennemi,  et  de  faire  paraître 
l'armée  plus  nombreuse,  les  cavaliers  devaient  marcher 
très  espacés,  sur  une  longueur  de  dix  milles.  L'arrière- 
garde  avait  pour  chefs  Dagalaïphe  et  Victor  3,  et  une 
extrême  arrière-garde,  sous  la  conduite  de  Secundinus, 
duc  de  rOsrhoène,  couvrait  les  derrières  de  l'armée, 
ramassant  les  traînards.  Les  munitions,  les  bagages,  les 
non  combattants,  s'avançaient  en  deux  files,  entre  le 
centre  et  chacune  des  ailes,  à  l'abri  de  tout  coup  de 
main  de  Tennemi  ^.  Julien  les  avait  réduits  au  strict  né- 
cessaire :  ayant  vu  parmi  ces  impedimenta  une  caravane 
de  chameaux,  porteurs  d'outrés  pleines  d'excellents  vins, 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIII,  5. 

2.  Zosime,  III. 

3.  Différent  de  l'historien  Aurelius  Victor,  que  Julien  avait  fait  en  361 
consulaire  de  la  Seconde  Pannonie  (Ammien  Marcellin,  XXI,  10). 

4.  Ammien  Marcellin,  XX IV,  2 . 


LA  DESCENTE  DE  LEUPHRATE.  221 

il  les  fit  renvoyer,  en  disant  que  ce  luxe  n'était  pas  bon 
pour  des  soldats,  et  que  lui-même  ne  voudrait  pas 
d'autre  ordinaire  que  celui  d'un  soldat  ^  La  flotte  mar- 
chait de  concert  :  malgré  les  nombreuses  sinuosités  du 
fleuve,  elle  devait  se  tenir  toujours  au  niveau  de  l'armée, 
sans  la  devancer  ni  rester  en  arrière-. 

On  s'avança  dans  ce  bel  ordre  jusqu'à  Dura,  où  l'on 
parvint  en  deux  jours.  Ce  n'était  plus  qu'une  cité  en 
ruines,  dont  les  édifices  abandonnés,  restes  de  l'occupa- 
tion macédonienne,  s'élevaient  au  bord  de  l'Euphrate. 
Mais,  dans  ces  parages  déserts,  les  soldats  eurent  la  joie 
de  rencontrer,  errant  librement  à  travers  les  solitudes, 
d'immenses  troupeaux  de  cerfs.  Beaucoup  furent  tués  à 
coups  de  flèches,  d'autres,  qui  s'étaient  jetés  dans  l'Eu- 
phrate, furent  assommés  à  coups  de  rame  par  les  mate- 
lots :  un  grand  nombre,  cependant,  passèrent  le  fleuve 
à  la  nage,  échappant  à  toute  poursuite.  Pendant  deux 
jours,  l'armée  romaine  se  nourrit  de  viande  de  cerf. 

Après  quatre  autres  journées  de  marche,  l'armée  se 
trouva  à  la  hauteur  d'une  ile  de  l'Euphrate,  sur  laquelle 
s'élevait  la  puissante  forteresse  d'Anathan.  Julien  manda, 
dans  la  soirée,  le  comte  Lucilien,  qui  reçut  l'ordre  d'em- 
barquer mille  soldats,  et  de  profiter  des  ténèbres  pour 
investir  l'île.  Au  point  du  jour,  un  Persan  de  la  garni- 
son, qui  était  sorti  pour  puiser  de  l'eau,  vit  l'ile  et  la 
forteresse  complètement  entourées  de  navires  romains. 
Ses  cris  éveillèrent  ses  camarades,  qui  s'armèrent  à  la 
hâte.  Pendant  ce  temps,  Julien,  d'un  point  élevé  du 
rivage,   observait  les  ouvrages  ennemis.   Puis  il  s'em- 


1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  1. 


222  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHllATE. 

harqua  à  son  tour  sur  un  navire  de  guerre,  suivi  d'un 
second  vaisseau,  et  de  nombreux  transports  où  étaient 
des  machines  de  siège.  Il  arriva  ainsi  sous  les  murs 
d'Anathan,  qu'il  jugea  assez  forts  pour  opposer  une 
longue  résistance.  Essayant  alors,  tour  à  tour,  de  la  per- 
suasion et  de  la  menace,  il  somma  la  garnison  de  se 
rendre  :  Hormisdas,  demandé  comme  interprète,  exhor- 
tait ses  compatriotes  et  se  portait  garant  de  la  douceur 
des  Romains.  Enfin,  chassant  devant  eux  en  signe  de 
paix,  selon  l'usage  du  pays,  un  bœuf  couronné  de  fleurs, 
les  défenseurs  d'Anathan  sortirent  de  la  forteresse  et 
firent  leur  soumission.  Parmi  eux  marchait  un  vieillard 
presque  octogénaire,  entièrement  courbé  par  Fâge,  mais 
exultant  d'avoir,  grâce  à  ses  conseils  et  à  son  influence, 
déterminé  cette  démarche.  Son  histoire  était  tout  un 
roman.  [1  avait  fait  partie,  en  297,  de  l'expédition  de 
Galère.  Abandonné,  après  une  blessure,  il  avait  été  re- 
cueilli par  les  indigènes  et  s'était  fixé  à  Anathan.  Là, 
jeune  encore,  il  s'était  marié  à  plusieurs  femmes,  selon 
l'usage  persan,  et  avait  vu  grandir  autour  de  lui  de 
nombreux  enfants.  Depuis  soixante-dix  ans  il  vivait  à  la 
manière  des  Perses,  mais  annonçant  à  tous  qu'il  rever- 
rait ses  compatriotes  et  serait  enseveli  en  terre  ro- 
maine. Maintenant  ses  vœux  étaient  accomplis.  Il  fut 
conduit,  avec  les  autres  défenseurs  d'Anathan,  leurs 
femmes,  leurs  enfants  et  leur  mobilier,  tout  près  d'Antio- 
che,  dans  la  ville  syrienne  de  Chalcis,  que  Julien  leur 
assigna  comme  résidence.  Dès  que  tous  eurent  quitté 
la  forteresse,  on  y  mit  le  feu.  Quant  à  l'officier  qui 
l'avait  commandée  et  livrée,  Pusée,  il  passa  au  ser- 
vice des  Romains,  et  fut  récompensé  immédiatement 
par  le   grade  de   tribun  :  sous   l'un   des  règnes  sui- 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  223 

vants  il  deviendra  commandant  militaire  de  l'Egypte  ^ 
Le  lendemain  de  la  reddition  d'Anathan,  Julien  eut  la 
joie  de  voir  des  éclaireurs  sarazins  amener  plusieurs 
prisonniers  persans.  Mais,  le  même  jour,  l'armée  fut  très 
éprouvée  par  une  bourrasque,  qui  arracha  une  partie 
des  tentes  :  le  vent  soufflait  si  fort  que  les  soldats  ne 
pouvaient  se  tenir  debout.  L'Euphrate  s'enfla,  et  comme 
les  écluses,  qui,  de  place  en  place,  réglaient  le  cours  du 
fleuve  et  des  nombreux  canaux  qui  y  aboutissaient, 
avaient  été  arrachées  soit  par  la  violence  du  courant, 
soit,  comme  le  croit  Libanius  -,  par  une  ruse  de  Tennemi, 
plusieurs  bateaux  de  blé  furent  noyés 3.  Les  soldats,  les 
animaux,  les  convois,  défilèrent  avec  une  extrême  diffi- 
culté dans  des  plaines  à  demi  submergées,  franchissant 
les  cours  d'eau  sur  des  ponts  jetés  à  la  hâte,  glissant 
sur  la  berge  mouillée  du  fleuve,  parfois  se  noyant  dans 
les  canaux  dont  le  lit  disparaissait  sous  l'inondation*. 
Malgré  ce  contretemps,  l'armée  était  plus  enthousiaste 
que  jamais.  La  capture  facile  d'Anathan  l'avait  exaltée. 
On  était  sûr  de  la  victoire  finale;  on  acclamait  le 
prince  ;  on  voyait  en  lui  le  protégé  du  ciel  5.  Julien,  ce- 
pendant, ne  relâchait  rien  de  sa  vigilance  accoutumée. 
Quand  les  troupes  se  remirent  eu  marche,  il  fit  lui-même 
le  métier  d'éclaireur.  On  le  voyait,  avec  une  petite 
escorte,  courir  sur  le  front  des  bataillons,  fouiller  les 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  1  ;  Libanius,  Epitaphios  Juliani  (Reiske, 
t.  I,  p.  595);  Zosime,  IIL 

2.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  59G.  —  De  même,  à 
propos  d'une  inondation  semblable,  Xénophon,  Anabase,  II,  3. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  1. 

4.  Zosime,  IIL 

5.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  1. 


224  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

fourrés  suspects  ou  les  vallons,  de  peur  qu'il  ne  s'y  cachât 
quelque  embuscade,  empêcher  par  des  paroles  affec- 
tueuses ou  par  des  menaces  les  soldats  de  s'écarter  du 
rang.  L'armée  traversait  en  ce  moment  des  régions  fer- 
tiles et  peuplées  :  l'ordre  était  donné  aux  soldats  de  faire 
main  basse  sur  les  denrées  qu'ils  rencontreraient,  et  de 
vivre  aux  dépens  du  pays,  de  manière  à  affamer  ensuite 
l'ennemi  et  à  épargner  la  nourriture  transportée  par  la 
flotte  :  puis,  quand  on  avait  pris  tout  ce  qui  pouvait 
être  consommé  ou  emporté,  on  mettait  le  feu  aux  récoltes 
et  aux  maisons.  Mais,  au  milieu  de  cette  abondance,  les 
soldats  étaient  avertis  de  se  garder  des  excès  de  vin  : 
l'un  d'eux,  surpris  en  état  d'ivresse  par  une  troupe  de 
Persans,  avait  été  égorgé  sous  les  yeux  de  l'armée^. 

Les  Romains  arrivèrent  bientôt  en  vue  d'une  autre  île 
fortifiée,  Tilutha,  dont  la  citadelle,  perchée  sur  une 
montagne,  comme  un  nid  d'aigle,  paraissait  imprenable. 
On  la  somma  néanmoins  de  se  rendre.  Ses  défenseurs 
répondirent  qu'ils  suivraient  le  sort  des  armes  et  livre- 
raient la  place  au  vainqueur  :  en  attendant  l'issue  de 
la  campagne,  ils  s'engageaient  à  ne  commettre  aucun 
acte  d'hostilité.  En  conséquence,  ils  laissèrent  la  flotte 
romaine  passer  librement  devant  leurs  murailles.  Un 
troisième  fort,  Achaiacala,  défendu  également  par  un 
bras  du  fleuve  et  par  l'escarpement  de  ses  rochers,  fit  la 
même  réponse.  Continuant  à  descendre  l'Euphrate,  les 
Romains  trouvèrent  d'autres  places  moins  bien  fortifiées, 
et  que  l'ennemi  avait  abandonnées,  ne  croyant  pas  les 
pouvoir  défendre  :  ils  les  incendièrent. 

Jusque-là,  c'est-à-dire  après  avoir  descendu  plus  de 

1.  Amrnien  Marcellin,  XXIV,  1. 


LA  DESCENTE  DE  LEUPHRATE.  225 

la  moitié  du  cours  du  fleuve,  et  cheminé  pendant  près 
de  trois  semaines  en  territoire  persan,  les  Romains  n'a- 
vaient ni  rencontré  une  grande  ville,  ni  vu  une  armée 
ennemie.  Ils  aperçurent  enfin  une  vaste  cité,  dominée 
par  un  acropole,  que  couronnait  un  temple  magnifique. 
C'était  Diacira.  Julien  résolut  de  l'occuper.  Mais  elle  était 
située  sur  la  rive  droite  du  fleuve.  Il  fallut  traverser  de 
nouveau  celui-ci,  en  un  point  qu'Ammien  appelle  Ba- 
raxmalcha,  et  longer  son  cours  pendant  quelques  milles, 
l'aile  gauche  de  l'armée  étant  maintenant  appuyée  à 
l'Euphrate.  Quand  on  entra  dans  Diacira,  on  trouva  la 
ville  abandonnée.  Tous  les  hommes  avaient  fui.  Seules 
restaient  quelques  femmes,  que  les  soldats  égorgèrent 
sans  pitié.  On  trouva  des  magasins  remplis  de  blé  et  de 
sel.  Quand  on  eut  tout  pillé,  on  mit  le  feu  aux  édifices 
et  aux  maisons.  Le  même  sort  fut,  un  peu  plus  loin,  celui 
d'une  autre  ville  également  abandonnée,  Ozogardama, 
voisine  d'une  source  de  bitume,  comme  il  s'en  trouvait 
tant  dans  ce  pays  *,  et  près  de  laquelle  aussi  était  un  an- 
cien camp  de  Trajan,  avec  les  restes  de  la  tribune  d'où 
il  avait  harangué  ses  troupes.  L'armée  prit  en  ce  lieu 
deux  jours  de  repos. 

A  l'aurore  du  troisième  jour,  les  Romains  virent  pour 
la  première  fois  briller  au  soleil  les  casques  et  les  cottes 
de  mailles  de  la  cavalerie  persane.  Les  troupes  de  Sapor 
étaient  commandées  par  le  généralissime  ou  surena  : 
des  auxiliaires  sarazins,  célèbres  par  leur  férocité,  et 
appartenant  à  la  tribu  des  Assanites,  y  servaient  sous  la 
direction  de  Malachus  Podosaces,  leur  phylarque.  Un 
premier  engagement  faillit  amener  la  capture  du  prince 


1.  Cf.  Quinte-Curce,  Alexander^  V,  1. 

JULIEN  l'apostat.  — -  III.  15 


226  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

Hormisdas.  Celui-ci,  qui  s'était  avancé  loin  des  lignes 
romaines,  pour  faire  une  reconnaissance,  serait  tombé 
aux  mains  de  ses  compatriotes,  si  les  cavaliers  qui  le 
poursuivaient  n'eussent  été  arrêtés  par  un  des  canaux 
d'irrigation,  si  nombreux  dans  le  pays.  Les  deux  armées 
parurent  sur  le  point  d'en  venir  aux  mains.  Les  cava- 
liers persans  bardés  de  fer,  qui  semblaient  des  statues 
animées,  l'infanterie  armée  d'arcs  immenses,  intimidè- 
rent d'abord  les  Romains.  Ceux-ci,  cependant,  irrités 
d'avoir  eu  un  moment  d'hésitation,  marchèrent  en  avant 
en  s'abritant  de  leurs  boucliers.  Ce  mouvement  suffît  à 
décider  les  Perses  à  la  retraite,  et  Julien  demeura  maî- 
tre du  champ  de  bataille  sans  avoir  combattu  *. 

Animée  par  ce  succès,  l'armée  continua  sa  marche. 
Mais  elle  ne  perdait  plus  le  contact  de  l'ennemi.  Celui-ci 
la  harcelait  sans  cesse.  On  arriva  au  bourg  de  Mace- 
practa,  où  se  voyaient  encore  les  ruines  d'une  «  Grande 
Muraille,  »  que  les  Assyriens  avaient  élevée  pour  dé- 
fendre leur  pays  des  incursions  du  dehors.  A  cet  endroit, 
FEuphrate,  disent  Ammien  et  Zosime,  se  divise  en  deux 
bras,  dont  l'un  fait  une  courbe  dans  la  direction  de  Ctési- 
phon,  dont  l'autre  se  dirige  en  ligne  droite  vers  Baby- 
lone  :  ce  dernier  devait  être,  non  un  bras  naturel  du 
fleuve,  mais  le  canal  parallèle  à  celui-ci,  et  attribué 
à  Nabuchodonosor,  qui  descend  jusqu'à  la  mer,  sur 
un  parcours  de  huit  cents  kilomètres,  et  «  n'a  été  dépassé. 
dit  un  géographe,  par  aucun  travail  moderne  du  même 
genre  ^.  »  C'est  le  premier  de  ces  deux  bras,  dominé  par 
une  haute  tour  en  forme  de  phare,  que  devait  traverser 
l'armée  romaine  pour  continuer  sa  route  dans  la  direc- 

1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  2. 

2.  Elisée  Reclus,  Nouvelle  géographie  universelle^  t.  IX,  p.  405. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  227 

tion  du  Tigre.  L'infanterie  le  passa  assez  aisément  sur 
des  ponts  :  une  partie  de  la  cavalerie  aborda  la  rive  à  la 
nage  ;  mais  plusieurs  escadrons  furent  criblés  de  flèches, 
et  eussent  péri  dans  les  eaux,  si  des  auxiliaires  légère- 
ment armés  et  prompts  à  la  course  n'avaient  mis  en 
fuite  les  archers  persans.  La  résistance  commençait. 
Quand  l'armée  fut  arrivée  sous  les  murs  de  Pirisabora, 
on  vit  plus  clairement  encore  que  le  temps  des  succès 
faciles  était  passé.  C'était  une  ville  grande  et  populeuse, 
dont  presque  tous  les  habitants  avaient  fui  ;  mais  il  y  res- 
tait près  de  trois  mille  hommes,  décidés  à  vendre  chère- 
ment leurs  vies.  Julien  fit,  à  cheval,  le  tour  de  ses  rem- 
parts, interpellant  ses  défenseurs,  leur  promettant  la  vie 
sauve  ou  les  menaçant  des  plus  cruels  traitements;  mais 
ils  refusèrent  de  l'entendre.  A  Hormisdas,  qui  revendi- 
quait près  d'eux  sa  qualité  de  compatriote  et  sa  préro- 
gative de  prince  royal,  ils  répondirent  en  l'appelant 
traître  et  déserteur.  Ils  avaient  tendu  le  long  des  cré- 
neaux des  étoffes  de  poil  de  chèvre,  contre  lesquelles 
s'émoussaient  les  traits  ;  eux-mêmes,  vêtus  de  peaux  de 
bêtes,  que  recouvraient  des  lames  de  fer,  paraissaient 
invulnérables.  Julien  dut  faire  avancer  l'artillerie  de 
siège,  et  combler  de  fascines  les  fossés.  Ce  fut  seulement 
quand,  pendant  la  nuit,  une  des  tours  d'angle  eut  été 
ébranlée  par  un  violent  coup  de  bélier,  que  les  assiégés 
se  décidèrent  à  évacuer  l'une  après  l'autre  les  deux  en- 
ceintes de  la  ville;  mais  ils  se  retirèrent  dans  la  citadelle, 
vaste  édifice  circulaire  dominant  la  cité  et  l'Euphrate. 
Ses  murs,  dit  Ammien,  étaient  construits  de  briques  et 
de  bitume,  avec  une  solidité  que  rien  n'égale  ^. 

1.  Ammien  Marcellin,  XXV,  2. 


228  LA  DESCEiME  DE  L'EUPIIRATE. 

De  là,  les  Perses  accablaient  de  traits  les  soldats  ro- 
mains, qui  s'avançaient  à  découvert  dans  les  rues  dé- 
sertes. Cette  seconde  journée  de  siège  fut  terrible.  D'un 
côté,  les  catapultes  et  les  balistes  faisaient  pleuvoir  les 
projectiles,  de  l'autre,  les  grands  arcs  persans  lançaient 
avec  une  sûreté  effrayante  les  flèches  de  roseau  garnies 
de  fer.  Depuis  l'aurore  jusqu'au  soir  on  lutta  de  la  sorte, 
avec  un  égal  acharnement.  Quand  le  troisième  jour  se 
leva,  rien  n'était  changé  dans  la  situation  des  combat- 
tants. N'écoutant  que  son  courage,  Julien  essaya  une  at- 
taque de  vive  force.  Il  s'avança  jusqu'à  l'une  des  portes 
de  la  citadelle,  entouré  de  soldats  qui  tenaient  leurs 
boucliers  au-dessus  de  leurs  têtes  afin  de  se  préserver  des 
flèches.  Sous  une  grêle  de  traits,  de  pierres,  de  balles 
de  plomb,  les  Romains  essayèrent  d'enfoncer  ou  de  dé- 
molir la  porte,  dont  les  ais  massifs  revêtus  de  fer  dé- 
fiaient tous  leurs  efforts.  Ils  ne  se  retirèrent,  entraînant 
l'empereur,  qu'au  moment  d'être  accablés  par  les  projec- 
tiles de  toute  sorte  et  de  tout  poids,  jusqu'à  des  frag- 
ments de  rochers,  que  jetaient  les  assiégés. 

Devant  une  telle  résistance,  les  machines  ordinaires, 
mantelets,  échafaudages,  restaient  sans  effet.  Julien  se 
résolut  à  un  dernier  effort.  Il  commanda  de  construire 
en  toute  hâte  un  ouvrage  immense,  connu  sous  le  nom 
à'hélopolis.  L'effet  fut  plus  prompt  qu'on  n'eût  osé  l'at- 
tendre. A  la  vue  de  la  tour  mobile  à  plusieurs  étages, 
recouverte  de  peaux  de  bœufs  nouvellement  écorchés  et 
de  claies  d'osier  enduites  d'argile,  qui  s'avançait  vers 
eux,  chargée  d'hommes  et  dépassant  de  son  faite  les 
plus  hautes  tours  de  la  citadelle,  les  défenseurs  de  celle- 
ci  se  sentirent  tout  à  coup  glacés  d'effroi.  Leur  courage 
les  abandonna  en  un  instant.  Ils  cessèrent  de  tirer  :  on 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  229 

les  vit  courir  sans  armes  sur  les  remparts,  tendant  les 
mains,  et  demandant  la  permission  de  conférer  avec 
Hormisdas.  Julien  accorda  à  leur  chef  un  sauf-con- 
duit. Celui-ci,  descendu  par  une  corde,  fut  amené  de- 
vant l'empereur.  Julien  lui  promit,  pour  lui  et  pour  tous 
ses  compagnons  d'armes,  la  vie  et  l'impunité.  Rentré  dans 
la  citadelle,  le  chef  persan  annonça  à  ceux  qui  y  étaient 
renfermés  la  grâce  obtenue.  Les  portes  alors  s'ouvrirent  : 
hommes,  femmes  et  enfants,  au  nombre  de  deux  mille 
cinq  cents,  sortirent  en  invoquant  les  dieux  et  en  criant  : 
((  Vive  le  grand  et  bon  César,  auteur  de  notre  salut  ^  !  » 
Ce  siège  est  le  premier  auquel  assista  Julien,  puisque 
les  guerres  contre  les  tribus  barbares  de  la  Germanie 
ne  comportaient  point  d'opérations  de  ce  genre.  Il  y 
montra  de  la  vaillance,  de  la  décision  et  de  l'humanité. 
C'est  un  des  épisodes  de  sa  vie  militaire  qui  lui  font  le 
plus  d'honneur.  Mais  la  victoire  avait  coûté  cher,  et  le 
soldat  ne  gardait  plus  tout  son  entrain.  Si  le  chef  avait 
gagné  aux  yeux  des  connaisseurs  et  peut-être  à  ses  pro- 
pres yeux,  en  faisant  montre  de  qualités  nouvelles,  il 
avait  perdu  à  ceux  de  ses  soldats  un  peu  de  ce  prestige 
que  lui  avaient  donné  les  trop  faciles  et  trop  heureux 
commencements  de  la  campagne.  On  sentait  que  la 
marche  triomphale  était  finie,  que  les  villes  n'ouvri- 
raient plus  leurs  portes,  et  qu'il  n'y  aurait  plus  de  vic- 
toires sans  adversaires.  Le  lendemain  de  la  reddition  de 
Pirisabora,  comme  Julien  prenait  son  repas,  on  vint  lui 
annoncer  que  trois  escadrons  de  cavalerie  légère,  fai- 
sant office  d'éclaireurs,  avaient  été  surpris  par  les  trou- 
pes du  suréna  :  quelques  Romains  avaient  été  tués,    et 

1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  2. 


230  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

les  Perses  s'étaient  emparés  d'un  drapeau,  après  avoir 
massacré  le  tribun  qui  le  portait.  Julien,  ne  pouvant 
contenir  sa  colère,  prit  une  escorte,  et  courut  au  lieu 
de  l'escarmouche  :  il  repoussa  les  assaillants,  destitua 
les  deux  tribuns  qui  avaient  survécu,  et,  «  selon  les  an- 
ciennes lois,  »  dit  Ammien,  fît  décimer  les  fuyards.  Il 
donna  ensuite  l'ordre  d'incendier  la  ville  et  la  citadelle 
de  Pirisabora,  puis  promit  aux  soldats,  pour  les  encou- 
rager, cent  pièces  d'argent  par  tète. 

On  a  pu  le  remarquer  à  plusieurs  reprises  en  lisant 
nos  récits,  l'argent  était  nécessaire  pour  exciter  ou  en- 
tretenir le  dévouement  des  soldats  romains.  Un  des  re- 
proches les  plus  graves  adressés  par  Julien  à  Constance, 
c'était  de  l'avoir  privé  de  ce  moyen  de  s'attacher  les 
troupes  qui  servaient  en  Gaule.  Devenu  maître  absolu, 
il  multiplia  les  distributions,  faisant  d'elles,  parfois,  des 
pièges  tendus  aux  soldats  chrétiens.  C'est  là  un  des  côtés 
par  où  les  armées  antiques,  toujours  plus  ou  moins  mer- 
cenaires, se  distinguent  des  armées  modernes,  où  le 
culte  du  drapeau  ne  se  mêle  d'aucun  sentiment  sordide, 
et  où  les  officiers  et  même  les  soldats  rougiraient  de 
recevoir  une  gratification  en  argent.  Les  armées  ro- 
maines n'avaient  pas  honte  même  de  la  marchander.  La 
jugeaient-elles  trop  faible,  elles  le  faisaient  sentir  à  leurs 
chefs.  Il  en  fut  ainsi  au  lendemain  de  la  prise  de  Pirisa- 
bora. Les  soldats  de  Julien,  déjà  aigris  par  l'efî'ort,  ne 
se  trouvèrent  pas  suffisamment  payés  de  leur  peine.  L( 
présent  de  l'empereur  —  qui  ne  devait  même  pas  être 
payé  sur-le-champ  —  leur  parut  mesquin.  Julien  les  vij 
sur  le  point  de  se  mutiner  *. 

1.  «  Cum  eos  parfitaU  promissi  percitos  tumultuari  sensisset.  » 
mien  Marcellin,  XXIV,  3. 


LA.  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  231 

Il  lui  fallut  quelque  énergie  pour  les  maintenir  dans 
l'ordre.  Debout  sur  son  tribunal,  il  les  harangua  d'un 
ton  sévère.  Avec  un  accent  où  perçait  l'indignation,  il 
s'efforça  de  relever  leurs  âmes,  sans  négliger  de  faire 
vibrer  chez  eux  la  corde  de  l'intérêt.  «  Voici,  leur  dit-il, 
les  Perses,  chez  qui  tout  abonde  :  leur  opulence  vous 
enrichira,  si  d'un  effort  unanime  vous  savez  la  conquérir. 
L'État  romain  a  possédé,  lui  aussi,  des  biens  immenses  : 
il  a  été  ruiné  par  ceux  qui,  pour  augmenter  leur  propre 
richesse,  ont  persuadé  aux  princes  d'acheter  la  paix  aux 
Barbares.  Aujourd'hui  le  trésor  est  à  sec,  les  villes  épui- 
sées ,  les  provinces  dépeuplées.  Ni  ma  fortune  person- 
nelle, ni  celle  de  ma  famille  ne  sauraient  y  suppléer, 
bien  que  je  sois  de  race  illustre  et  de  cœur  intrépide. 
Mais  un  empereur  habitué  à  estimer  les  seules  richesses 
de  l'âme  ne  rougira  pas  d'avouer  une  honnête  pauvreté. 
Les  Fabricius  étaient  pauvres  :  ils  ont  conduit  de  grandes 
guerres  et  amassé  de  la  gloire.  Vous  pourrez  tout  gagner 
en  abondance,  si ,  obéissant  à  Dieu  et  à  moi  qui,  autant 
que  le  permet  l'humaine  raison,  m'efforce  de  vous  con- 
duire sagement,  vous  rentrez  dans  le  calme;  mais  si  vous 
vous  rebellez,  si  vous  renouvelez  d'anciennes  et  désho- 
norantes séditions,  à  votre  aise!  Comme  il  convient  à  un 
empereur,  moi,  après  avoir  rempli  seul  tout  mon  devoir, 
je  saurai  mourir  debout,  méprisant  la  vie,  qu'aussi  bien 
un  petit  accès  de  fièvre  pourrait  me  ravir.  Ou  bien  sim- 
plement je  m'en  irai  :  je  n'ai  pas  vécu  de  telle  sorte  que 
je  ne  puisse  rentrer  aisément  dans  la  condition  privée. 
Je  me  console  et  me  réjouis  par  la  pensée  que  vous 
pourrez  trouver,  à  défaut  de  moi,  des  chefs  éprouvés, 
qui  ne  le  cèdent  à  personne  dans  la  science  de  la  guerre.  » 
Ce  langage  touchant  et  bizarre  émut  les  soldats.  Ammien 


232  LA  DESCENTE  DE  LEUPHRATË. 

Marcellin,  qui  connaît  si  bien  la  psychologie  de  l'armée 
romaine,  nous  les  montre  «  provisoirement  apaisés^,  » 
reprenant  confiance  par  l'espoir  de  temps  meilleurs, 
promettant  de  se  laisser  conduire,  puis  s'échaufiant  par 
degrés,  et  finissant  par  exalter  dans  les  termes  les  plus 
élogieux  «  l'autorité  et  la  grandeur  d'âme  »  de  Tempe-  ^ 
reur.  Dans  ce  langage  symbolique  des  armes,  qui  était   ^ 
encore  un  de  leurs  traits  caractéristiques,  ils  ne  heur- 
tèrent pas  bruyamment  leurs  boucliers  contre   leurs 
genoux,  en  signe  d'approbation  enthousiaste  ^  ;  mais  ils    _ 
firent  entendre  un  léger  cliquetis  du  fer,  pour  marquer  ^ 
la  sincérité  et  la  cordialité  de  leur  consentement  ^. 

L'armée  rentra  sous  ses  tentes,  et  passa  une  nuit  trai>- 
quille.  Puis  elle  reprit  sa  route.  Julien  animait  ses  sol- 
dats par  son  ardeur.  On  l'entendait  s'écrier  avec  impa- 
tience :  «  Puissé-je  soumettre  la  Perse  au  joug,  et 
raffermir  le  monde  romain  ébranlé  !  »  Mais,  après  qua- 
torze milles,  la  marche  devint  malaisée.  On  était  arrivé 
dans  une  plaine  fertile,  plantée  de  vignes,  d'arbres  frui- 
tiers de  toute  sorte ,  et  de  grands  bois  de  palmiers.  Sa 
fertilité  était  due  en  partie  à  de  nombreux  canaux  d'irri- 
gation ,  ouvrages  admirables  des  Assyriens,  dont  profi- 
tait encore  le  pays.  Les  Perses,  avertis  par  leurs  espions 
du  chemin  que  suivaient  les  Romains,  avaient  submergé 
la  plaine,  par  l'enlèvement  des  barrages  qui  retenaient 
les  eaux;  ce  n'était  plus  qu'un  immense  marais,  d'où 
émergeaient  les  arbres.  L'armée  dut  s'arrêter.  Pendant 
plusieurs  jours  elle  campa  dans  l'eau  et  dans  la  boue. 


1.  «  Miles  pro  tempore  delenilus.  »  Ammien  Marcellin,  XXIV,  3. 

2.  Voir  t.  I,  p.  357. 

3.  «  Quod  cum  Yere  atqueex  animo  dicitur,  solet  armorum  crepitu  leni 
monstrari.  »  Ammien  Marcellin,  XXIV,  3. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  233 

On  employa  ce  repos  forcé  à  construire  des  radeaux, 
soit  avec  des  outres  liées  ensemble,  soit  avec  des 
troncs  de  palmiers;  on  saisit  quelques-uns  de  ces  ba- 
teaux de  cuir,  dont  se  servaient  les  habitants  ^ ,  on 
combla  certains  canaux,  on  jeta  des  ponts  sur  d'autres; 
on  parvint  enfin  à  vaincre  pour  la  seconde  fois  cet  auxi- 
liaire puissant  des  Perses,  l'inondation.  Rassasiés  de 
dattes,  mais  épuisés  par  ces  efforts,  et  harcelés  par  l'at- 
taque incessante  des  archers  persans,  les  Romains,  lon- 
geant toujours  l'Euphrate ,  parvinrent  en  un  point  où  le 
fleuve  se  divise  en  bras  nombreux  2, 

On  y  brûla,  en  passant,  la  ville  de  Blithra  3,  dont  les 
habitants  avaient  pris  la  fuite.  C'était  la  résidence  d'une 
de  ces  colonies  juives,  si  nombreuses  encore  au  qua- 
trième siècle  dans  les  environs  de  Babylone,  qui  s'étaient 
formées  de  familles  juives  restées  dans  le  pays  après  la 
captivité,  et  d'autres  réfugiées  en  Perse,  lors  de  la  dévas- 
tation de  la  Judée  par  Vespasien  et  par  Hadrien*.  On 
passa  ensuite,  sans  l'attaquer,  en  vue  de  la  ville  de  Fis- 
sine  ^.  Puis  on  s'arrêta  devant  la  grande  et  populeuse 
cité  de  Maogamalcha .  Celle-ci  était  très  forte.  Construite 
dans  une  plaine  que  bordait  un  bras  de  l'Euphrate,  et 
que  des  canaux  intérieurs  divisaient  en  deux  lies,  elle 
était  défendue   par   de  solides  remparts,   et   dominée 


1. 11  est  de  même  question  de  radeaux  faits  de  peaux  dans  l'Anabase, 
III,  4. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  3. 

3.  Zosime  l'appelle  ainsi;  Ammien  Marcellin  ne  la  nomme  pas.  «  Les 
archéologues  croient  en  retrouver  les  débris  dans  le  village  persan  d'Akar- 
Kuf.  »  Jurien  de  la  Gravière,  VEmpereur  Julien  et  sa  flottille  de  l'Eu- 
phrate, dans  Revue  des  Deux  Mondes,  1"  avril  1890,  p.  594. 

t4.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  4. 
5.  Zosime,  III. 
I 


234  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE, 

par  une  citadelle  bâtie  sur  un  escarpement  de  rochers. 

Julien  établit  son  camp  près  de  la  ville,  en  le  forti- 
fiant soigneusement,  car  on  était  sans  cesse  en  contact 
avec  les  cavaliers  ennemis.  Puis,  accompagné  de  quel- 
ques soldats  d'infanterie  légère,  il  fit  le  tour  des  mu- 
railles, afin  d'en  étudier  les  points  faibles.  Cette  inspec- 
tion manqua  de  lui  coûter  la  vie.  Comme  il  passait 
devant  une  porte  basse,  des  soldats  de  la  garnison  en 
sortirent,  gravirent  sur  leurs  genoux  le  revers  du  fossé, 
et  s'élancèrent  à  l'improviste  sur  l'escorte  de  l'empereur. 
Deux  d'entre  eux  reconnurent  Julien  à  son  costume,  et 
Fassaillirent.  S'abritant  de  son  bouclier,  Julien  tua  l'un 
d'eux,  d'un  seul  coup;  ses  soldats,  se  jetant  sur  l'autre, 
le  criblèrent  de  blessures.  Le  reste  des  assaillants  prit  la 
fuite.  Julien,  rapportant  les  dépouilles  enlevées  aux 
morts,  comme  dans  les  combats  chantés  par  les  poètes, 
revint  au  camp,  au  milieu  des  cris  de  joie  et  des  applau- 
dissements. Mais  bientôt  il  reconnut  que  ce  camp  était 
mal  situé,  et  dans  un  endroit  insalubre  :  il  fit,  le  lende- 
main, passer  à  son  armée  sur  des  ponts  les  canaux  qui 
avoisinaient  la  ville,  et  un  peu  plus  loin  établit  un  nou- 
veau camp,  garanti  contre  les  incursions  de  la  cavalerie 
persane  par  un  double  vallonnement. 

Avant  que  la  ville  fût  complètement  investie,  beau- 
coup de  ses  habitants  parvinrent  à  s'enfuir,  les  uns  à 
travers  bois,  les  autres  par  les  canaux  et  les  marais. 
Queiques-uns,  surpris  dans  des  barques,  furent  tués  par 
les  Romains  :  la  plupart  gagnèrent  Ctésiphon,  que  seu- 
lement quatre  lieues  et  demie  séparaient  de  Maogamal- 
cha.  Ceux  qui  restèrent,  soldats  ou  citadins,  formaient 
encore  une  masse  compacte  :  c'étaient  tous  gens  résolus 
à  ne  pas  se  rendre.  Contre  de  tels  défenseurs  il  fallait 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  235 

procéder  avec  méthode.  On  entreprit  un  siège  régulier. 
Double  ligne  de  circonvallation,  plates-formes  destinées 
à  recevoir  les  machines  de  guerre,  tranchées,  mines,  fu- 
rent construites  à  la  fois,  sous  la  direction  de  Nevitta  et 
de  Dagalaïphe.  Dès  que  tout  fut  prêt,  l'attaque  com- 
mença. En  présence  se  tenaient  les  Persans,  debout  sur 
les  remparts,  couverts  de  lames  de  fer  adhérentes  et  ser- 
rées comme  des  plumes,  et  les  Romains  abrités  dans  leurs 
tranchées  par  la  carapace  des  boucliers.  Soudain  celle-ci 
s'entr'ouvrit  :  se  garant  des  flèches  par  une  sorte  de  claie 
ou  d'écran  d'osier,  les  assiégeants  s'avancèrent,  au-des- 
sus des  fossés  récemment  comblés,  jusqu'au  pied  des 
murailles.  Les  assiégés  leur  opposèrent  les  traits  des  ar- 
chers, les  balles  des  frondeurs,  ou  jetèrent  sur  eux  des 
pierres,  des  torches  enflammées,  des  masses  de  fer.  Plu- 
sieurs fois  repoussés,  les  Romains  revinrent  toujours  en 
avant,  sous  la  protection  de  l'artillerie,  dont  les  déchar- 
ges remplissaient  l'air  de  sifflements  et  de  fracas,  les  ba- 
listes  lançant  de  leurs  courroies  flexibles  les  longs  jave- 
lots, les  scorpions  faisant  pleuvoir  les  boulets  de  pierre^. 
L'ardeur  insupportable  d'un  soleil  brûlant  mit  seule  fm 
au  combat. 

Celui-ci  reprit  le  lendemain,  sans  amener  d'abord 
plus  de  résultat.  A  la  fm  de  la  journée,  les  deux  partis 
luttaient  mollement,  comme  s'ils  eussent  été  sur  le  point 
de  se  séparer,  quand  un  dernier  coup  de  bélier,  lancé 
au  hasard,  ébranla  contre  toute  attente  une  très  haute 
tour,  laquelle,  en  s'écroulant,  entraîna  dans  sa  ruine 
une  partie  du  mur  qu'elle  surplombait.  La  brèche  était 
ouverte  :  on  s'y  battit  longtemps  et  avec  acharnement. 

1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  4. 


236  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

Mais  la  nuit  vint,  qui  interrompit  la  lutte.  Les  Romains 
étaient  rentrés  dans  leurs  quartiers,  quand,  à  la  surprise 
de  tous,  retentit  soudain  le  clairon,  ordonnant  un  nou- 
vel assaut.  Voici  ce  qui  s'était  passé.  Julien  venait  de 
recevoir  la  nouvelle  que  les  légionnaires  qui  travail- 
laient à  la  mine  avaient  dépassé  les  fondations  des  rem- 
parts, et  n'avaient  plus  que  quelques  coups  de  pioche  à 
donner  pour  déboucher  dans  l'intérieur  de  la  ville. 
Aussitôt  il  lança,  de  deux  côtés  à  la  fois,  des  colonnes 
d'assaillants,  afin  que  les  assiégés,  occupés  par  cette  nou- 
velle attaque,  et  se  portant  tous  aux  murailles,  n'enten- 
dissent point  le  bruit  de  la  sape,  et  en  même  temps  lais- 
sassent tout  autre  point  dégarni  de  défenseurs.  C'est 
alors  qu'à  la  faveur  des  ténèbres  émergèrent  du  sol,  d'a- 
bord le  soldat  Exupère,  de  la  cohorte  des  Victorieux, 
puis  le  tribun  Magnus,  le  notaire  Jovien*,  suivis  d'une 
troupe  de  hardis  combattants.  Ils  égorgèrent  d'abord  les 
habitants  de  la  maison  dans  laquelle  débouchait  la 
mine  -,  puis,  étouffant  le  bruit  de  leurs  pas,  ils  firent 
main  basse  sur  toutes  les  sentinelles.  Alors  seulement  ils 
poussèrent  un  cri  de  victoire,  et  acclamèrent  l'empereur. 
Surpris,  attaqués  à  la  fois  par  le  dehors  et  par  le  dedans, 
n'ayant  plus  le  temps  de  gagner  la  citadelle,  les  assiégés 
se  virent  perdus.  Les  Romains  tuaient,  sans  distinction 
d'âge  ou  de  sexe  :  les  Persans  fuyant  le  fer,  fuyant  l'in- 
cendie, se  jetaient  du  haut  des  murailles.  De  tous  les 
défenseurs  de  la  ville,  quatre-vingts  soldats  seulement 
survécurent,  avec  Nabdate,  leur  commandant. 


1.  Il  ne  faut  pas  confondre  ce  Jovien  avec  son  homonyme,  le  futur  em- 
pereur. Sur  la  mort  tragique  du  notaire  Jovien,  voir  Ammien  Marcellin, 
XXV,  3. 

2.  Une  femme  occupée  à  pétrir  le  pain,  dit  Zosime 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  237 

Julien  fut  modéré  dans  la  victoire.  Pensant  à  son  pa- 
négyriste Libanius  :  «  Je  viens,  dit-il  simplement,  de 
préparer  une  belle  matière  à  l'orateur  de  Syrie*.  »  Il 
fit  aux  survivants  de  la  garnison  grâce  de  la  vie.  Quel- 
ques jeunes  filles,  «  belles  comme  toutes  les  femmes  de 
Perse,  «  dit  Ammien,  lui  furent  amenées  :  imitant  la 
vertu  d'Alexandre  et  celle  de  Scipion,  il  ne  voulut  pas 
même  les  regarder.  Tout  le  butin  fait  dans  la  ville  fut 
distribué  entre  les  soldats  :  Julien  garda  pour  sa  part 
trois  pièces  d'or  et  un  jeune  enfant  sourd-muet,  dont  le 
langage  par  signes  l'avait  amusé.  Puis  on  procéda  aux  ré- 
compenses :  ceux  qui  s'étaient  distingués  par  leur  vail- 
lance reçurent  «  la  couronne  obsidionale.  »  On  chercha 
vainement,  pour  la  lui  donner,  un  guerrier  d'une  taille 
gigantesque,  qui  avait  été  vu,  au  plus  fort  de  la  bataille, 
appliquant  des  échelles  contre  les  murs  :  beaucoup  de- 
meurèrent persuadés  que  ce  mystérieux  combattant, 
disparu  après  la  victoire,  était  le  dieu  Mars  en  per- 
Bonne  2. 

La  route  paraissait  maintenant  ouverte  vers  Ctésiphon. 
Depuis  plusieurs  jours,  l'un  des  généraux,  Victor,  envoyé 
en  reconnaissance,  avait  annoncé  que  tous  les  chemins 
étaient  libres.  L'ennemi  ne  se  montrait  nulle  part.  Ce- 
pendant, au  moment  de  lever  le  camp,  après  avoir 
détruit  tout  ce  qui  pouvait  l'être  des  fortifications  de 
Maogamalcha,  on  vint  avertir  Julien  que,  dans  des  sou- 
terrains près  des  remparts,  ouvrages  de  défense  particu- 
liers au  pays,  il  y  avait  des  Persans  cachés,  qui  tombe- 
raient à  l'improviste  sur  l'arrière-garde,  dès  que  Tarmée 


1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  603. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  4. 


238  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

serait  en  marche.  Des  soldats,  envoyés  par  Julien  pour 
les  débusquer,  ne  purent  ou  n'osèrent  pénétrer  dans  ces 
dangereuses  cavernes  :  ils  en  bouchèrent  l'entrée  avec  des 
sarments,  et,  mettant  le  feu  à  ceux-ci,  enfumèrent  les 
défenseurs.  Des  Persans  périrent  étouffés  :  d'autres,  étant 
sortis  pour  fuir  l'asphyxie,  furent  massacrés  ^.  L'armée, 
au  sortir  de  Maogamalcha,  dut  traverser  sur  des  ponts 
plusieurs  canaux  ou  bras  de  fleuve.  En  débouchant 
d'un  de  ces  ponts,  l'avant-garde,  que  commandait  main- 
tenant Victor,  aperçut  une  armée  qui  venait  de  Gtésiphon 
dans  le  but  de  disputer  le  passage  aux  Romains  :  elle 
était  commandée  par  le  fils  de  Sa^por,  autour  duquel  se 
pressaient  les  plus  nobles  et  les  plus  brillants  cavaliers 
de  la  Perse.  Mais  dès  que  parurent  les  Romains,  cette 
armée  se  replia. 

Continuant  d'avancer,  les  Romains  aperçurent  un  pa- 
lais, construit  dans  le  style  de  l'Occident.  C'était  une  mai- 
son de  plaisance  des  rois  de  Perse.  Alentour  s'étendaient 
de  vastes  parcs,  où  étaient  gardés  pour  les  chasses 
royales  des  fauves  de  toute  espèce,  lions,  ours,  sangliers. 
Heureux  de  rencontrer  un  édifice  bâti  à  la  romaine, 
Julien  commanda  d'épargner  le  palais  ;  mais  les  soldats, 
brisant  les  barrières^  tuèrent  à  coups  de  flèches  et  de 
javelots  le  superbe  gibier  qui  s'offrait  à  eux.  Après  s'être 
reposée  pendant  deux  jours  dans  un  pays  fertile,  où  les 
chevaux  trouvèrent  un  abondant  fourrage,  l'armée 
reprit  sa  route  :  Julien  précédait,  avec  l'avant-garde. 
On  rencontra  une  ville  abandonnée,  qui  avait  été,  paraît- 
il,  détruite  par  Verus  en  164-,  et  que  Zosime  appelle 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  4;  et  Libanius,  EpUaphios  Juliani. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  239 

Sabatha^.  Près  d'elle  s'élevait  une  potence,  à  laquelle 
se  balançaient  encore  des  squelettes  blanchis.  C'étaient, 
dit-on,  ceux  des  parents  du  traître  qui  livra  Pirisabora, 
non  à  Julien  (car  celui-ci  dut  la  prendre  de  vive  force), 
mais,  quatre-vingts  ans  plus  tôt,  à  Carus^.  Une  autre 
exécution  eut  lieu  au  même  endroit,  par  l'ordre  de 
Julien  :  on  y  brûla  vif  Nabdate,  le  commandant  de  Mao- 
gamalclia,  à  qui  avait  été  fait  d'abord  grâce  de  la  vie; 
il  parait  que,  enhardi  par  cette  grâce,  il  s'était,  depuis 
lors,  montré  insolent  et  n'avait  cessé  de  poursuivre  d'in- 
jures le  prince  Hormisdas.  L'armée  romaine  ne  s'arrêta 
point  pour  visiter  la  ville  abandonnée;  mais,  à  peine 
eut-elle  dépassé  celle-ci,  que  les  portes  s'en  ouvrirent, 
et  que  des  cavaliers  persans  attaquèrent  trois  cohortes 
de  l'avant-garde.  D'autres,  ayant  traversé  un  bras  de 
fleuve  ou  un  canal,  enlevèrent  les  chevaux  que  l'on  me- 
nait à  la  suite  de  l'armée,  et  tuèrent  les  soldats  qui  les 
conduisaient.  Partout  se  faisait  sentir  maintenant  la  pré- 
sence de  l'armée  persane,  qui  évitait  les  batailles  ran- 
gées, mais,  à  l'abri  des  villes,  des  forts,  des  canaux,  des 
fleuves,  multipliait  les  escarmouches^. 

On  approchait  du  Tigre,  et  Ton  était  presque  en  vue 
de  Ctésiphon.  Avant  de  songer  aux  moyens  d'attaquer 
cette  capitale,  Julien,  qui,  ne  voulant  laisser  derrière  lui 
aucun  point  d'appui  à  l'ennemi,  détruisait  systémati- 
quement toutes  ses  forteresses,  alla  reconnaître  une 
petite  place,  très  bien  fortifiée,  qui  se  trouvait  sur  la 


1.  Zosime,  III.  —  Ammien  Marcellin,  XXIV,  5,  semble  la  confondre  à 
la  fois  avec  Séleucie  et  avec  Coché;  mais  son  texte,  en  cet  endroit,  est 
très  corrompu. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  5  ;  Zosime,  UI. 


240  LA  DESCENTE  DE  LEUPHRATE. 

route.  Selon  sa  coutume,  il  en  faisait  le  tour,  avec  une 
faible  escorte,  quand,  aperçu  par  la  garnison,  il  fut 
assailli  par  une  grêle  de  flèches  :  son  écuyer  fut  blessé  à 
ses  côtés  :  lui-même  ne  dut  son  salut  qu'au  bouclier  dont 
il  s'abrita.  Il  fallut  commencer  un  siège  en  règle.  Mais, 
pendant  qu'on  plaçait  devant  les  murs  les  machines  des- 
tinées à  les  battre,  la  garnison,  qui  suivait  à  la  clarté 
de  la  lune  tous  les  mouvements  des  Romains,  fit  de 
nuit  une  sortie  victorieuse  :  de  nombreux  assiégeants, 
dont  un  tribun,  y  périrent.  En  même  temps  un  parti  de 
Persans,  ayant  traversé  le  fleuve,  fondit  sur  une  troupe 
de  cavalerie  romaine,  y  tua  beaucoup  de  monde,  et  y  fit 
des  prisonniers.  Les  soldats,  persuadés  que  toute  l'armée 
des  Perses  allait  arriver,  ne  combattaient  plus  que 
mollement,  et  résistaient  à  peine  :  il  fallut  que  Julien  fit 
sonner  le  clairon,  et  mît  toutes  ses  troupes  sur  pied, 
pour  repousser  l'attaque  d'un  petit  nombre  d'ennemis. 
Dans  sa  colère,  il  relégua  parmi  les  fantassins,  ce  qui 
était  une  sorte  de  disgrâce,  les  restes  de  l'escadron  qui 
avait  mal  soutenu  l'honneur  des  armes  romaines.  Puis  il 
pressa  le  siège,  se  montrant  partout  au  premier  rang, 
comme  un  soldat.  Malgré  l'énergie  de  ses  défenseurs,  la 
forteresse,  que  les  Perses,  se  dérobant  toujours  à  une 
bataille  rangée,  ne  secoururent  pas  davantage,  ne  put 
résister  à  l'effort  de  toute  l'armée  romaine.  Elle  fut  prise 
et  incendiée.  Julien  donna  un  jour  de  repos  à  ses  troupes, 
qui  étaient  épuisées  :  on  fit  une  abondante  distribution 
de  vivres  :  mais  on  eut  soin  d'entourer  le  camp  de  pa- 
lissades, de  fossés,  selon  les  règles  de  la  castramétation 
antique.  Julien  avait  souvent  négligé  ces  précautions, 
qui,  au  quatrième  siècle,  semblent  être  tombées  en  désué- 
tude :  les  Perses,  par  leurs  incursions  subites,  leurs  ruses 


LA  DESCENTE  DE  LEUPHRATE.  241 

et  leurs  embuscades,  l'obligeaient  à  s'en  souvenir  *. 
Cependant  un  problème  se  posait  à  l'esprit  de  Julien. 
L'armée  avait  passé  divers  bras  de  l'Euphrate,  et  la  flotte 
qui  contenait  ses  approvisionnements  et  son  artillerie 
évoluait  sur  le  fleuve.  Si  petite  que  fût  maintenant  la 
distance  entre  l'Euphrate  et  le  Tigre,  puisqu'on  était 
arrivé  au  point  où  les  deux  fleuves  se  rapprochent  le 
plus  dans  leur  cours  parallèle,  il  était  impossible  de 
transporter  par  terre  de  l'un  à  l'autre  onze  cents  navires. 
Julien  avait  lu,  dit  Libanius,  qu'il  existait,  un  peu  au- 
dessus  de  Coché  et  de  Ctésiphon,  un  canal,  autrefois  ou- 
vert par  Trajan,  qui  faisait  communiquer  l'Euphrate 
avec  le  Tigre-.  Ammien  ajoute  que  Septime  Sévère  s'en 
était  aussi  servi,  lors  de  l'expédition  de  198.  Ce  canal, 
d'une  origine  beaucoup  plus  ancienne,  puisque  Pline 
l'attribue  à  Seleucus  Nicator  3,  et  qu'il  portait  le  nom  de 
Nahr-el-Malek,  «  courant  du  Roi,  »  avait,  à  l'origine,  été 
creusé  assez  profondément  pour  que  le  flot  y  passât  en 
toute  saison,  et  nettoyât  son  lit  par  sa  force  d'érosion*. 
C'était  une  grande  voie  navigable,  longue  de  cinq  kilo- 
mètres 5.  Elle  avait  été  comblée  par  les  Perses,  depuis 
que  les  Romains  s'en  étaient  servis  comme  d'un  moyen 
d'invasion.  Des  gens  du  pays,  faits  prisonniers,  en  in- 
diquèrent à  Julien  l'emplacement  6.  Julien  le  fit  rouvrir. 
A  première  vue,  on  se  demande  comment  un  travail 
aussi  considérable  put  être  accompli  en  si  peu  de  temps  : 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  5. 

2.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  604. 

3.  Pline,  Nat.  Hist.,  V,  26. 

4.  Elisée  Reclus,  Nouvelle  géographie  universelle,  t.  IX,  p.  405. 

5.  Trente  stades,  exactement  5.550  mètres. 
€.  Libanius,  l.  c. 

JULIEN  l'apostat.   —  III.  16 


242  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

mais  il  est  probable  que  les  deux  extrémités  du  canal 
avaient  été  murées  avec  de  grosses  pierres  ^;  son  lit,  plus 
ou  moins  envahi  par  la  végétation,  n'avait  besoin  que 
d'être  nettoyé  2.  Quand  la  double  digue  eut  été  démolie  ^, 
l'eau  de  l'Euphrate,  plus  élevée  de  cinq  mètres'^,  se  pré- 
cipita, et,  remplissant  le  lit  desséché,  arriva  jusqu'au 
Tigre.  Portée  par  ce  flot  puissant,  la  flotte  passa,  ou,  pour 
employer  l'expression  d'Ammien,  «  fut  jetée  »  d'un 
fleuve  à  l'autre  ^,  comme,  deux  cent  cinquante  ans  plus 
tôt,  celle  de  Trajan. 

Quand  cette  opération  eut  été  heureusement  accom- 
plie, l'armée  franchit  sur  des  ponts  le  même  canal  ^,  et 
marcha  dans  la  direction  de  Coché,  place  très  forte'', 
probablement  identique  à  Séleucie  s,  et  située  en  face 
de  Ctésiphon,  sur  la  rive  droite  du  Tigre.  A  peu  de  dis- 
tance elle  rencontra  un  autre  de  ces  jardins  de  plaisance, 
ou  «  paradis,  »  que  les  rois  et  les  grands  de  la  Perse 
multipliaient  autour  des  grandes  villes  9.  Parmi  les 
vignes,  les  cyprès,  les  arbustes  en  fleurs,  s'élevait  un 


1.  «  Mole  saxorura.  »  Amraien  Marcellin,  XXIV^  6. 

2.  «  Valle  purgata.  »  Ibid. 

3.  «  Avulsis  cataractis.  »  Ibid. 

4.  Elisée  Reclus,  t.  IX,  p.  398. 

5.  «  Undarum  magnitudine  classis  secura  stadiis  trigînta  decursis,  in 
alveum  éjecta  est  Tigridis.  »  Aramien  Marcellin,  XXIV,  6. 

6.  Ibid. 

7.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  10. 

8.  Racontant  l'expédition  de  Carus,  en  283,  Eutrope  {Breviarium,  IX)  dit  : 
«  Seleuciam  et  Ctesiphontem  urbes  nobilissimas  cepit;»  et  Rufus  (i?retta- 
rium^  28)  :  «  Cochen  et  Ctesiphontas  urbes  Persaruin  nobilissimas  cepit.  » 
Sur  l'identité  probable  de  Coché  et  de  Séleucie,  voir  Tillemont,  Mémoi- 
res, t.  VII,  art.  X  sur  saint  Siméon  de  Perse,  p.  97,  et  note  yii  sur  le 
même  saint,  p.  664. 

9.  IlapaSeiffov  paaiXixov.  Zosime,  III.  —  Cf.  Xénophon,  Anabase,  III,  4  ; 
HisL,  IV  ;  Quinte-Curce,  Alex.,  VII,  VIII;  Dion  Chrysoslome,  Orat.  H. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  243 

élégant  pavillon,  dont  tous  les  appartements  étaient 
ornés  de  fresques  représentant  des  chasses  royales  :  car 
les  Perses,  dit  Ammien,  ne  peignent  que  des  scènes  de 
chasse,  de  guerre  ou  de  massacre  ^  L'armée  prit  en  ce 
lieu  un  jour  de  repos.  Pendant  ce  temps  Julien,  dont 
l'esprit  était  toujours  en  travail,  et  que  les  premiers 
succès  de  l'expédition  avaient  exalté,  conçut  un  auda- 
cieux dessein.  C'était  de  traverser  immédiatement  le 
Tigre,  sans  s'attarder  au  siège  de  Coché  ou  de  Séleucie, 
et  d'aller  tout  de  suite  chercher  les  Perses  à  Ctésiphon. 
Il  fit  décharger  de  leurs  approvisionnements  les  meil- 
leurs transports  de  la  flotte,  partagea  celle-ci  en  trois 
divisions,  et  commença  à  y  embarquer  des  soldats,  afin 
d'en  faire  passer  une  partie  dès  que  la  nuit  serait  venue. 
Moins  confiants  ou  déjà  fatigués,  ses  généraux  le  sup- 
plièrent de  ne  point  tenter  une  aussi  dangereuse  traver- 
sée. Julien  n'écouta  pas  leurs  représentations.  Probable- 
ment un  esprit  plus  modéré  se  serait-il  contenté  d'avoir 
conquis  tous  les  territoires  situés  entre  les  deux  fleuves, 
et  refoulé  les  Perses  au  delà  du  Tigre,  devenu  la  fron- 
tière de  l'Empire  romain.  Mais  Julien,  dit  Ammien  Mar- 
cellin,  ne  tenait  plus  compte  des  difficultés,  il  attendait 
tout  désormais  de  la  fortune,  et  ne  mettait  point  de  bor- 
nes à  sa  témérité  2.  Pendant  qu'on  amusait  l'ennemi  en 
donnant  à  sa  vue,  dans  un  hippodrome  improvisé,  des 
courses  et  des  jeux  militaires  2,  il  envoya  secrètement  à 


1.  Ammien  Marcellin,  XXVJ,  6. 

2.  ((  ...  Auguslus  altius  jam  contra  difficultates  omnes  incedens,  tan- 
tumque  a  fortuna  sperans  nondum  afflicta,  ut  propius  temeritatem  multa 
crebro  auderet.  »  Ammien  Marcellin,  XXIV,  6. 

3.  'iTCTcoôpofidv  T£  Xeàvaç,  xat  ÎTriisa;  eu'  âYôJva  xaXéoaç,  xac  àôXa  xéXrjCTi 
Set?.  Libanius,  Epitaphios  Juliani.  —  'Aycoa-t  xe  x^}xviv.oX<;  xà  ItcitixoTç,  & 
xaTeôewvTo  àuà  twv  èicaXÇetov  ol  KTriaiçwvToç  olxi^Tope;.  Id.,  De    Vita.  — 


244  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHUATE. 

une  partie  de  ses  navires  Tordre  d'appareiller.  Mais  la 
nuit  ne  put  cacher  leur  manœuvre.  Cinq  d'entre  eux, 
partis  en  avant,  et  portant  chacun  quatre-vingts  soldats, 
furent  assaillis  par  une  pluie  de  matières  incendiaires. 
De  la  rive  droite,  les  Romains  les  virent  brûler.  Il  y  eût 
eu,  probablement,  une  panique,  si  Julien,  par  un  hardi 
stratagème,  n'avait  rassuré  ses  troupes.  «  Le  feu  qu'on 
aperçoit,  fît-il  dire,  est  le  signal  convenu  :  il  annonce 
que  notre  avant-garde  a  débarqué.  »  En  même  temps, 
Julien  commandait  à  la  première  division  de  la  flotte, 
sous  la  conduite  de  Victor,  de  traverser  le  fleuve  à  force 
de  rames.  Malgré  les  traits  lancés  par  les  Perses,  ses 
navires  purent  aborder.  En  peu  de  temps  la  rive  gauche 
du  Tigre  fut  couverte  de  soldats  romains,  représentant 
à  peu  près  un  tiers  de  l'armée*. 

Au  point  du  jour,  une  bataille  s'engagea.  A  la  vue  des 
Perses  massés  en  avant  de  Ctésiphon,  sous  la  conduite 
du  suréna  et  de  deux  de  ses  meilleurs  généraux,  Pigrane 
et  Narsès,  les  nouveaux  débarqués  éprouvèrent  quelque 
hésitation.  C'était  la  première  fois  que  les  soldats  de 
Julien  se  trouvaient  aux  prises,  en  bataille  rangée,  avec 
ceux  de  Sapor.  Ces  troupes  qu'ils  n'avaient  encore 
aperçues  que  de  loin  les  étonnaient  par  leur  armement 
si  différent  du  leur,  par  l'aspect  étrange  des  cataphrac- 
taires  qui  semblaient  ne  faire  avec  leur  cheval  qu'une 
seule  masse  de  fer,  à  la  fois  rigide  et  flexible,  par  la 
tenue  de  l'infanterie,   abritée  sous  ses  longs  boucliers 


«  Ludos  campestres...cum  conlra  Ctesiphonlem   in  Tigridis  et  Euphratis 
ripa  castra  haberel.  »  Rufus,  Brev.,  28.  —  Voir  encore  Eunape,  Conti- 
nuation de  l Histoire  de  Dexippe,  fr.  22;  dans  Millier,  Fragm.  hist. 
gra-c.jt.lW,  p.  23;  Sozomène,  VI,  1. 
1.  Ammien  Marcellin,  XXVI,  6. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE.  245 

d'osier^  et  de  cuir,  et  surtout  par  rénormité  des  éléphants 
semblables  à  autant  decollines  mouvantes  2.  Mais  la  vail- 
lance romaine  prit  vite  le  dessus.  Le  combat  devint  bien- 
tôt une  mêlée,  où  le  corps  à  corps  mettait  les  soldats  de 
Julien  à  l'abri  des  flèches  des  archers  persans.  La  pre- 
mière ligne  des  Perses  fléchit  enfin  :  d'un  pas  lent 
d^abord,  puis  accéléré,  toute  leur  armée  recula  vers 
Ctésiphon,  serrée  de  près  par  les  troupes  romaines. 
Celles-ci,  malgré  la  fatigue  delà  lutte  et  l'excessive  cha- 
leur, seraient  peut-être  entrées  dans  la  ville  à  la  suite  de 
l'ennemi,  si  Victor,  qui  avait  eu  l'épaule  percée  d'une 
flèche,  n'avait  du  geste  et  de  la  voix  arrêté  leur  élan  : 
il  craignait  qu'une  fois  introduits  dans  ses  murs,  les 
Romains  ne  s'y  trouvassent  renfermés  et  n'y  périssent 
accablés  par  le  nombre  3.  Tel  est  le  récit  d'Ammien; 
cependant,  à  en  croire  Libanius  et  Rufus,  ce  ne  fut  pas 
seulement  la  prudence  de  leur  général  qui  arrêta  les 
Romains  aux  portes  de  Ctésiphon  :  ils  s'attardèrent  en 
route  pour  piller,  et  manquèrent  roccasion  de  s'em- 
parer de  la  ville  par  surprise  ^. 

La  victoire  des  Romains  n^étaii  pas  complète;  mais 
elle  avait  été  brillante,  et  leur  avait  relativement  peu 
coûté.  Soixante-dix  seulement  des  leurs  avaient  péri, 
contre  deux  mille  cinq  cents  Perses  5.  Le  reste  de  leur 


1.  D'après  Eunape  (fr.  21  ;  Muller,t.  IV,  p.  22),  les  Perses  portaient  non 
seulement  des  boucliers  d'osier,  mais  aussi  des  casques  d'osier. 

2.  Ammiea  Marcellin,  XXVI,  6. 

3.  Ibid. 

4.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  cf.  Rufus,  Brev.,  28  :  «  ni  major 
praedarum  occasio  fuisset  quam  cura  yictoriae.  »  Eunape,  fr.  22  (Millier, 
p.  23),  dit  que  l'abondance  du  butin  fait  dans  les  faubourgs  de  Ctésiphon, 
amollit  l'armée. 

5.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  6. 


246  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

armée  passa  le  tleuve  le  lendemain,  sans  être  inquiété. 
Le  surlendemain,  Julien  fit  la  traversée  *.  Une  fois  arrivé 
au  camp  que  ses  troupes  occupaient  devant  Ctésiphon, 
son  premier  soin  fut  de  distribuer  les  récompenses. 
Comme  tous  les  grands  généraux,  il  se  faisait  gloire  de 
connaître  par  leur  nom  ses  soldats,  et  d'être  renseigné 
sur  leurs  actions.  C'est  donc  avec  discernement,  et  en 
parlant  à  chacun,  que,  suivant  la  nature  de  leurs  ex- 
ploits, il  décerna  aux  plus  méritants  des  couronnes 
militaires,  des  couronnes  navales,  ou  des  couronnes  ci- 
viques 2.  Ce  devoir  rempli,  il  voulut  rendre  grâce  aux 
dieux,  et  particulièrement  à  «  Mars  vengeur,  »  le  dieu 
de  la  guerre  et  de  la  victoire. 

Alors  se  produisit  un  épisode  que  Ton  hésiterait  à 
croire,  s'il  n'avait  pour  garant  Ammien,  témoin  oculaire 
et  narrateur  impartial.  Julien  s'y  montre  non  seulement 
superstitieux  à  l'excès,  ce  qui  n'étonnera  personne,  mais 
encore  bien  peu  maître  de  son  humeur  :  il  semble  offrir 
des  indices  de  dérangement  d'esprit.  Dix  superbes  tau- 
reaux avaient  été  conduits,  pour  être  immolés  au  dieu. 
Neuf  tombèrent  morts  avant  d'arriver  à  l'autel,  et  sans 
que  personne  les  touchât.  Le  dixième,  en  se  débattant, 
rompit  ses  liens  et  s'échappa  :  on  le  reprit  à  grand'- 
peine  :  quand  il  eut  été  sacrifié,  ses  entrailles  mon- 
trèrent des  signes  funestes.  Julien  se  mit  en  colère, 
poussa  des  cris  d'indignation,  et  prit  Jupiter  à  témoin 
qu'il  n'offrirait  plus  jamais  de  sacrifice  à  Mars.  «  Il  tint 
son  serment,  dit  Ammien  avec  mélancolie,  puisqu'il  ne 
tarda  pas  à  mourir  3.  » 

1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Zosime,  III. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  6. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  6. 


LA  DESCENTE  DE  L'EUPilRATE.  247 

L'armée  demeurait  campée  devant  Ctésiphon  ^  ;  mais, 
avec  l'absence  de  plan  qui  se  remarque  dans  toute  cette 
guerre,  ni  Julien  ni  ses  généraux  ne  savaient  s'il  était 
opportun  de  faire  le  siège  de  la  grande  ville  sous  les 
murs  de  laquelle  on  était  arrivé  avec  tant  d'efforts.  Un 
conseil  de  guerre  fut  tenu.  Beaucoup  des  chefs  de 
Tarmée  romaine  déconseillaient  le  siège.  Ils  objectaient 
les  fortifications  imprenables  de  la  ville,  et  l'arrivée 
probable  de  Sapor  lui-même  avec  une  armée  de  secours. 
C'était,  dit  Ammien,  l'avis  le  plus  sage  '.  Il  dénotait 
cependant,  autant  que  l'on  peut  juger  aujourd'hui,  une 
timidité  singulière,  ou  un  découragement  déjà  bien 
grand.  L'histoire  des  siècles  passés  montrait  que  Ctési- 
phon était  loin  d'être  imprenable.  Trajan  s'en  était 
emparé  en  116,  et  Cassius  en  164.  Septime  Sévère,  la 
prenant  de  nouveau  en  198,  y  avait  fait  cent  mille  pri- 
sonniers. Carus  s'en  était  aussi  rendu  maître  en  283.  A 
la  capture  de  cette  ville  ils  avaient  dû  ce  titre  de  Par- 
thicus,  si  fort  ambitionné  par  Julien.  Celui-ci,  cependant, 
se  rangea  sans  hésiter  à  l'opinion  de  ses  généraux.  Il 
somma,  dit-on,  les  défenseurs  de  Ctésiphon  de  venir  se 
mesurer  en  plaine  avec  ses  légions  ^  :  ceux-ci,  naturel- 
lement, n'acceptèrent  pas  cette  proposition  dérisoire, 
et  demeurèrent  à  l'abri  de  leurs  murailles.  Julien  alors 
décida  en  conseil  que  Ctésiphon  ne  serait  pas  assiégé  : 
il  se  contenta  d'envoyer  quelques  troupes,  sous  la  con- 
duite d'un  vieux  militaire,  Arinthée,  déjà  connu  sous 
Constance  ^,  piller  les  campagnes  environnantes,  riches 


1.  En  un  lieu  que  Zosiiiie  appelle  Abuzalha. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  7. 

3.  Libanius,  Epitaphios  Juliani. 

4.  Cf.  Ammien  Marcellin,  XV,  4. 


248  LA  DESCENTE  DE  L'EUPHRATE. 

en  moissons  et  en  troupeaux  qui  pourraient  servir  à 
l'approvisionnement  de  l'armée.  Où,  cependant,  celle-ci 
se  dirigerait-elle  ensuite,  en  s'éloignant  de  Gtésiphon? 
Telle  était  la  question  que  chacun  se  posait  avec  an- 
goisse. Les  généraux  opinaient  tous  pour  la  retraite  *. 
Si  l'on  en  croit  saint  Grégoire  de  Nazianze,  Julien  était 
fort  anxieux.  Selon  l'expression  de  l'orateur,  «  il  ne 
savait  de  quel  côté  se  tourner  2.  » 

Gomme  si  la  Providence  n'eût  pu  se  décider  à  l'aban- 
donner, une  occasion  de  terminer  heureusement  et 
glorieusement  la  guerre  lui  fut  encore  offerte.  Ammien, 
dont  le  texte  offre,  à  cet  endroit,  une  grande  lacune^, 
n'en  parle  pas;  mais  Libanius  la  rapporte.  Sapor  paraît 
avoir  redouté  Julien  autant  que  les  généraux  de  Julien 
redoutaient  Sapor.  S'il  avait  évité,  jusqu'à  ce  jour,  de  se 
trouver  personnellement  aux  prises  avec  l'empereur 
romain,  ce  n'était  peut-être  pas,  comme  le  croit  saint 
Grégoire  de  Nazianze,  pour  l'attirer  toujours  plus  avant, 
et  le  défaire  quand  toute  retraite  lui  serait  devenue 
impossible  *  :  on  croira  aussi  facilement  que  le  roi  de 
Perse  craignait  lui-même  d'être  vaincu  par  un  aussi 
redoutable  adversaire,  et  hésitait  à  remettre  le  sort  de 
son  royaume  au  hasard  d'une  bataille.  Ge  qui  est  sûr, 
c'est  que  Sapor  envoya  des  députés  offrir  la  paix  à 
Julien,  pendant  qu'il  était  encore  campé  devant  Gtési- 
phon. Ils  s'adressèrent  à  celui  qui  semblait  désigné  pour 
être  médiateur,  le  prince  Hormisdas.  Aussitôt  Hormis- 
das,  plein  de  joie,  fit  part  à  Julien  des  ouvertures  qu'il 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  7. 

2.  OOx  ê/wv  5jai  rpàivriTat.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratlo  V,  10. 

3.  Voir  la  note  de  Valois,  dans  son  édition  d'Ammien  Marcellin,  p.  410. 
4    Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  10. 


LA  DESCENTE  DE  LEUPHRATE.  249 

avait  reçues.  Mais  Julien  refusa  de  voir  les  députés  : 
il  commanda  au  prince  de  les  renvoyer  secrètement, 
en  faisant  croire  que  c'étaient  seulement  des  amis  parti- 
culiers qui  étaient  venus  le  visiter.  Dans  son  orgueil- 
leuse obstination,  il  ne  voulut  pas  d'une  paix  dont 
Alexandre  n'aurait  pas  voulu;  mais  en  même  temps  il 
connaissait  assez  ses  officiers  et  ses  soldats  pour  savoir 
que  s'ils  avaient  appris  le  désir  des  Perses  d'ouvrir  des 
négociations,  ils  n'auraient  plus  pensé  qu'à  la  paix  et 
au  retour,  et  auraient  refusé  de  combattre  ^. 


1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  608.  —  Cf.  Socrate, 
III,' 21;  mais  Socrate  se  trompe  en  disant  qu^^  Julien  avait  assiégé  Ctési- 
phon  et  l'avait  réduite  à  la  dernière  extrémité,  quand  cette  ambassade  lui 
fut  envoyée.  Socrate  ne  croit  pas  non  plus  que  les  offres  de  paix  soient 
restées  secrètes,  car  il  dit  que  les  Romains  blâmèrent  Julien  d'avoir,  par 
amour  de  la  guerre,  refusé  un  traité  avantageux. 


CHAPITRE  III 


LA    RETRAITE. 


I.  —  L'incendie  de  la  flotte. 


Il  y  avait  longtemps  que  Julien  avait  cessé  d'être  en 
communication  avec  ses  États.  En  Syrie,  et  à  plus  forte 
raison  dans  les  contrées  occidentales,  on  ne  savait  plus 
rien  de  la  marche  de  son  armée  ^  Les  amis  de  Julien 
faisaient  bonne  contenance,  et  continuaient  à  prédire 
son  triomphe  final.  Ses  adversaires  ou  ses  victimes  le 
voyaient  déjà  perdu.  Cette  double  disposition  des  esprits 
a  été  résumée  dans  un  dialogue  imité  de  Lucien,  et 
publié  parmi  ses  œuvres,  mais  que  la  plupart  des  com- 
mentateurs placent  à  cette  époque  -.  L'auteur  du  Philo- 
patris  met  en  scène  un  païen,  racontant  qu'au  premier 
étage  d'une  maison  particulière,  dans  un  salon  aux 
voûtes  dorées  3,  —  à  Antioche,  les  églises   avaient  été 


1.  Libanius,  De  Vita;  Reiske,t.  1,  p.  90. 

2.  Je  note  ici,  pour  mémoire,  l'opinion  qui  fait  descendre  le  Philo- 
patris  beaucoup  plus  bas,  au  dixième  siècle,  au  temps  deNicéphore  Pliocas. 
Voir  une  communication  de  M.  Salomon  Reinach,  Comptes  rendus  de 
V Académie  des  Inscriptions,  26  juillet  1901,  p.  558. 

3.  Sur  le  luxe  qu'oflFraient  quelquefois  les  appartements  des  étages  su- 
périeurs, Toir  mes  Études  d'histoire  et  d'archéologie,  p.  193. 


L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE.  251 

fermées,  —  il  a  rencontré  une  réunion  d'hommes  au 
visage  pâle,  aux  yeux  baissés  vers  la  terre,  qui,  le  voyant 
entrer,  lui  ont  demandé,  avec  une  expression  devenue 
subitement  joyeuse,  s'il  n'apportait  pas  quelque  mau- 
vaise nouvelle.  «  Ils  paraissaient,  en  effet,  n'en  attendre 
que  de  tristes.  »  Le  païen  leur  ayant  répondu  «  qu'on 
se  réjouissait  au  contraire,  et  que  bientôt  on  aurait  lieu 
de  se  réjouir  encore  davantage,  —  Non,  s'écrièrent-ils, 
la  ville  est  grosse  de  malheurs  !  »  Ils  annoncèrent  alors, 
comme  imminents,  des  troubles,  une  défaite  de  l'armée. 
«  Cessez,  misérables,  s'écria  le  païen,  cessez  ce  vain 
langage,  n'aiguisez  pas  vos  dents  contre  des  hommes  au 
cœur  de  lion,  qui  ne  respirent  que  les  lances,  les  jave- 
lots et  les  casques  à  triple  aigrette  !  Tous  ces  malheurs 
retomberont  sur  vos  têtes,  à  vous  qui  ne  voulez  qu'af- 
faiblir la  patrie...  »  Pendant  que  le  païen  racontait  cette 
scène  à  un  ami,  arrive  en  courant  un  citoyen  qui  an- 
nonce la  défaite  des  Perses  et  la  prise  de  Suse.  L'auteur 
du  dialogue  est  lui-même  un  païen  ardent,  et  il  est 
permis  de  croire  qu'il  calomnie  le  patriotisme  des 
chrétiens.  Mais  il  met  nettement  en  contraste  le  pessi- 
misme de  ceux-ci,  au  cours  de  l'expédition  de  Perse,  et 
la  persistance  des  illusions  optimistes  chez  beaucoup  de 
païens.  Un  autre  dialogue,  peut-être  imaginaire  aussi, 
bien  que  rapporté  par  un  historien,  accuse  plus  nette- 
ment encore  ce  contraste.  Théodoret  raconte  qu'un 
chrétien  d'Antioche,  qui  exerçait  modestement  la  pro- 
fession de  pédagogue,  c'est-à-dire  de  précepteur,  mais 
que  la  distinction  de  son  esprit  avait  mis  en  rapports 
avec  Libanius,  rencontra  un  jour  le  célèbre  sophiste. 
«  Que  fait  maintenant  le  fils  du  charpentier?  »  demande 
en  raillant   celui-ci.   «   Le  maître  du   monde,   que  tu 


252  L'mCENDIE  DE  LA  FLOTTE. 

appelles  ironiquement  le  fils  du  charpentier,  fabrique  un 
cercueil,  »  répond  le  chrétien  ^. 

Plus  que  ces  dialogues,  la  correspondance  de  Libanius 
lui-même  laisse  voir  les  illusions  que  créaient  en  lui  et 
en  ses  amis  la  sympathie  pour  Julien  et  le  désir  du  suc- 
cès, les  erreurs  où  les  entretenaient  la  rareté,  puis  Tab- 
sence  des  nouvelles,  et  aussi  les  inquiétudes  dont,  malgré 
leurs  préventions  favorables,  ils  ne  pouvaient  se  dé- 
fendre. L'annonce  des  premières  victoires  est  reçue  par 
Libanius  avec  allégresse  ;  mais  tout  de  suite  son  imagina- 
tion les  grossit,  et,  lors  du  premier  contact  de  l'armée 
de  Julien  avec  les  soldats  du  roi  de  Perse,  il  se  figure 
que  six  mille  de  ceux-ci  ont  été  tués  -.  Cependant  les 
communications  directes  ont  cessé;  Libanius,  qui  vient 
d'écrire  à  l'empereur,  ne  sait  si  sa  lettre  l'atteindra  «  au 
milieu  du  pays  immense  des  Perses;  »  mais  il  a  eu 
encore  des  nouvelles  du  dernier  succès  par  les  prison- 
niers d'Anathan,  qui,  on  s'en  souvient,  ayant  eu  la  vie 
sauve,  avaient  été  transportés  à  Chalcis,  près  d'Antioche^. 
En  l'absence  de  renseignements  plus  précis,  les  rumeursl 
optimistes  ne  cessent  de  courir  dans  les  milieux  officiels;] 
le  comte  d'Orient,  Aradius  Rufinus  '^,  qui  se  tenait  h 
plus  près  possible  de  la  frontière  dans  l'espoir  de  re-j 
cueillir  quelques  bruits  du  théâtre  de  la  guerre,  a  fail 
parvenir  aux  habitants  d'Antioche  la  nouvelle  inexacte 
que  l'armée  de  secours  commandée  par  Sébastien    ei 


1.  Théodoret,  Hist.  eccl.,  III,  2. 

2.  Libanius,  Ep.  1457.  Cf.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  6;  voir  plus  haut 
p.  245. 

3.  Libanius,  Ep.  1429*.  Cf.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  1  ;  Libanius,  Epi 
taphios  Juliani  (Reiske,  t.  I,  p.  595).  Voir  plus  haut,  p.  222. 

4.  Voir  plus  haut,  p.  171. 


L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE.  253 

Procope  descend  le  Tigre  et  va  se  joindre  à  Julien. 
u  Puissent  maintenant,  lui  répond  Libanius,  l'empereur 
ne  pas  cesser  de  vaincre,  toi  ne  pas  cesser  de  nous  don- 
ner des  nouvelles  de  ses  victoires,  et  nous  ne  pas  cesser 
de  les  entendre  M  »  Cependant  une  dernière  lettre 
montre  Libanius,  quand  toute  nouvelle,  vraie  ou  fausse, 
a  cessé  de  parvenir,  essayant  de  ranimer  ses  espérances 
comme  si  le  doute  ou  la  crainte  commençaient  à  le  tour- 
menter. «  L'empereur  est  vaillant,  dit-il,  il  conduit  vail- 
lamment la  guerre,  et  il  la  mènera  jusqu'au  point  où  il 
doit  rencontrer  la  récompense.  C'est  pourquoi  l'on  doit 
avoir  confiance  qu'il  reviendra,  après  qu'il  aura  glorieu- 
sement atteint  ou  même  entièrement  renversé  la  domi- 
nation persane  2.  »  Il  semble  que,  dans  cette  série  de 
lettres  du  sophiste,  se  retrouvent  les  phases  diverses  par 
où  doit  passer  Tesprit  des  amis  de  Julien  :  d'abord  on 
reçoit  des  nouvelles  favorables,  que  l'on  amplifie  sans 
mesure  ;  puis  les  bulletins  cessent  d'arriver  directement 
de  l'armée,  mais  on  a  encore  des  renseignements  par 
les  prisonniers;  puis  les  faux  bruits  commencent  à 
courir,  créés  ou  propagés  par  l'optimisme  officiel;  enfin 
ceux  qui  ont  le  plus  compté  sur  le  succès  de  Julien  en 
sont  réduits  à  faire  effort  pour  espérer,  à  parler  d'un 
retour  victorieux  de  l'empereur  comme  d'une  chose  pro- 
bable, non  plus  comme  d'une  certitude  ^. 


1.  Libanius,  Ep.  1439. 

2.  Libanius,  Ep.  1414. 

3.  Un  des  oracles  reproduits  par  Eunape  (Continuation  de  l'Histoire 
de  Dexippe,  fr.  27;  MùUer,  Fragm.  hist.  grasc,  t.  IV,  p.  25)  annonce 
l'arrivée  de  Julien  devant  Ctésiphon,  et  dit  que  «  l'empereur  des  Romains, 
semblable  à  un  dieu,  »  a  dévasté  le  pays  des  Perses  comme  il  dévasta  et 
conquit  celui  des  Alemans.  Mais  il  est  probable  que  cet  oracle  fut  rendu 
au  début  de  la  campagne,  alors  qu'on  pouvait  prévoir  le  succès  ;  il  n'in- 


254  L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE. 

Puisque  Julien  venait  de  refuser  la  paix  que  lui  offrait 
Sapor,  et  cependant  avait  résolu  de  ne  point  faire  le 
siège  de  Ctésiphon,  il  lui  fallait  prendre  un  parti.  S'en- 
foncerait-il dans  l'est,  sur  les  traces  d'Alexandre,  et 
essaierait-il  de  s'emparer,  après  lui,  de  Suse  et  de  Per- 
sépolis?  remonterait-il  le  long  de  l'Euphrate,  par  le 
chemin  déjà  parcouru?  ou  remonterait-il,  au  contraire, 
à  travers  l'Assyrie,  dans  la  direction  soit  de  Ninive,  soit 
même  de  la  Médie  et  d'Ecbatane,  avec  l'espoir  de  ren- 
contrer en  route  l'armée  de  secours  commandée  par 
Arsace,  Procope  et  Sébastien? 

La  marche  vers  la  Susiane  eût  été  bien  aventureuse, 
^jfans  doute,  elle  eût  répondu  au  sentiment  public.  On 
Vient  de  voir  par  le  Philopatris  que  les  amis  de  Julien 
s'attendaient  à  apprendre  la  prise  de  Suse.  Prononçant 
son  discours  sur  le  consulat  de  Julien,  Libanius  avait] 
annoncé  presque  officiellement  que  les  Romains  soupe-| 
raient  bientôt  dans  Suse  ^.  Mais  une  tentative  dans  cette' 
direction  était  aussi  l'entrée  dans  l'inconnu,  en  laissant! 
derrière  soi  Ctésiphon  intact  et  toute  voie  de  retour] 
coupée. 

La  retraite  par  l'Euphrate,  à  travers  les  contrées  mé- 
sopotamiennes  que  les  armes  de  Julien  avaient  déjà  sou-j 
mises,  passant  près  de  places  fortes  qui  lui  avaient! 
promis  obéissance  ou  qui  avaient  été  détruites,  semblait] 
le  parti  le  plus  prudent.  Il  était  désiré  par  les  généraux. j 
Mais  il  avait  contre  lui  plusieurs  raisons  :  d'abord,  c'était] 
une  retraite,  et  le  mot  sonnait  mal  aux  oreilles  de  Julien 
ensuite,  tout  le  parcours  venait  d'être  dévasté,  avec  un< 

dique  pas  que  les  nouvelles  de  l'armée  de  Julieo  parvinssent  encore  ci 
terre  romaine  quand  elle  campa  devant  Ctésiphon. 
1.  Voir  plus  haut,  p.  150. 


L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE.  255 

inexplicable  imprévoyance,  etFarméene  trouverait  plus 
à  se  nourrir  dans  des  plaines  d'une  admirable  fertilité, 
où  l'on  avait  saccagé  moissons  et  troupeaux. 

Restait  la  montée  vers  le  nord,  la  traversée  de  l'Assyrie 
par  la  vallée  du  Tigre,  en  se  réservant  la  possibilité  de 
se  replier,  quand  on  le  voudrait,  sur  la  Corduène  romaine 
et  sur  l'Arménie  alliée,  et  en  ayant  la  perspective  d'être 
prochainement  rejoint  par  l'armée  de  secours.  A  ce  der- 
nier parti  se  décida  Julien.  Cette  route  tendait  vers 
Arbèles,  et  Julien  qui,  en  dépit  de  tous  les  revers,  se 
croyait  toujours  l'âme  d'Alexandre  ^,  voulait  vaincre  à 
son  tour  sur  le  champ  de  bataille  où  s'était  illustré  le 
héros  macédonien.  Septime  Sévère  avait  d'ailleurs  re- 
monté victorieusement  ainsi  la  vallée  du  Tigre.  Mais  il 
avait  auparavant  conquis  Ctésiphon,  et  ne  laissait  pas 
derrière  lui  cette  place  intacte  et  pleine  de  troupes,  base 
naturelle  de  toutes  les  opérations  des  Perses.  Aussi  les 
officiers  de  Julien,  que  le  souvenir  d'Alexandre  laissait 
indifférents,  étaient-ils  d'un  avis  contraire  :  ils  préfé- 
raient le  mouvement  en  arrière,  le  retour  en  pays  romain 
par  l'Euphrate  et  la  Mésopotamie,  malgré  ses  difficultés, 
à  une  expédition  nouvelle  dont  la  gloire  ne  les  séduisait 
pas,  et  qu'ils  entrevoyaient  pleine  de  périls  -. 

Après  leur  avoir  reproché  en  termes  très  vifs  leur 


1.  Sociale,  III,  21,  dit.que  Maxime  avait  persuadé  à  Julien  qu'en  yertu 
des  lois  de  la  métempsycose,  l'âme  d'Alexandre  habitait  en  lui.  Si  crédule 
que  fût  Julien,  et  si  audacieux  charlatan  que  fût  Maxime,  on  hésite  à 
admettre  que  l'un  ait  été  capable  de  croire  etlautre  d'inyenter  une  telle 
fable.  Mais  Libanius,  Epitaphios  Juliani  (Reiske,  t.  I,  p.  609),  dit  aussi 
qu'il  se  proposait  d'imiter  Alexandre,  de  soumettre  tout  l'Empire  des  Per- 
ses, et  d'aller,  comme  le  conquérant  macédonien,  jusqu'aux  Indes,  Tcpo; 
Toù;  IvSàiv  TiOTapiou;. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  7.  Rufus ,  Breviarium,  28,  dit  aussi  : 
«  Gum  de  reditu  a  militibus  admoneretur,  intentioni  suœ  magis  credidit.  t» 


256  L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE. 

timidité^,  Julien  donna  Tordre  du  départ.  L'armée 
côtoya  d'abord  le  Tigre,  que  la  flotte  remontait  de  con- 
serve. Soudain,  un  avis  inattendu  vint  tout  changer.  On 
ne  peut  raconter  sans  un  extrême  étonnement  cet  épisode 
de  l'histoire  de  Julien.  Lui  qui  venait  de  repousser  l'o- 
pinion de  ses  conseillers  naturels,  commit  l'imprudence 
vraiment  inexplicable  d'accorder  sa  confiance  aux  gens 
les  moins  qualifiés  pour  lui  offrir  leurs  lumières.  Am- 
mien  nomme  ici,  d'un  mot  un  peu  vague,  «  des  trans- 
fuges 2.  »  Saint  Grégoire  de  Nazianze  donne  plus  de  dé- 
tails. D'après  son  récit,  Tun  de  ces  transfuges  aurait  été 
un  vieillard,  persan  de  naissance,  qui  s'était  volontai- 
rement rendu  aux  soldats  romains,  en  se  prétendant  vic- 
time de  la  tyrannie  de  Sapor^.  Il  se  serait  fait  admettre^ 
dans  rintimité  de  Julien.  De  lui,  et  d'autres  qui  agis- 
saient de  complicité  avec  lui,  Julien  reçut  l'avis  de  s'é- 
loigner du  fleuve  et  de  prendre  à  travers  terres  ui 
chemin  plus  court,  qu'ils  s'ojffraient  à  montrer.  On  arri- 
verait par  là ,  disaient-ils,  beaucoup  plus  vite  au  but  d( 
l'expédition^.  Mais,  si  l'armée  devait  laisser  ainsi  le  Tign 
derrière  elle,  une  question  se  posait  d'elle-même  :  qu< 
ferait-on  de  la  flotte?  Les  nouveaux  conseillers  de  Juliei 
avaient  réponse  à  tout.  La  flotte  n'était  pas  utile,  la  cer- 
titude d'avoir  toujours,  convoyés  par  elle,  du  blé  et  des 
vivres  à  portée,  ne  pouvait  qu'entretenir  la  mollesse 
des  soldats.  Comme  l'armée  n'aurait  à  traverser  que  des 
contrées  fertiles,  coupées  par  un  seul  canton  stérile  et 
désert,  il  lui  suffirait  d'emporter  avec  elle  trois  ou  quatre! 


1.  «  Increpitis  optimalibus.  »  Ammien  Marcellin,  XXIV,  7. 

2.  «  Perfugœ.  »  Ibid. 

3.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  11. 

4.  Ihid,;  et  Sozomène,  VI,  i. 


L'LNCENDIE  DE  LA  FLOTTE.  257 

jours  de  vivres ^  :  un  approvisionnement  plus  complet 
ne  ferait  qu'alourdir  sa  marche  et  lui  enlever  l'esprit 
d'initiative.  «  Si  tu  veux  m'en  croire,  tu  abandonneras 
ta  flotte,  dont  le  voisinage  nuit  à  la  vaillance  de  ton 
armée  2.  »  Julien  se  laissa  convaincre  par  ces  raisonne- 
ments. L'opinion  des  transfuges,  jointe  à  la  crainte  de 
voir,  après  son  départ,  ses  navires  tomber  aux  mains  de 
l'ennemi,  le  détermina  à  sacrifier  ceux-ci.  On  ne  nous 
dit  point  qu'il  ait  pris,  en  une  matière  aussi  grave, d'au- 
tre avis  que  celui  que  nous  venons  de  rapporter  3.  Il  ne 
parait  (chose  étrange  de  sa  part)  avoir  songé  ni  à  con- 
sulter les  présages,  ni  à  interroger  les  haruspices,  ni 
même,  s'il  se  défiait  de  la  prudence  de  ces  derniers,  à 
demander  le  sentiment  de  ses  amis  les  philosophes*. 
Brusquement,  il  donna  l'ordre  d'incendier  les  onze  cents 
navires  qui  avaient  suivi  l'armée  depuis  Callinicum^. 
Pour  soustraire  à  l'ennemi  les  approvisionnements  dont 


1.  Sozomène,  VI,  I. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  11. 

3.  Cependant  Zonare  (Aiin.,  XIII,  13)  affirme  qu'Hormisdas  connut  le 
conseil  donné  à  Julien  par  «  deux  »  transfuges,  et  supplia  l'empereur  de 
ne  pas  tomber  dans  le  piège. 

4.  Ammien,  qui  note  toujours  avec  le  plus  grand  soin  les  consultations 
de  ce  genre,  et  les  avis  souvent  divergents  auxquels  elles  donnaient  lieu, 
n'aurait  pas  manqué  d'en  faire  mention.  Saint  Ambroise  {Ep.  18)  dit  à 
propos  de  l'incendie  de  la  flotte  par  l'ordre  de  Julien  :  «  Cum  responsis 
haruspicum  maie  credulus  esset,  ademit  sibi  subsidia  revertendi.  »  Ce 
texte  montre  que  le  témoignage  même  d'un  contemporain  ne  doit  pas  tou- 
jours être  accepté,  quand  il  n'a  pas  été  témoin  du  fait,  et  ne  s'est  pas 
trouvée  la  source  des  renseignements.  Julien,  dans  la  campagne  de  Perse, 
fut  toujours  incrédule  aux  avis  des  haruspices,  et  ceux-ci,  s'ils  avaient 
été  consultés  au  sujet  de  la  flotte,  auraient  de  toutes  leurs  forces  dissuadé 
Julien  de  se  priver  de  ce  moyen  de  retraite. 

5.  Peut-être  se  souvint-il  d'Alexandre  donnant,  avant  de  s'enfoncer  dans 
l'Asie  Mineure,  l'ordre  de  brûler  la  flotte  sur  laquelle  il  avait  traversé 
l'Hellespont. 

JULIEN    l'apostat.    —  III.  17 


258  L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE. 

ils  étaient  chargés,  ceux-ci  seraient  brûlés  avec  eux,  à 
l'exception  de  vingt  jours  de  vivres,  que  les  soldats  em- 
porteraient. Seule  serait  mise  à  part,  pour  l'établisse- 
ment des  ponts  sur  les  affluents  du  Tigre  que  l'on  aurait 
à  traverser,  une  douzaine  des  embarcations  les  plus  so- 
lides et  les  plus  petites;  l'armée  les  traînerait  à  sa  suite 
dans  des   chariots ^ 

Cette  résolution  a  été  diversement  jugée.  Malgré  les 
conseils  suspects  qui  l'avaient  déterminée,  les  uns  l'ont 
approuvée  comme  une  mesure  sage  et  nécessaire.  D'au- 
tres y  ont  vu  un  acte  d'imprévoyance  touchant  presque 
à  la  folie. 

En  faveur  de  la  conduite  de  Julien,  on  a  fait  valoir  les 
raisons  suivantes.  La  flotte  n'eût  probablement  pas  tardé 
à  devenir  plus  gênante  qu'utile.  De  l'aveu  de  ceux  qui 
connaissent  le  Tigre,  ce  fleuve  ne  peut  être  remonté  que 
jusqu'à  mille  kilomètres  de  son  embouchure  2,  c'est-à- 
dire  à  mi-chemin  entre  Ctésiphon  et  Ninive  :  encore,  un 
peu  après  Ctésiphon  les  bas-fonds  dont  son  lit  est  semé 
rendent-ils  la  navigation  très  difficile  ^.  Puisque  l'on 
renonçait  à  la  route  de  l'Euphrate,  il  eût  fallu,  tôt  ou 
tard,  se  séparer  de  la  flotte.  En  la  sacrifiant  résolument, 
Julien  obtenait  tout  de  suite  un  grand  avantage  :  il 
augmentait  son  armée  de  vingt  mille  hommes  qui,  depuis 
le  commencement  de  l'expédition,  avaient  été  employés 
à  conduire  ou  à  tirer  les  navires  *.  A  la  fois  il  se  débar- 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  7.  Libanius,  Epitaphios,])aLv\e  de  quinze, 
et  Zosime  de  vingt-deux  embarcations,  au  lieu  de  douze  qu'indique  Am- 
mien. 

2.  Elisée  Reclus,  Nouvelle  géographie  universelle,  t.  IX,  p.  391. 

3.  Dieulafoy,  cité  par  Duruy,  Histoire  des  Romains^  t.  VII,  p.  384, 
note  2. 

4.  «  Idque  putabat  utiiiter  ordinasse,  ne  relicta  classis  usui  hostibus 


L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE.  259 

rassait  d'un  poids  mort  et  il  acquérait  une  force  nou- 
velle i.  . 

Cependant,  si  plausibles  qu'elles  paraissent,  ces  rai- 
sons n'étaient  probablement  pas  suffisantes,  puisqu'elles 
n'ont  pu  persuader  les  généraux  de  Julien,  et  en  parti- 
culier Ammien  Marcellin,  si  expérimenté  aux  choses  de 
la  guerre.  Celui-ci  ne  cesse  de  déplorer  la  perte  de  la 
flotte.  C'est  à  ses  yeux  une  faute  capitale.  «  Funestes 
torches  de  Bellone  ^  !  »  s'écrie-t-il.  Telle  était  l'impres- 
sion unanime  de  l'armée.  En  voyant  brûler  la  flotte, 
chefs  et  soldats  crurent  voir  s'évanouir  tout  espoir  de 
retour  dans  la  patrie.  Il  leur  sembla  que  le  dernier  lien 
qui  les  rattachait  au  sol  romain  flambât  avec  ces  plan- 
ches, ces  poutres,  ces  mâts  qui  craquaient  dans  le  feu. 
«  Si  nous  sommes,  par  l'aridité  des  déserts  ou  la  hau- 
teur des  montagnes,  contraints  à  battre  en  retraite,  nous 
ne  pourrons  plus  revenir  au  fleuve,  »  disaient-ils  avec 
désespoir  ^.  Ils  jugeaient  tous  que  «  la  mesure  com- 
mandée par  le  bon  sens  et  par  l'évidence  *  »  eût  été  de 
laisser  la  flotte  sous  bonne  garde,  dans  la  partie  navi- 
gable du  Tigre,  comme  dernière  ressource  en  cas  d'échec, 
et  comme  magasin  d'approvisionnements.  Mais  on  peut 
même  supposer  que  cette  flotte  eût  aisément  dépassé,  en 
remontant  le  cours  du  Tigre,  le  point  où  s'arrêtent  les 


foret,  aut  certe,  ut  ab  expeditionis  primordio  factura  est,  armatorum  fere 
viginti  millia  in  trahendis  occuparentur  iisdem  navibus  et  regendis.  »  Am- 
mien Marcellin,  XXIV,  7. 

1.  Voir  dans  ce  sens  Jurien  de  la  Gravière,  l'Empereur  Julien  et  la 
flottille  de  VEuphrate,  dans  Revue  des  Deux  Mondes^  1"  a^ril  1890, 
p.  593. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  7. 

3.  Ibid. 

4.  a  Perspicua  veritas.  »  Ibid. 


260  L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE- 

navires  modernes.  Ceux  qui  la  composaient  étaient  de 
simples  barques,  pontées  ou  non  pontées  \  dont  beau- 
coup étaient  en  cuir  2,  que  leurs  dimensions  et  leur 
poids  permettaient  au  besoin  de  porter  sur  des  cha- 
riots, et  qui  par  conséquent  devaient  avoir  un  très  faible 
tirant  d'eau.  Probablement  eussent-elles  flotté  sur  des 
cours  d'eau  qui  paraîtraient  aujourd'hui  à  peine  navi- 
gables. Il  semble  donc  que  pendant  longtemps  encore 
la  flotte  de  Julien  aurait  pu  coopérer  sur  le  Tigre  aux 
manœuvres  de  l'armée,  à  condition  que  celle-ci  ne  perdît 
point  le  contact  du  fleuve  pour  s'égarer  dans  la  direction 
artificieusement  indiquée  par  les  transfuges. 

Pendant  que  le  feu  faisait  son  œuvre,  les  protestation! 
et  les  cris  de  douleur  des  soldats  ne  cessaient  de  retentir 
Ils  accusaient  tout  haut  les  étrangers,  auxquels  Tempe 
reur  s'était  fié  aveuglément.  On  décida  de  tenter  auprèi 
de  lui  une  démarche.  Presque  tous  les  tribuns^  se  rendi- 
rent dans  la  tente  de  Julien,  et  dénoncèrent  la  fraude 
des  transfuges.  Julien  résista  d'abord,  puis,  vaincu  sani 
être  persuadé,  il  permit  que  ceux-ci  fussent  mis  à  la  tor- 
ture. On  dit  que  le  plus  compromis,  c'est-à-dire  le  vieil- 
lard qui  s'était  donné  comme  une  victime  de   Sapor, 
avait  déjà  pris  la  fuite  *.  Les  autres  confessèrent,  dam 
les  tourments,  qu'en  conseillant  l'incendie  de  la  flotte  i] 
avaient  voulu  tendre   un  piège  aux  Romains  ^.  Épou- 
vanté, Julien  donna  à  tous  ses  soldats  l'ordre  de  couri 
au  feu.  On  s'efforça  d'arracher  à  l'incendie  ce  qui  restai 

1.  Voir  1. 1,  p.  457. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  210. 

3.  IloXXol  Tôv  Ta|tap5(àiv.  Zonare,  XIII,  13. 

4.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  12. 

5.  «  Torlique  perfugae  aperle  faterent  se  fefellisse.  »  Ammien  Marcellia| 
XXIV,  7. 


1 


L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE.  261 

encore  de  la  flotte  '.  Mais  les  efforts  furent  inutiles  :  tous 
les  navires  étaient  trop  atteints  pour  qu'on  pût  mainte- 
nant les  sauver.  On  préserva  seulement  les  douze  bar- 
ques qui,  dès  le  début,  avaient  été  mises  à  l'abri  du  feu. 
Le  reste  acheva  de  se  consumer,  sous  les  yeux  de  l'armée 
impuissante  et  désolée  ^. 

Le  repentir  tardif  de  Julien,  ses  efforts  infructueux 
pour  arrêter  l'incendie,  de  même  que  l'aveu  des  traîtres, 
sont  la  meilleure  preuve  de  l'erreur  irréparable  com- 
mise par  «  sa  crédule  légèreté  ^.  «  11  faut  un  rare  parti 
pris  d'optimisme  pour  l'en  absoudre,  après  qu'il  s'est 
ainsi  condamné  lui-même  *.  Cependant,  même  en  parta- 
geant les  regrets  de  tous  pour  la  perte  de  la  flotte, 
Julien  n'abandonna  pas  tout  à  fait  le  plan  suggéré  par 
les  transfuges.  Les  motifs  de  longer  le  Tigre  avaient 
cessé,  puisque  aucun  navire  romain  ne  le  remontait  plus. 
Probablement  l'escarpement  des  rives  du  fleuve,  bordé 
de  hautes  montagnes  ^,  rendait  la  marche  parallèle 
très  difficile  pour  une  armée.  Julien  s'avança  donc,  avec 
ses  troupes  augmentées  des  soldats  et  des  marins  de  la 
flotte,  vers  l'intérieur  du  pays,  s' éloignant  du  Tigre  et 
prenant  la  direction  que  les  espions  persans  avaient  indi- 
quée 6.  Comme  ils  l'avaient  annoncé,  on  traversa  des 
régions  fertiles,  où  l'armée  eût  pu  aisément  se  ravitail- 

1.  «  Concursu  maximo  exstingui  jussee  sunt  flammœ.  »  Ibid. 

2.  Ibid. 

3.  EÙTTKTTov  yàp  ï)  xoucpoTY];.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oraiio  V,  12, 

4.  M.  Negri,  ordinairement  si  favorable  à  Julien,  dit  que  l'incendie  de 
la  flotte  «  suffirait,  à  lui  seul,  à  prouver  combien,  malgré  son  génie,  était 
peu  équilibré  l'esprit  du  jeune  empereur.  »  L'Imperatore  Giuliano  VA- 
postata,  2"  éd.,  p.  104. 

5.  En  assyrien  Hiddekel,  «  Fleuve  aux  bords  élevés.  » 

6.  Rufus,  Brev.,  28  ;  Aurelius  Victor,  Epitome;  Sozomène,  VI,  1  ;  Zosime, 
III. 


262 


L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE. 


1er.  Mais  les  Perses,  avertis,  et  faisant  maintenant  com- 
jDattre  pour  eux  le  feu,  comme  naguère  ils  s'étaient  ser- 
vis de  l'inondation,  avaient  allumé  les  herbes  et  les 
moissons.  Les  Romains  durent  suspendre  leur  marche 
jusqu'à  ce  que  l'océan  de  flammes  qui  s'étendait  devant 
eux  fût  éteint.  Ils  s'établirent  en  vue  des  campagnes  in- 
cendiées, en  un  lieu  que  Zosime  appelle  Noorda.  Les 
Perses  ne  cessaient  de  les  y  harceler.  Sur  tous  les  points 
envoyait  apparaître  des  cavaliers,  dont  Tarmure  de  fer 
étincelait  sous  l'ardent  soleil  ^.  Tantôt  ils  venaient  au 
galop  lancer  des  flèches  dans  le  camp  ;  tantôt  ils  se  mon- 
traient de  loin  en  gros  bataillons,  et  les  Romains  croyaient 
voir  l'avant-garde  de  Sapor  2.  La  démoralisation  et  l'é- 
nervement  de  ceux-ci  s'accroissaient  par  l'attente  des 
troupes  de  secours,  qui  n'arrivaient  pas.  On  avait  sans 
cesse  les  yeux  tournés  vers  le  nord,  d'où  devaient  dé- 
boucher les  Arméniens  d'Arsace,  les  légions  et  les  co- 
hortes de  Procope  et  de  Sébastien.  «J'ai  déjà  indiqué,  écrit 
Ammien,  les  causes  qui  les  retenaient  ^.  »  Malheureuse- 
ment cette  indication,  qui  eût  jeté  un  grand  jour  sur  le 
véritable  état  des  choses  et  sur  les  chances  qui  restaient 
à  l'entreprise  de  Julien,  est  dans  un  des  passages  perdus. 
Libanius  insinue  qu'Arsace  trahissait  *.  Cependant  il 
ajoute  que  ce  roi  avait  dévasté  un  canton  de  la  Médie. 
Ammien,  probablement  mieux  renseigné,  affirme  qu'Ar- 
sace  demeura  fidèle  à  l'alliance  romaine  5.  Ce  qu'on  peut 


1.  «  Coruscus  nitor.  »  Ammien  Marcellin,  XXI V,  7. 

2.  «Ut  procul  conspicaniibus  viderentur  advenisse  jam  Régis  auxilia. 
Ibid. 

3.  «  Ob  causas  impedita  prœdiclas.  »  Ibid. 
k.  Libanius,  Epitaphios  Juliani. 

5.  «  Amico  nobis  semper  et  fido.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  7. 


L  INCENDIE  DE  LA  FLOTTE.  263 

admettre,  c'est  qu'il  préférait  piller  pour  son  compte, 
sans  trop  s'écarter  de  ses  États,  qui,  dégarnis  de  troupes, 
auraient  été  ouverts  aux  incursions  des  Perses.  Mais  il 
fit  certainement  du  mal  à  ceux-ci,  car  ils  conservèrent 
de  ses  actes  un  vif  ressentiment,  et  s'en  vengeront 
cruellement  plus  tard  ^.  Quant  à  Procope  et  à  Sébastien, 
Libanius  dit  qu'ils  avaient  d'abord  hésité  à  franchir  le 
Tigre,  en  voyant  des  archers  persans  tuer,  de  la  rive  op- 
posée, des  soldats  romains  qui  se  baignaient  dans  le 
fleuve.  Depuis  ce  moment,  la  discorde  les  avait  para- 
lysés^ l'un  voulant  aller  néanmoins  en  avant,  l'autre  re- 
fusant de  bouger^.  Leur  inaction  était  d'autant  plus 
fâcheuse,  que  l'armée  restée  sous  leurs  ordres  avait 
d'abondantes  réserves  de  vivres  3,  tandis  que  celle  de 
Julien,  désormais  sans  approvisionnements,  en  présence 
de  campagnes  couvertes  de  cendres,  commençait  à  re- 
douter la  disette. 

Julien  cherchait  par  tous  les  moyens  à  soutenir  le 
courage  de  ses  soldats.  Il  fit  amener  à  leur  vue  des 
prisonniers  persans,  chétifs  comme  presque  tous  les 
hommes  de  ce  pays  *,  et  amaigris  par  les  privations. 
(c  Ceux  que  des  braves  comme  vous  appellent  des  hommes, 
les  voici,  dit-il,  laids,  sales,  noirs  comme  des  chèvres, 
et  toujours  prêts,  l'expérience  vous  l'a  maintes  fois  déjà 
montré,  à  prendre  la  fuite  en  jetant  leurs  armes  avant 


1.  Ibid. 

2.  Libanius,  l.  c. 

3.  «  Cibos...  parcius  vicUtans  conservarat.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  8. 

4.  Captivos  graciles  suaque  natura,  ut  pœne  sunt  Persae...»  Aramien 
Marcellin,  XXIV,  8.  —  Ailleurs,  décrivant  les  Perses  :  «  Graciles  pœne 
sunt  omnes,  subnigri  vel  livido  colore  pallentes.  »  XXIII,  6.  —  Il  a  cepen 
dant  loué  en  un  autre  passage  la  beauté  des  femmes;  voir  plus  haut,  p.  237. 


264  L'INCENDIE  DE  LA  FLOTTE. 

qu'on  en  vienne  aux  mains  *  I  »  Cette  exhibition  ne  fut 
que  la  préface  d'une  réunion  plus  sérieuse^  où  tous  les 
chefs  s'assemblèrent  en  conseil  de  guerre.  Contraint  par  ^ 
les  événements,  Julien  se  décidait  à  prendre  leur  avis. 
A  ce  moment,  des  rangs  pressés  des  soldats  s'élevèrent 
des  cris,  demandant  le  retour  par  les  chemins  déjà  par- 
courus. Julien  repoussa  énergiquement  cette  suggestion. 
Beaucoup  autour  de  lui,  même  parmi  ceux  qui  avant 
l'incendie  des  navires  avaient  été  de  cette  opinion,  dé- 
clarèrent maintenant  impossible  le  retour  par  la  Chaldée 
et  la  Mésopotamie  persane,  sans  une  flotte  chargée  de 
vivres,  à  travers  des  plaines  dont  les  moissons  avaient 
été  détruites  et  où  tous  les  villages  n'étaient  plus  que  des 
amas  de  décombres,  sur  un  sol  détrempé  par  les  neiges 
fondues,  venues  des  hauts  plateaux,  inondé  facilement 
au  gré  de  l'ennemi,  infesté  en  cette  saison  chaude  par 
des  nuées  de  taons  et  de  moucherons.  La  discussion  se 
prolongea  longtemps  entre  ceux  qui,  en  dépit  de  ces 
difficultés,  persistaient  à  désirer  la  retraite,  et  ceux  qui, 
malgré  les  dangers  prévus,  insistaient  maintenant  pour 
la  marche  en  avant.  Enfin,  «  désespérant  d'arriver  hu- 
mainement à  une  solution,  dit  Ammien,  après  beaucoup 
d'hésitation  et  d'incertitudes,  nous  élevâmes  des  autels, 
et,  immolant  des  victimes,  nous  sollicitâmes  la  volonté 
des  dieux  -.  »  On  leur  demanda  de  décider,  à  leur  ma- 
nière, dans  quel  sens  devrait  se  diriger  l'armée  :  ou  re- 
venir par  l'Assyrie,  c'est-à-dire  repasser  le  Tigre  et  re- 
monter la  vallée  de  l'Euphrate,  ou  marcher  entre  le 
Tigre  et   les    premières   pentes  des  montagnes  de  la 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  8. 

2.  Ibid. 


La  mort  de  julien.  205 

Perse  jusqu'au  Chiliocome  (les  mille  bourgades),  pro- 
vince gouvernée  au  nom  de  Sapor  par  un  satrape,  la 
dévaster  à  l'improviste  (on  ignorait  qu'elle  venait  de 
l'être  par  Arsace),  et,  la  traversant,  atteindre  la  Cor- 
duène  ^ 

Que  l'on  pèse  ici  tous  les  termes  du  récit  d'Ammien  : 
on  remarquera  que  c'est  l'initiative  de  l'armée,  ou  au 
moins  de  ses  chefs  païens,  ce  n'est  pas  celle  de  Julien, 
qui  décide  d'offrir  un  sacrifice  et  d'essayer  des  pratiques 
divinatoires.  On  sent  que  le  doute  agite  tous  les  esprits, 
ou  même  que  l'angoisse  étreint  tous  les  cœurs.  Il  s'agit 
déjà  moins  de  la  victoire  que  du  salut.  Mais  les  dieux  ne 
répondirent  pas.  Les  entrailles  des  victimes  furent 
muettes^.  La  raison,  après  avoir  abdiqué  ses  droits,  fut 
contrainte  de  les  ressaisir.  «  On  prit  enfin  un  parti,  dit 
Ammien  :  celui  de  renoncer  à  toute  ambition  plus  haute, 
et  d'essayer  de  gagner  la  Corduène^.  » 

Le   16  juin,   dès  le  point  du  jour,  la  retraite  com- 
mença. 

II.  —  La  mort  de  Julien. 

L'armée    était   déjà  en   route,    et    approchait    d'un 
affluent  du  Tigre,  le  Durus^,  quand  un  tourbillon  de 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  8. 

2.  Ibid. 

3.  «  Sedit  tamen  sententia,  ut  omni  spe  meliorum  succisa,  Corduenam 
arriperemus.  »  Ibid.  Cette  parole  d'un  témoin  montre  combien  se  trompe 
Eunape  en  attribuant  la  retraite  de  Julien  à  un  plan  arrêté  d'avance  et  à 
un  dessein  préconçu  :  ô  ôà  twv  e;  àgyr^c;  £;((5p.evo;  >.0Ytcr[jLc5v  èttI  ttjv  olxetav 
àvetTTpecpev.  Continuation  de  V Histoire  de  Dexippe,  fr.  22  ;  Mùller,Fragm. 
hist.  graec,  t.  IV,  p.  23. 

4.  Il  s'agit  probablement  de  la  Diyalah,  grand  cours  d'eau  qui  rejoint  le 
Tigre  en  aval  de  Bagdad. 


266  LA  MORT  DE  JULIEN. 

poussière  parut  à  l'horizon.  On  eût  dit  une  grande  fumée 
qui  s'agitait  au  gré  du  vent.  Les  brnits  les  plus  divers 
coururent  aussitôt.  C'est  la  poudre  soulevée  par  un  de  ces 
troupeaux  d'ânes  sauvages,  comme  il  y  en  a  tant  dans 
le  pays,  qui  émigrent  en  lignes  compactes  afin  de  se  ga- 
rantir de  l'attaque  des  lions,  disaient  les  uns.  Ce  sont, 
répondaient  les  autres,  les  Sarazins  alliés,  qui,  nous 
croyant  occupés  au  siège  de  Ctésiphon,  accourent  à  notre 
aide.  Mais,  de  plusieurs  côtés,  on  déclarait  que  c'étaient 
les  Perses,  venant  en  grande  masse  pour  s'opposer  à 
la  marche  des  Romains.  Dans  l'incertitude,  Julien  fit 
sonner  l'arrêt.  Les  soldats  s'établirent  dans  un  val- 
lon d'herbe,  près  de  la  rivière.  On  éleva  alentour  un 
cercle  de  retranchements,  et  l'on  posa  plusieurs  lignes  de 
sentinelles.  Le  soir  tomba  avant  que  le  nuage  de  pous- 
sière fût  dissipé.  La  nuit,  une  nuit  noire  et  sans  étoiles, 
fut  inquiète  :  personne  n'osait  fermer  les  yeux,  ni  même 
s'étendre  à  terre.  Quand  l'aube  se  leva,  les  premiers 
rayons  du  soleil  éclairèrent  les  lignes  brillantes  de  la 
cavalerie  persane^  rangée  au  loin  dans  la  plaine,  sur  la 
droite,  au  delà  de  la  rivière.  La  poussière  de  la  veille 
annonçait  bien  l'armée  de  Sapor^. 

Les  Romains  avaient  hâte  de  courir  à  l'insaisissable 
ennemi,  qui  sans  cesse  se  montrait,  les  harcelait,  et  tou- 
jours se  dérobait  aux  batailles  décisives.  Ils  eussent 
voulu  passer  tout  de  suite  le  Durus.  L'empereur  eut  grand 
peine  à  les  en  empêcher.  Ce  sont  quelques  partis  de  cou- 


1.  Ammien  Marcellin,  XXIV,  1;  Zosinie,  III.  —  On  voit  combien  exa- 
gère Eunape,  disant  que  Julien  était  averti  «  par  son  sens  militaire  ou  par 
une  inspiration  divine  »  de  tous  les  mouvements  des  Perses,  et  les  sentait 
de  loin  comme  on  sent  l'approche  d'une  tempête.  Continuation  de  l'His- 
toire de  Dexippe,  fr.  22  ;  Miiller,  Fragm.  hist.  grœc,  t.  IV,  p.  23. 


LA  MORT  DE  JULIEN.  267 

reurs  persans  qui  vinrent,  selon  leur  habitude,  volti- 
ger autour  du  camp.  Il  y  eut  entre  eux  et  les  avant-postes 
de  Julien  des  engagements  sans  importance.  Dans  l'un 
de  ces  petits  combats,  un  officier  romain,  Machamée, 
tomba  grièvement  blessé  :  son  frère,  Maurus,  qui  devint 
plus  tard  duc  de  Phénicie,  parvint  à  l'arracher  à  demi 
mort  des  mains  de  l'ennemi,  après  avoir  eu  lui-même 
l'épaule  percée  d'une  flèche.  Bien  qu'épuisés  par  une 
chaleur  excessive,  les  Romains  repoussèrent  vigoureuse- 
ment les  éclaireurs  persans,  qui,  comme  toujours,  évi- 
taient de  s'engager  à  fond^. 

Sans  être  inquiétée  davantage,  l'armée  romaine  passa 
la  rivière.  Elle  fut  attaquée  un  peu  plus  tard  par  un 
parti  de  Sarazins  auxiliaires,  qui,  d'abord  mis  en  fuite 
par  un  mouvement  de  l'infanterie,  revinrent  accompa- 
gnés d'une  multitude  de  Perses,  et  tentèrent  de  piller 
les  bagages  :  mais  ils  se  replièrent  dès  qu'ils  aperçurent 
l'empereur.  Les  Romains  s'arrêtèrent  au  bourg  d'Hucum- 
bra,  voisin  des  villes  de  Nisbena  et  de  Nischanabé,  qui 
s'étendaient  en  face  l'une  de  l'autre  le  long  du  Tigre. 
On  trouva  là  une  campagne  fertile  et  d'abondantes 
moissons  :  l'armée  s'y  ravitailla  «  au  delà  de  son  espé- 
rance 2,  »  et  mit  le  feu  à  tout  ce  qu'elle  ne  put  emporter. 
Après  deux  jours  de  repos,  elle  reprit  sa  marche,  sans 
se  presser 3.  Son  arrière-garde  fut  attaquée  à  Timpro- 
viste,  près  des  villes  de  Danabe  et  de  Syma,  parles  Per- 
ses, qui  l'auraient  mise  en  déroute,  si  la  cavalerie  ro- 
maine, accourue  vivement,  n'eût  repoussé  les  agresseurs 
en  leur  infligeant  de  grandes  pertes.  Dans  ce  combat 


1.  Ammien  Marcellin,  XXV,  1. 

2.  «  Ultra  spem.  »  Ibid. 

3.  «  Sedatius.  »  Ihid. 


268  LA  MORT  DE  JULIEN. 

périt  un  satrape,  Adaces,  bien  connu  des  Romains,  car 
il  avait  été  jadis  envoyé  en  mission  auprès  de  Constance 
et  s'était  fait  des  amis  à  sa  cour  ^ 

C'était  encore  un  succès  ;  mais  cependant,  à  y  regar- 
der de  près,  les  symptômes  inquiétants  se  multipliaient. 
Parmi  les  officiers  supérieurs,  on  apercevait  déjà  des 
défaillances.  Malgré  la  brillante  conduite  de  la  cavalerie, 
qui  venait  de  sauver  l'arrière-garde,  un  de  ses  régiments 
s'était  mal  tenu,  et  avait  manqué  de  tout  compromettre. 
L'empereur  lui  enleva  ses  guidons  et  ses  étendards,  et 
relégua  ses  soldats  à  la  suite  de  l'armée  au  milieu  des 
serviteurs,  des  prisonniers  et  des  bagages.  Son  tribun, 
qui  avait  montré  du  courage,  fut  mis  à  la  tête  d'un 
autre  régiment  de  cavalerie,  dont  le  chef  avait  fui  le 
champ  de  bataille.  Avec  ce  dernier,  quatre  autres  tri- 
buns furent  cassés  pour  une  lâcheté  semblable.  En  d'au- 
tres temps  ils  eussent  payé  celle-ci  de  leur  tète  :  mais 
Julien  fut  forcé  d'être  clément.  L'heure  était  passée  de 
décimer  les  soldats  ou  de  décapiter  les  chefs.  On  était 
obligé  désormais  de  ménager  les  vies  humaines,  au  ris- 
que de  relâcher  un  peu  la  discipline. 

L'armée  marcha  pendant  environ  trois  lieues  et  demie, 
jusqu'à  la  ville  d'Aceta.  Elle  y  trouva  les  moissons  en 
feu,  et  eut  grand'peine  à  sauver  un  peu  de  blé  et  de 
fourrage.  Continuant  leur  route,  les  Romains  parvin- 
rent dans  une  plaine  qui  s'étend  à  perte  de  vue  des 
bords  fertiles  du  fleuve  jusqu'aux  confins  du  désert.  On 
l'appelait  Maranga.  Là  attendaient  les  Perses,  formant 
une  ligne  immense,  cavaliers  raides  et  immobiles  comme 


l.  Ammien  Marcellin,  XXV,  1;  Zosime,  III. 


LA  MORT  DE  JULIEN.  269 

des  statues  de  fer,  archers  tenant  déjà  bandés  leurs 
grands  arcs,  la  corde  appuyée  sur  le  sein  droit,  la  flèche 
tenue  dans  la  main  gauche,  éléphants  montés  par  leurs 
gardiens,  qui  portaient,  lié  au  poignet,  le  couteau  avec 
lequel  ils  leur  trancheraient  la  vertèbre  cervicale  si  ces 
animaux,  pris  de  peur,  venaient  à  se  renverser  sur  les 
escadrons,  comme  en  350  au  siège  de  Nisibe^.  L'armée 
persane  avait  pour  chef  Merene,  commandant  général 
de  la  cavalerie  :  sous  ses  ordres  étaient  deux  des  fils  de 
Sapor,  avec  un  grand  nombre  de  nobles.  Les  Romains, 
que  la  splendeur  barbare  des  troupes  persanes  intimi- 
dait toujours  au  premier  abord,  eurent  un  court  moment 
d'hésitation  ;  mais  Julien  les  anima  tout  de  suite.  Entouré 
d'une  nombreuse  escorte  et  de  ses  principaux  officiers, 
il  rangea  son  armée  en  forme  de  croissant  et  la  lança 
contre  les  Perses.  L'expérience  du  combat  livré  précé- 
demment près  de  Gtésiphon  lui  avait  appris  que  le 
moyen  de  rendre  inutiles  les  redoutables  archers  persans, 
c'était  de  diminuer  tout  de  suite  les  distances  et  de  faire 
la  mêlée.  Ceux-ci,  alors,  ne  pouvaient  tirer,  et,  comme 
les  Perses,  habitués  à  combattre  de  loin,  et  plus  adroits 
que  braves^,  résistaient  difficilement  au  choc  des  Ro- 
mains, et  ne  savaient  pas  disputer  le  terrain  pied  à  pied, 
la  victoire  était  assurée.  C'est  ce  qui  eut  lieu  cette  fois 
encore.  Attaqués  de  près,  les  Perses  plièrent  vite,  et 
bientôt  reculèrent,  protégés  comme  toujours  dans  leur 
retraite  par  la  grêle  de  flèches  que  lançaient  en  se  reti- 


1.  Ammien  Marcellin,  XXV,  1. 

2.  «  Acerrimi  bellatores,  sed  inagis  artifices  quara  fortes,  eminusque 
terribiles.  »  Ammien  Marcellin,  XXIII,  6.  —  «  Sœpe  languidis  in  coa- 
fiictu,...  pugnare  fortiter  eminus  consuetis.  »  Ibid.,  XXV,  1. 


270  LA  MORT  DE  JULIEN. 

rant  les  compagnies  d'archers.  Les  Romains  demeurè- 
rent maîtres  du  champ  de  bataille.  Un  seul  officier  mar- 
quant, Vetranion,  commandant  les  Zianes  auxiliaires  * 
avait  péri  dans  ce  combat. 

La  vue  de  la  plaiue  jonchée  de  cadavres  persans, 
parmi  lesquels  les  morts  romains  étaient  relativement 
peu  nombreux  2,  ranima  l'espérance  des  soldats.  Mais 
cette  impression  heureuse  s'effaça  vite.  Pendant  les  trois 
jours  de  repos  que  Julien  accorda  à  ses  troupes,  elles 
commencèrent  à  souffrir  de  la  faim.  L'absence  des  ap- 
provisionnements autrefois  convoyés  par  la  flotte  mettait 
l'armée  dans  la  situation  la  plus  critique.  Hommes  et 
chevaux  dépérissaient  ^,  Les  officiers,  et  surtout  Julien, 
montrèrent  un  grand  dévouement.  Les  vivres  spéciale- 
ment destinés  aux  tribuns  et  aux  comtes  furent  distri- 
bués aux  soldats.  Julien  se  contentait  toujours,  en  cam- 
pagne, de  l'ordinaire  le  plus  modeste,  mangé  debout, 
selon  l'ancienne  coutume  militaire  ^  :  maintenant  il  se 
nourrissait  d'une  bouillie  de  gruau  «  dont  n'aurait  pas 
voulu  un  valet  d'armée,  »  afin  de  réserver  aux  plus  mal- 
heureux les  provisions  de  sa  table  ^,  Lui-même,  affaibli 
par  le  manque  de  nourriture,  harassé  de  regrets  et  d'in- 
quiétudes, avait  des  hallucinations.  On  ne  s'étonnera  pas 
que,    s' étant  toujours  cru  entouré  d'êtres  surnaturels, 


1.  «  Eminuit  tarnen  inter  -varios  ceitaminiim  casus  Velranionis  mors 
viri  pugnacis,  qui  legionem  Ziannorum  regebat.  »  Ibid.,  XXV,  1.  —  Les 
Zianes  ou  Tzanes,  peuplade  voisine  de  l'Arménie,  fournissaient  une  cohorte 
auxiliaire,  que  l'on  trouve  nommée  dans  la  Notitia  dignitatum  et  dans  la 
Novelle  28  de  Justinien. 

2.  «  Persarum  major,  ut  dictum  est,  apparuit  strages,  nostrorum  admo- 
dum  levis.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  1. 

3.  Ibid.,  2. 

4.  Ibid.,  4. 

5.  Ibid.,  2. 


LA  MORT  DE  JULIEN.  271 

dont  il  reconnaissait  les  traits  et  la  Yoix^,  il  ait  été  plus 
accessible  encore,  dans  la  crise  terrible  où  il  se  trouvait, 
aux  impressions  de  cette  nature.  Son  cerveau  fatigué 
lui  montrait  des  fantômes.  Durant  la  nuit  qui  précéda  le 
26  juin,  il  était  couché  dans  sa  tente,  et  n'avait  point 
cherché  le  sommeil.  Il  écrivait  «  à  l'imitation  de  Jules 
César,  »  mais,  semble-t-il,  sur  des  matières  philosophi- 
ques 2.  Probablement  son  esprit  repassait  en  même 
temps  les  années  glorieuses,  et,  remontant  jusqu'aux 
origines  de  son  pouvoir,  se  rappelait  cette  autre  nuit, 
((  la  nuit  sacrée,  »  comme  la  nomme  Libanius,  où,  dans 
le  palais  de  Lutèce,  le  Génie  de  l'Empire  s'était  montré 
à  lui  3.  Soudain,  il  crut  revoir  le  même  génie,  qui,  la 
tète  voilée,  sa  corne  d'abondance  également  couverte 
d'un  voile,  sortait  tristement  de  la  tente.  Un  instant, 
Julien  demeura  frappé  de  stupeur;  puis,  surmontant 
son  émotion,  il  se  leva  du  tapis  qui  lui  servait  de  couche, 
et,  sortant  au  milieu  de  la  nuit,  offrit  aux  dieux  un 
sacrifice  «  dépulsoire,  »  pour  conjurer  les  menaces  de 
l'avenir.  Pendant  le  sacrifice,  il  lui  sembla  voir  une 
sorte  de  torche  lumineuse,  «qui,  après  avoir  traversé  une 
partie  du  ciel,  se  dissipait  dans  l'air.  Aussitôt  il  reconnut 
dans  cette  étoile  filante  l'astre  de  Mars  irrité.  Dans  son 
épouvante,  il  fit  venir  les  haruspices,  avant  que  le  jour 
fut  levé.  Il  leur  demanda  quelle  sinistre  nouvelle  an- 
nonçait ce  présage.  Les  haruspices  répondirent  qu'il  fal- 


1.  Voir  t.  II,  p.  217. 

2.  La  phrase  d'Ammien  est  peu  claire  :  «  Cum  somno  (ut  solebal)  de- 
pulso,  ad  œmulationem  Cœsaris  Julii  qusedam  sub  pellibus  scribens,  obs- 
curo  noclis  altitudine  sensus  cujusdam  philosophi  teneretur...  »  Il  faut 
probablement  corriger  :  «  sententiis  eu jusdatn  philosophi...  »  Voir  la  note 
de  Valois  sur  ce  passage, 

3.  Voir  t.  I,  p.  490. 


272  LA  MORT  DE  JULIEN. 

lait  éviter  avec  le  plus  grand  soin  d'engager  une  action 
militaire  ce  jour-là.  A  Tappui  de  leur  consultation,  ils 
ouvrirent  le  livre  de  Tarquitius  sur  Tinterprétation  des 
signes  ^  et  montrèrent  le  texte  du  chapitre  «  Des  choses 
divines,  »  interdisant  tout  combat  ou  tout  acte  semblable 
quand  un  flambeau  avait  été  vu  dans  le  ciel.  Julien  re- 
poussa avec  humeur  ces  avis  timides.  Les  haruspices  le 
supplièrent  alors  de  difî'érer  au  moins  de  quelques  heu 
res  la  marche  de  l'armée.  Mais  il  refusa  encore,  «  plus 
rebelle  que  jamais  à  la  divination  officielle  ~.  «Dès  l'aube 
il  donna  l'ordre  de  lever  le  camp.  Il  est  probable  que  la 
disette  croissante,  l'espoir  de  se  ravitailler  en  route, 
l'emportèrent  dans  son  esprit  sur  toute  autre  considéra- 
tion, et  vainquirent  la  superstition  elle-même^ 

Les  Perses  laissèrent  l'armée  s'ébranler  :  ils  avaient 
été  trop  souvent  battus  pour  s'exposer  sans  nécessité  à 
des  combats  inutiles.  Mais  ils  savaient  le  mal  qu'ils  fai- 
saient aux  Romains  par  de  fréquentes  escarmouches.  Ils 
continuèrent  cette  tactique.  Ils  se  contentèrent  de  mar- 
cher parallèlement  à  l'armée  romaine,  suivant,  de  la 
crête  des  collines  qui  bordaient  la  route  sur  la  droite, 
tous  ses  mouvements,  ne  lui  laissant  pas  un  instant  de 
repos,  et,  de  ces  hauteurs  d'où  il  lui  eût  été  impossible 
de  les  déloger,  se  tenant  prêts  à  fondre  sur  elle  au  mo- 
ment opportun^.  Les  légions,  occupées  à  protéger  con- 


1.  Cf.  Macrobe,  Sat.,  III,  7. 

2.  ((  Imperatore  omni  valicinandi  scientiae  récalcitrante.  »  Ammien  Mar- 
cellin,  XXV,  2. 

3.  Nous  ignorons  les  sources  où  saint  Grégoire  de  Nazianze  a  pris  les  dé- 
tails qu'il  donne  sur  la  guerre  de  Perse;  mais  il  est  tout  à  fait  d'accord 
avec  Ammien  sur  la  manière  dont  les  Persans  combattaient  les  Romains: 
'û;  ôè  TrpoïévTt  nepotxrj  SûvaiJLiç  uapaçaveTtra,  xai  àei  Tt;  ty]  oûcty]  Tipcayi^O" 
txévr],  xaTà  (xeTWrtOU  [xev  îffTaaOat,  xai  Siaxivôuveueiv  oùx  q)eTO  ôeTv  hiyjx  (xe- 


LA  MORT  DE  JULIEN.  273 

linuellement  leurs  flancs,  marchaient  en  un  carré,  que 
les  inégalités  du  terrain,  sur  la  rive  escarpée  du  Tigre, 
rompaient  souvent,  laissant  alors  entre  les  diverses  par- 
ties de  l'armée  de  grands  espaces  vides.  Julien,  sans  cui- 
rasse, parce  que  l'excessive  chaleur  le  fatiguait,  courait 
de  rang  en  rang,  ralliait  ses  soldats,  surveillait  leur  mar- 
che, l'œil  ouvert  à  tout,  ne  se  donnant  pas  un  moment 
de  repos.  Pendant  qu'il  se  dirigeait  du  côté  de  l'avant- 
garde,  on  vint  l'avertir  que  l'arrière-garde  était  vive- 
ment pressée  par  les  Perses.  Oubliant  qu'il  n'avait  pas 
de  cuirasse,  et  saisissant  un  bouclier,  il  y  courait,  quand 
il  apprit  que  l'avant-garde  était  attaquée  à  son  tour.  Il 
allait  revenir  vers  elle  ;  soudain,  il  s'aperçut  que  la  ca- 
valerie persane  et  les  éléphants,  ayant  tourné  la  queue 
de  l'armée,  se  jetaient  maintenant  sur  l'aile  gauche. 
Celle-ci,  effrayée  surtout  par  les  rugissements  et  l'odeur 
des  éléphants,  pliait  déjà  sous  la  grêle  des  flèches  et  des 
javelots.  Julien  s'élance,  suivi  de  l'infanterie  légère  ^  :  il 
rétablit  le  combat  :  ses  fantassins  coupent  les  jarrets  de 
plusieurs  éléphants,  qui  tombent  comme  des  masses  : 
les  Perses  tournent  bride,  poursuivis  par  Julien,  qui,  le- 
vant la  main,  poussant  des  cris,  excitait  contre  eux  ses 
soldats.  Il  s'approchait  souvent  si  près  des  fuyards, 
que  les  cavaliers  de  sa  garde,  qui,  dispersés  par  une 
première  panique,  s'étaient  enfin  ralliés  autour  de 
lui,  lui  criaient  de  ne  pas  s'exposer  davantage.  «  Ils 
savaient,  dit  Ammien,  qu'il  y  a  des  fuites  dangereuses 
pour  le  poursuivant,  et  que  le  faite  d'un  édifice  croulant 


YaXriç  àvàyxri:,  èvôv  v/.  uspiouffîa;  xpaTsïv  èx  8e  Ta>v  Xoçwv  xai  xàiv  arevôiv  fi 
Tiopeîxoi,  pà>-),ou(ja  v.al  To^iîOovicra  xat  xà  xatpta  xyj;  SioSou  upoxaxaXajxSàvouffa, 
faôîcaç  elpys  loù  izpôau).  Oratio  V,  10. 
1.  «  Nostra  succinctior  armatura.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  3. 

JULIEN    l'apostat.    —   III.  18 


274  LA  MORT  DE  JULIEN. 

écrase  souvent  sous  ses  décombres  celui-là  même  qui 
vient  de  l'ébranler  ^.  «  Soudain,  le  javelot  d'un  cava- 
lier 2  effleure  en  sifflant  le  bras  de  Julien,  s'engage  entre 
les  côtes,  et  s'enfonce  dans  son  foie.  Julien  essaie  d'arra- 
cher la  lame  à  double  tranchant,  et  se  coupe  les  doigts 
de  la  main  droite  :  évanoui,  il  tombe  de  cheval^. 

On  s'est  demandé  d'où  partait  le  coup.  Les  uns  ont  dit 
que  Julien  avait  été  frappé  par  un  prisonnier  barbare, 
moitié  fou,  moitié  bouffon*.  D'autres  ont  attribué  sa 
blessure  à  l'irritation  d'un  soldat,  mécontent  d'une  pa- 
role maladroite  de  l'empereur  ^  ou  exaspéré  des  souf- 
frances de  l'expédition  6.  Libanius  en  accuse  formellement 
«  ceux  qui  ne  vivaient  pas  selon  les  lois  »  et  «  refusaient 
d'honorer  les  dieux,  »  c'est-à-dire  les  chrétiens  '',  qui, 
selon  lui,  «  ayant  déjà  essayé  sans  succès  d'attenter  à  sa 
vie  s,  »  avaient  trouvé  l'occasion  propice  ^  :  il  dit  que  Ju- 
lien fut  frappé  «  par  ruse  et  trahison  i^.  »  Probablement 


1.  Ammien  Marcellin,  XXV,  3. 

2.  «  Equestris  hasta.  »  Ibid.  —  Aôpu  6'  iTruéw;.  Libanius,  Epitaphios  Ju- 
liani;  Reiske,  t.  I,  p.  589. 

3.  Ammien  Marcellin,  l.  c;  Libanius,  l.  c;  Zosime,  III;  Zonare,  XIII. 

4.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  13. 

5.  Ibid.  —  Le  propos,  très  peu  vraisemblable,  est  celui-ci  :  Julien,  pas- 
sant la  revue  de  son  armée,  se  serait  écrié  :  «  Quel  malheur  si  nous  reve- 
nions tous  au  pays  des  Romains!  ^)  Mal  interprétée,  cette  parole  aurait 
allumé  le  ressentiment  d'un  soldat,  qui  aurait  attendu  et  saisi  l'occasion 
de  s'en  venger. 

6.  Sozomène,  VI,  1. 

7.  OÙTot  8è  yjdav  oi  Çcûvxeç  où  xaxà  toùçv6(jlouç...  xal  {x-àXtcrTà ye  toO  Ttjxàff- 
6ai  Toùç  6eoù;,  ou  ToOvavxiov  eîjriTOuv.  Libanius,  Epitaphios;  Reiske,  t.  I, 
p.  614. 

8.  IldcXai  T£  ÈTregoûXeuov.  Ibid.  —  Peut-être  faut-il  voir  dans  ce  mot  une 
allusion  au  complot  des  scutaires  ;  voir  plus  haut,  p.  155. 

9.  T6t£  ôuvriôévre;  elpyaaàvto.  Ibid.  —  Libanius  avoue,  d'ailleurs,  qu'il 
n'a  pas  de  renseignement  précis  :  to  dvofxa  jiirjôè  oùvc  oîôa. 

10.  AdXoç.  Libanius,  Pro  templis;  Reiske,  t.  II,  p.  188. 


LA  MORT  DE  JULIEN.  275 

cette  version  eut  cours  dans  les  cercles  païens  d'Antioche^ 
Elle  n'a  pour  elle  aucune  preuve,  et  l'on  s'étonne  de  la 
voir  acceptée  par  un  historien  chrétien  du  cinquième 
siècle^.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que,  dans  l'armée  elle-même, 
beaucoup  pensèrent  que  l'empereur  avait  été  frappé  par 
un  soldat  romain.  Les  Perses  aussi  le  répétèrent,  sur  la 
foi  de  transfuges,  qui  leuravaient  apporté  cette  rumeur^. 
Ce  fut  longtemps  l'opinion  la  plus  répandue^.  Mais  la 
plus  probable,  et  à  coup  sûr  la  plus  autorisée,  paraît  être 
celle  de  deux  contemporains,  païens  l'un  et  l'autre,  les 
historiens  Eutrope  et  Rufus.  Le  premier  avait  suivi  Julien 
en  Perse  5;  le  second  était  probablement  déjà,  sous  son 
règne,  entré  dans  la  carrière  administrative,  car  il  de- 
vint, en  368,  gouverneur  de  Syrie.  Ces  témoins  considé- 
rables affirment  que  Julien  fut  blessé  par  un  fuyard  per- 
san ^.  Ammien  Marcellin  ne  donne  pas  ce  détail;  mais  il 


1.  Elle  y  persista  longtemps;  vers  378,  Libanius  adresse  à  Théodose  une 
requête  De  ultione  Juliani  (Trept  rr;;  Tt{j,opta;  'lou/iavoO;  Reiske,  t.  II, 
p.  27-62),  dans  laquelle  il  exi)rime  les  mêmes  idées.  Julien,  dit-il  dans  cette 
pièce,  fut  frappé  par  «  un  certain  Taianus,  Taivivoç  Tt;,  qui  attendait  une  ré- 
compense de  ceux  qui  avaient  intérêt  à  ce  que  Julien  mourût.  »  L'allusion 
aux  chrétiens  est  visible  :  il  se  peut  même  que  ce  nom  inconnu,  Taiy]voç, 
soit  une  altération  d'un  texte  primitif,  ^piaxiavo;  ti;  (Reiske,  t.  II,  p.  32  ; 
cf.  p.  48).  Dix  ans  plus  tard,  les  mêmes  soupçons  durent  encore  chez  les 
païens,  puisque  le  discours  Pro  templis  (Trepl  twv  lepûv),  cité  à  la  note 
précédente,  est  de  388. 

2.  Sozomène,  VI,  2. 

3.  «...Audierant  enimipsi  quoque,  referentibus  transfugis,  rumorejactato 
incerlo,  Julianum  telo  cecidisse  romano.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  5. 

4.  *0  iroXùç  Xoyoç.   Socrale,  III,  21. 

5.  ((  Cui  expeditioni  ego  quoque  interfui.  »  Eutrope,  Brev.,  X,  16, 

6.  «  Hostili  manu.  »  Eutrope,  Breviarium,  X,  16.  —  «  Ab  hostium  ob- 
vio  équité.  »  Rufus,  Breviarium,  28.  —  Aurelius  Victor  dit  aussi  dans 
VEpitome  :  «  Ab  uno  ex  hostibus,  et  quidem  fugiente.  »  Mais  il  est  dou- 
teux que  l'auteur  de  VEpitome,  contemporain  de  Théodose  et  d'Arcadius, 
soit  identique  à  l'auteur  du  De  Cœsaribus,  contemporain  de  Julien  et  ap- 
pelé par  lui,  en  361,  au  gouvernement  de  la  Seconde  Pannonie.  —  Le  con- 


276  LA  MORT  DE  JULIEN. 

vient  de  rappeler  que,  clans  l'opinion  de  ses  gardes,  Ju- 
lien s'exposait  beaucoup  en  poursuivant  de  trop  près  les 
fugitifs.  On  a  déjà  vu  que  les  Perses,  dans  leur  extrême 
mobilité,  ne  fuyaient  jamais  sans  assurer  et  venger  leur 
retraite  en  lançant  sur  l'ennemi  des  traits  meurtriers.  La 
«  flèche  du  Parthe  »  était  proverbiale  :  il  est  à  peu  près 
certain  que  c'est  elle  qui  atteignit  Julien  ^. 

Comme  on  pouvait  s'y  attendre,  bien  d'autres  versions 
furent  faites  de  ce  tragique  épisode.  La  légende  naquit 
vite  dans  les  imaginations  surexcitées.  Le  bruit  courut 
que  Julien,  blessé,  avait  supplié  ses  amis  de  le  jeter  dans 
la  rivière,  afin  que  l'armée  le  crût  disparu  mystérieuse- 
ment et  l'honorât  comme  un  dieu  -.  D'autres  racontè- 

lemporain  Magnus  de  Carrhes,  qui  était  de  l'expédition,  dit  seulement  : 
èTpwÔY)  à8^>w;,  ce  qu'on  a  traduit  par  :  «  II  fut  blessé  par  une  main  in- 
connue, »  mais  ce  qui  me  paraît  signifier  plutôt  :  «  il  fut  blessé  par  sur- 
prise. «  Millier,  Fragm.  hist.  grœc,  t.  IV,  p.  6. 

1.  Libanius  dit  que  le  meurtrier  ne  peut  être  un  soldat  persan,  car  le 
roi  dé  Perse  ayant  promis  une  récompense  à  celui  qui  avait  blessé  Julien, 
personne  ne  se  présenta  pour  la  réclamer.  Même  si  l'anecdote  est  exacte, 
elle  ne  prouve  rien,  car  le  meurtrier  peut  avoir  péri  ensuite  dans  la  ba- 
taille. —  Une  autre  opinion,  rapportée  par  saint  Grégoire  deNazianze  (Z.c), 
est  que  le  trait  fut  lancé  par  un  des  auxiliaires  sarazins  qui  servaient 
dans  l'armée  persane.  —  Je  cite  pour  mémoire  les  récits  poétiques  comme 
celui  du  garde  du  corps  Calliste,  ami  du  préfet  du  prétoire  Salluste  (cf. 
Libanius,  Ep.  1127),  qui,  chantant  en  vers  épiques  les  exploits  de  Julien, 
dit  qu'il  tomba  frappé  par  un  personnage  surnaturel,  ûtiô  Saîfxovo;  (cité  par 
Socrate,  III,  21),  ou  les  récits  légendaires  comme  celui  de  la  Chronique 
d'Alexandrie,  rapportant  que  Julien  fut  miraculeusement  percé  au  flanc 
par  le  martyr  Mercure.  —  Celte  dernière  légende  est  encore  populaire  à 
l'époque  de  la  Renaissance  :  elle  est  mise  en  scène  dans  un  drame  de  Lau- 
rent de  Médicis,  la  Rappresentatione  di  santo  Giovanni  e  Paolo  e  di 
santa  Costanza,  1489.  Voir  Dutourcq,  Étude  sur  les  Gesta  martyrum 
romains,  t  I,  p.  402.  —  Les  versions  légendaires  de  la  mort  de  Julien  ont 
été  recueillies  par  le  P.  de  Buck  (note  sur  la  vie  de  saint  Macaire,  dans  les 
Acta  SS.y  octobre,  t.  X,  p.  572-573)  et  par  M.  Nostilz-Rieneck  (Vo?n  Tode 
des  Kaisers  Julian,  dans  le  XVI  Jahresbericht  des  ojfentlichen  Prival- 
gymnasiums  an  der  Stella  Malutina  zu  Feldkirch,  1906-1907,  p.  1-35; 
analysé  par  le  P.  Delehaye,  Analecta  Bollandiana,  t.  XXVII,  1908, 
p.  98-99).  —  2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  11. 


LA  MORT  DE  JULIEN.  277 

rent  que  Julien,  en  tombant,  reprocha  au  Soleil,  qui  était 
à  la  fois  son  dieu  et  le  dieu  des  Perses,  de  l'avoir  trahi 
pour  ces  derniers  ^,  et  traita  de  «  meurtriers  ^  »  les  au- 
tres dieux  qui  ne  l'avaient  pas  défendu  ^.  On  dit  encore 
qu'il  emplit  ses  mains  du  sang  qui  coulait  de  sa  blessure, 
et  le  jeta  en  l'air  en  poussant  le  cri  célèbre  :  «  Tu  as 
vaincu,  Galiléen  ^  !  »  Certes,  ces  paroles  sont  bien  en  si- 
tuation :  à  beaucoup  de  contemporains  elles  parurent 
résumer,  en  se  complétant  l'une  Tautre,  le  drame  dont 
le  dernier  acte  venait  de  se  jouer.  Mais  la  réalité  fut 
beaucoup  plus  simple.  Julien,  inanimé,  fut  en  grande  hâte 
transporté  sur  un  brancard  dans  sa  tente.  Son  médecin 
Oribase  fît  le  premier  pansement  ^.  Quand  le  blessé  eut 
repris  ses  sens,  <(  luttant  de  toute  son  énergie  contre 
la  mort  6,  «  il  demanda  des  armes  et  un  cheval  :  il  vou- 
lait reparaître  dans  la  bataille,  ranimer  le  courage  des 
soldats,  et  ne  paraissait  pas  douter  de  ses  forces.  Le  souci 
du  salut  des  autres  lui  cachait  son  propre  sort  '^.  Mais  les 
forces  manquèrent  à  sa  volonté  :  l'agitation  rouvrit  la 
blessure  :  un  flot  de  sang  jaillit,  et  Julien  demeura  in- 
capable de  mouvement.  Perdant  tout  espoir  :  «  Comment 
s'appelle,  demanda-t-il,  le  lieu  où  je  suis  tombé?  — 
Phrygie,   »  répondit-on  :  c'était  une  appellation  locale, 

1.  Dans  le  récit  donné  par  Jean  Malala,  sous  le  nom  du  chronographe  Eu- 
tychien  de  Cappadoce,  qui  avait  pris  part  à  l'expédition,  ce  cri  est  mis  clans 
la  bouche  de  Julien  :  ^Q  riXte,  àutoASda;  "lo'jXtavov  (Malala,  XIII;  Migne, 
Patr.  graec,  t.  XCVII,  p.  496;  Mùller,  Fragm.  hist.  grxc,  t.  IV,  p.  6). 

2.  '0)£Tr;pa;. 

3.  Philostorge,  VII,  15. 

4.  NEvïxTixa;,  Ta/iXaie.  Théodoret,  III,  20;  cf.  Sozomène,  VI,  2. 
.5.  Zosime,  IIL 

6.  «  Magnoque  spiritu  contra  exitium  cerlans.  »  Ammien  Marcellin, 
XXV,  3. 

7.  «  Ac  Yideretur  sui  securus  aliense  salulis  soUicitudîne  vehementer 
adstringi.  »  Ibid. 


278  LA  MORT  DE  JULIEN. 

nom  de  village  ou  de  hameau.  Julien  se  souvint  qu'une  ' 
prédiction  ou  une  vision  lui  avait  annoncé  jadis  qu'il  pé- 
rirait en  Phrygie  :  et  il  comprit  que  tout  était  fini  ' . 

Cependant  les  rumeurs  du  dehors  pénétraient  dans  la 
tente,  et  de  son  lit  le  blessé  pouvait  entendre  le  bruit  du 
combat.  Celui-ci  était  acharné.  La  colère  et  la  douleur 
enflammaient  les  soldats.  Frappant  bruyamment  leurs 
boucliers  de  leurs  lances,  ils  s'étaient  jetés  en  avant, 
pour  venger  leur  prince  ou  mourir  -.  Une  poussière 
épaisse  dérobait  à  demi  les  combattants  :  on  luttait  mal- 
gré une  chaleur  intolérable  :  les  Romains  frappaient  avec 
rage,  les  Perses  les  criblaient  de  flèches,  tandis  que, 
s' avançant  de  leur  pas  lent  et  lourd,  les  éléphants,  par 
leur  masse,  par  leurs  aigrettes  flottantes,  effrayaient  les 
chevaux,  qui  se  cabraient  à  leur  vue.  Il  y  eut  des  épisodes 
héroïques  :  une  troupe  de  Perses  étant  descendue  d'un 
château  fort  pour  attaquer  celle  du  prince  Hormisdas, 
soixante  soldats  romains  passèrent,  pendant  qu'ils  étaient 
aux  prises,  à  travers  les  rangs  des  Perses,  et  occupèrent 
le  château.  La  nuit  seule  sépara  les  deux  armées.  Les 
pertes  de  chacune  étaient  grandes  :  les  Perses  pleuraient 
de  nombreux  morts,  nobles,  satrapes,  peuple,  et  parmi 
eux  deux  de  leurs  meilleurs  généraux,  Merena  et  Noho- 
dare.  L'aile  droite  des  Romains  avait  surtout  souffert  : 
elle  avait  perdu  le  maître  des  offices,  Anatole,  l'un  des 
plus  chers  amis  de  Julien  :  le  préfet  Salluste,  après  avoir 
vu  tomber  à  ses  côtés  son  assesseur  Sophonius,  fut  sauvé 


1.  Arnraien  Marcellin,  XXV,  3.  —  D'après  Zosime,  XIII,  13,  Julien,  étant 
à  Antioche,  aurait  vu  en  songe  un  jeune  homme  aux  cheveux  roux,  qui 
lui  avait  prédit  qu'il  mourrait  en  Phrygie. 

2.  Ammien  Marcellin.  XXV,  2. 


LA  MORT  DE  JULIEN.  279 

par  le  dévouement  d'un  de  ses  appariteurs,  et  parvint  à 
grand'peine  à  s'enfuir  jusqu'au  camp^. 

11  y  arriva  pour  assister  aux  derniers  moments  de  Julien. 
Les  amis,  les  principaux  officiers,  se  tenaient  dans  la 
tente  où  mourait  l'empereur.  Celui-ci  leur  fît  ses  adieux. 
Si  le  discours  que  lui  prête  Ammien  est  exact  dans  sa 
rhétorique  funèbre,  ce  fut  tout  ensemble  une  apologie  et 
un  adieu  : 

«  Compagnons,  dit  Julien,  le  temps  est  venu  pour  moi 
de  quitter  la  vie.  Comme  un  bon  débiteur,  je  rends  vo- 
lontiers à  la  nature  ce  qu'elle  m'avait  prêté  et  ce  qu'elle 
me  redemande.  Je  ne  m'afflige  pas,  ainsi  que  plusieurs 
le  pensent,  car  j'ai  appris,  par  l'enseignement  unanime 
des  philosophes,  combien  l'âme  l'emporte  sur  le  corps, 
et  je  crois  qu'il  y  a  lieu  de  se  réjouir  au  lieu  de  se  plain- 
dre quand  l'élément  supérieur  se  sépare  de  l'inférieur. 
Je  remarque  aussi  que  les  dieux  du  ciel  ont  accordé  à 
quelques-uns  des  plus  pieux  parmi  les  hommes  la  mort 
comme  la  suprême  récompense.  Je  sais  qu'ils  m'ont  déjà 
donné,  pendant  ma  vie,  la  force  de  ne  point  succomber 
aux  difficultés  les  plus  ardues,  de  ne  jamais  m'aban- 
donner  ou  me  désespérer  :  l'expérience  m'a  montré  que 
toutes  les  douleurs  accablent  les  lâches,  mais  cèdent  aux 
braves.  Je  ne  merepens  d'aucun  de  mes  actes,  je  n'ai  le 
remords  d'aucune  faute  grave,  soit  au  temps  que  j'ai 
passé  dans  l'ombre  de  la  vie  privée,  soit  depuis  que  j'ai^ 
pris  le  pouvoir  impérial  :  et  j'ai  conscience  d'avoir  rem- 
pli sans  tache  ce  mandat  du  ciel,  gouvernant  avec  mo- 
dération, ne  faisant  qu'après  mûre  délibération  les 
guerres  offensives  ou  défensives.  Si  le  succès  n'a  pas 

1.  Ammien  Marcellin,  XXV,  3. 


280  LA  MORT  DE  JULIEN. 

toujours  répondu  à  la  sagesse  des  entreprises,  c'est  que 
les  puissances  supérieures  se  réservent  la  direction  des 
événements.  Pour  moi,  estimant  que  le  but  d'un  gouver- 
nement juste,  c'est  le  bien  et  le  salut  des  sujets,  j'ai  tra- 
vaillé, vous  le  savez,  à  faire  régner  la  paix  intérieure, 
réprimant  par  mes  actes  toute  licence  corruptrice  des 
affaires  et  des  mœurs,  et  me  réjouissant  de  sentir  que, 
partout  où  la  République,  comme  une  mère  impérieuse, 
m'a  jeté  en  face  du  péril,  je  l'ai  résolument  affronté,  ac- 
coutumé quej'étais  à  fouler  aux  pieds  les  hasards  comme 
un  tourbillon  de  poussière.  Je  n'aurai  pas  honte  d'avouer 
que  depuis  longtemps  il  m'avait  été  prédit  que  je  péri- 
rais par  le  fer.  C'est  pourquoi  je  remercie  le  Dieu  éter- 
nel de  ce  que  je  ne  succombe  ni  à  des  embûches  clandes- 
tines ^,  ni  aux  souffrances  d'une  longue  maladie,  ni  à 
une  condamnation  capitale,  mais  de  ce  qu'au  milieu 
d'une  course  florissante  et  glorieuse  j'ai  mérité  de  sortir 
ainsi  noblement  du  monde.  Car  il  est  également  juste  de 
considérer  comme  un  faible  et  comme  un  lâche  celui  qui 
désire  la  mort,  quand  l'heure  n'en  est  pas  venue,  et  celui 
qui  refuse  de  mourir,  quand  il  le  faut...  » 

Discourant  ainsi,  Julien  s'affaiblissait  de  plus  en  plus. 
«  En  voilà  assez,  dit-il;  mes  forces  ne  me  permettent 
pas  de  continuer.  Au  sujet  de  l'empereur  que  vous  de- 
vrez élire,  je  me  tais  :  car  je  craindrais  d'oubUer  de  dési- 
gner le  plus  digne,  ou,  si  j'indique  celui  qui  me  parait 
propre  au  pouvoir,  de  l'exposer  au  péril,  au  cas  où  vous 
en  choisiriez  un  autre.  J'ai  toujours  servi  honnêtement  la 


1.  «  Non  clandestinis  insidiis.  »  Ce  mol  prêté  par  Amraien  à  Julien 
mourant  indique  que  dans  la  pensée  du  prince,  ou  au  moins  dans  celle  de 
son  historien,  le  coup  mortel  ne  fut  point  l'œuvre  d'un  conspirateur  ou 
d'un  raître,  et  n'est  dû  qu'aux  hasards  de  la  guerre. 


LA  MORT  DE  JULIEN.  281 

République  :  je  souhaite  qu'après  moi  elle  trouve  un  bon 
chef  ^.  » 

Julien  prononça  ces  paroles  d'un  ton  calme  :  puis,  il 
voulut  distribuer  quelques  souvenirs  à  ses  amis  les  plus 
intimes.  Comme  il  demandait  le  maître  des  offices,  Ana- 
tole :  «  Il  est  bienheureux,  »  répondit  le  préfet  Salluste. 
Julien  comprit  qu'Anatole  avait  péri  dans  la  bataille  :  et 
«  lui  qui  ne  s'attendrissait  pas  sur  son  propre  sort,  pleura 
amèrement  la  mort  de  son  ami  2.  «  En  même  temps, 
comme  ceux  qui  l'entouraient,  et  surtout  les  philosophes, 
qui  avaient  si  étroitement  associé  leur  fortune  à  la  sienne, 
se  désespéraient,  il  les  réprimanda  d'un  ton  d'autorité  ^  : 
«  Pourquoi,  leur  dit-il,  quand  toutes  mes  actions  m'as- 
surent l'entrée  dans  les  iles  des  bienheureux,  me  pleurez- 
vous  comme  si  j'avais  mérité  le  Tartare  ^?  »  Et,  dans  le 
silence  de  tous,  il  s'entretint  avec  Maxime  et  Priscus  de 
la  sublimité  de  l'âme.  Pendant  cet  entretien,  qu'Ammien 
qualifie  «  d'obscur  et  de  subtil  5,  »  sa  blessure  se  rou- 
vrit. Se  sentant  étouffer,  il  demanda  un  verre  d'eau.  Dès 
qu'il  l'eut  bu,  il  rendit  le  dernier  soupir. 

1.  «  Super  imperatore  vero  creando  caute  reticeo,  ne  perimprudenliam 
dignum  praeteream  :  aut  nominatum,  quem  habilem  reor,  anteposito  forsi- 
tam  alio  in  discrimen  ultimum  tiudam.  Ut  alumnus  aulem  reipublicae 
frugi,  opto  bonum  post  me  reperiri  rectorem.  »  Ammien  Marcellin,  XXV, 
3.  —  Libanius,  Epitaphios  Juliani  (Reiske,  t.  I,  p.  614),  dit  que  cette 
prudente  réponse  fut  faite  à  ses  amis,  qui  lui  demandaient  de  désigner  un 
successeur  :  Seofisvwv  Se  ttôv  çiXwv  àuoçïjvai  Tij;  àpx^Ç  x).yipov6(jLOv,  oûosva 
aura)  TiapaTTÀYÎcriov  èyrùç  ôptov,  àcpïjxs  t^  (Ttpa'utcf  Tdv  ij^^çov. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXV,  3. 

3.  «  Auctoritate  intégra  increpabat.  »  Ibid. 

4.  'E7reTtji,aToi;Teâ).Xoi;,xaî  oOxfiXi(XTa(ToT<;  <pi),cc;:>(poiç)  et  tc5v  peêiwfjLévwv 
ajxôv  ei;  jjLaxàpwv  vyjco'jç  aYOvTWv,  ol  ôè  (bç  âçîwç  Tapxàpou  3eêta)x6Ta 
ûaxpûoufftv. Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  614.  — Ammien 
rapporte  ainsi  le  même  propos  :  «  Humile  esse  cœlo.  sideribusque  concilia- 
tum  lugere  principem  dicens.  » 

5.  «  Perplexius  disputans.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  3. 


282  LA  MORT  DE  JULIEN. 

Écrivant  sous  Timpression  de  sa  tendresse  et  de  sa 
douleur,  Libanius  a  comparé  la  mort  de  Julien  à  celle 
de  Socrate.  «  La  scène,  dit-il,  était  semblable  à  la  scène 
de  la  prison  de  Socrate.  Les  assistants  paraissaient  les 
disciples  qui  avaient  entouré  Socrate.  La  blessure  rem- 
plaçait le  poison,  égales  étaient  les  paroles_,  égale  fut 
l'impassibilité  de  Socrate  et  de  Julien  ^ .  >>  Sans  recher- 
cher ce  que  peut  avoir  d'outré  ou  d'inexact  une  telle 
assimilation,  on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  que 
la  mort  de  Julien  fut  celle  d'un  philosophe  plus  que 
d'un  païen.  Si  le  nom  des  dieux  est  encore  prononcé 
dans  ses  dernières  paroles,  c'est  par  une  expression 
vague,  conventionnelle,  où  rien  ne  rappelle  les  ardeurs 
polythéistes  qui  remplirent  et  faussèrent  son  court  règne. 
Sa  pensée,  à  cette  heure  solennelle,  semble  détachée  de 
l'œuvre  néfaste  à  laquelle  il  consacra  tant  d'efforts. 
Dans  son  discours  d'adieu,  il  ne  s'applaudit  pas  d'avoir 
relevé  les  autels.  Il  n'exprime  pas  le  regret  de  laisser 
inachevée  la  restauration  de  l'hellénisme.  Il  ne  s'inquiète 
pas  de  lui  assurer  un  lendemain.  Il  n'adresse,  sur  ce 
sujet,  aucune  recommandation  aux  amis  et  aux  servi- 
teurs qui  l'entourent.  Il  n'essaie  pas  de  désigner  un 
successeur  imbu  de  ses  idées,  et  de  s'opposer  à  l'éventua- 
lité probable  d'un  empereur  chrétien.  Replié  sur  lui- 
même,  inquiet  seulement  de  justifier  sa  vie  politique  et 
de  méditer  sur  ses  destinées  d'outre-tombe,  il  se  tait  sur 
ce  qui  lui  inspira  naguère  le  plus  d'actes  et  de  paroles. 
Ce  silence  étrange,  inattendu,  succédant  à  une  activité 
désordonnée,  cette  soudaine  indifférence  après  tant  de 
passion,  semblent  l'indice  d'une   désillusion  suprême. 

I.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  614. 


LE  TRAITÉ  AVEC  LES  PERSES.  283 

Le  rêve  de  Julien  avait  été  de  ceux  qui  se  dissipent, 
non  aux  premiers  rayons  de  l'aurore,  mais  à  la  lumière 
de  «  ce  terrible  flambeau  qu'on  allume  aux  mourants.  » 
Probablement  il  expira  avec  la  claire  vue  que  tout  dans 
son  œuvre  avait  été  factice,  avec  la  révélation  soudaine 
qu'elle  était  déjà  morte  avant  lui. 


III.  —  Le  traité  avec  les  Perses. 

Ainsi  périt,  le  26  juin  363,  à  minuit,  ce  prince  de 
trente-deux  ans,  en  qui  s'éteignait,  après  soixante-dix 
ans,  la  dynastie  fondée  en  292  par  Constance  Chlore. 

A  peine  eut-on  le  temps  de  le  pleurer.  En  grande  hâte, 
son  corps  fut  mis  au  cercueil,  afin  d'être  conduit  à  Tarse, 
conformément  à  ses  dernières  volontés,  si  l'armée  avait 
le  bonheur  de  revoir  la  terre  romaine.  Mais  le  soin  le 
plus  pressant,  c'était  de  trouver  un  chef  capable  de  l'y 
ramener.  Dès  le  matin  du  27  juin,  les  généraux  et  les 
principaux  officiers  s'assemblèrent.  Bien  qu'on  délibérât, 
en  quelque  sorte,  sous  les  yeux  de  l'ennemi,  les  ambi- 
tions se  firent  jour.  Tout  de  suite  apparurent  deux 
partis,  et  le  débat,  qui  eût  dû  être  calme  et  triste,  se 
tourna  en  discussions  passionnées. 

L'armée  comptait  des  officiers  dont  les  sentimenis,  les 
traditions,  les  intérêts  n'étaient  pas  les  mêmes.  D'un 
côté  se  trouvaient  ceux  qui  devaient  leur  fortune  à  Cons- 
tance, les  tenants  des  anciennes  idées  et  de  l'ancienne 
COUP,  Arinthée,  Victor  et  leurs  amis;  de  l'autre  les  hommes 
nouveaux,  créatures  de  Julien,  Nevitta,  Dagalaïphe,  tous 
ceux  qui  avaient  fait  leurs  premières  armes  en  Gaule  et 
en  Germanie  sous  les  ordres  du  César  et  avaient    été 


284  LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES. 

associés  à  son  usurpation.  Chacune  de  ces  factions 
cherchait  à  imposer  un  candidat.  Après  avoir  longtemps 
discuté  sans  parvenir  à  une  entente,  on  convint  de  réunir 
les  suGPrages  sur  un  homme  qui  se  rattachait  au  parti 
de  Julien,  mais  que  son  caractère  conciliant  avait  fait 
agréable  à  tous,  le  préfet  du  prétoire  Salluste  Second. 
Mais  celui-ci  s'excusa  sur  sa  vieillesse  et  ses  infirmités. 
Alors  «  un  officier  d'un  rang  honorable  ^,  >>  qui  pourrait 
bien  être  Ammien  Marcellin,  demanda  que  l'élection  fût 
ajournée.  «  Que  feriez-vous,  dit-il,  si  un  empereur  vous 
avait  chargés  de  diriger  la  guerre  en  son  absence?  ne 
mettriez-vous  pas  tout  autre  soin  de  côté,  jusqu'à  ce  que 
vous  ayez  tiré  l'armée  des  difficultés  présentes  ?  Faites 
de  même  ;  et  s'il  nous  est  donné  de  revoir  la  Mésopota- 
mie, alors  les  suffrages  associés  des  deux  armées  créeront 
un  souverain  légitime.  »  Mais  cet  avis,  peut-être  prudent, 
et  à  coup  sûr  plus  digne,  n'était  pas  de  ceux  qui  peuvent 
prévaloir  dans  les  moments  de  crise.  On  n'avait  pas  eu 
le  temps  de  le  mettre  aux  voix,  quand  un  nouveau  nom 
fut  jeté  par  quelques-uns,  et,  ainsi  qu'il  arrive  souvent, 
emporta  les  suffrages  moins  à  cause  de  la  valeur  per- 
sonnelle du  candidat  improvisé  qu'en  raison  de  la  lassi- 
tude de  tous.  Jovien,  chef  des  domestiques,  c'est-à-dire 
commandant  des  gardes  du  palais,  fut  proposé  et  ac- 
clamé. L'armée,  qui  se  préparait  déjà  au  départ,  l'accepta 
sans  objections  comme  sans  enthousiasme.  Il  y  en  eut 
qui,  trompés  par  la  désinence  du  nom,  crurent  que  l'on 
proclamait  Julien,  revenu  à  la  santé.  Et  ce  fut,  dit-on, 
un  désappointement  pour  beaucoup,  quand  on  vit  ap- 
paraître, sous  un  vêtement  de  pourpre  qu'on  avait  eu 

1.  «  Honoralior  aliquis  miles.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  5. 


LE  TRAITÉ  AVEC  LES  PERSES.  285 

peine  à  trouver  assez  grand  pour  sa  taille,  la  stature 
longue  et  déjà  courbée  de  Jovien  i.  «  Un  observateur  de 
bonne  foi,  dit  Ammien,  accusera  justement  des  matelots 
qui,  ayant  perdu  un  vigoureux  pilote,  choisissent  au 
milieu  de  la  tempête  le  premier  venu  pour  lui  confier  le 
gouvernail.  » 

La  parole  est  amère  ;  mais,  dans  cette  partie  de  son 
histoire,  Ammien,  chose  rare,  cesse  d'être  impartial.  Lui 
qui  a  pris  jusque-là,  avec  un  regard  si  juste  et  si  droit, 
la  mesure  de  Julien,  et  qui  s'est  appliqué  à  mettre  dans 
une  lumière  égale  ses  qualités  et  ses  défauts,  semble 
préoccupé  maintenant  d'écarter  de  l'empereur  qui  vient 
de  mourir  la  responsabilité  du  lamentable  échec  où  va 
se  briser  l'expédition  de  Perse.  Il  voudrait  prouver  que 
celui-ci  est  dû  à  la  médiocrité  ou  à  la  mollesse  de  Jo- 
vien, incapable  de  ces  éclairs  de  volonté  et  de  courage 
qui  eussent  pu  encore,  dit-il,  sauver  l'armée.  La  suite 
des  événements,  exposée  d'après  Ammien  lui-même, 
permettra  au  lecteur  de  se  faire  une  opinion  à  ce  sujet. 

Malgré  la  foi  chrétienne  professée  par  Jovien,  l'armée 
vivait  encore  sous  le  régime  païen.  Aussi,  dès  le  lende- 
main de  l'élection,  les  prêtres  officiels  offrirent-ils  pour 
le  nouveau  prince  un  sacrifice,  à  la  suite  duquel  les 
entrailles  des  victimes  furent  examinées  par  les  harus- 
pices. Ceux-ci  déclarèrent  que  l'armée  était  perdue,  si 
elle  prolongeait  son  séjour  dans  le  camp,  mais  que  la 
victoire  était  assurée,  si  elle  en  sortait  -.  Leur  avis  fut 
écouté  :  le  28  juin,  les  troupes  se  mirent  en  marche. 
Mais  les  Perses  ne  leur  laissèrent  plus  un  moment  de 

1.  Il  n'avait  cependant  que  l'âge  d«  Julien,  étant  né  comme  lui  en  331 
Ammien  Marcellin,  XXV,  10. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXV,  6. 


286  LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES. 

tranquillité.  Le  remplacement  de  Julien  par  un  nouveau 
prince,  que  des  transfuges  représentaient  comme  timide 
et  sans  vigueur  ^,  engageait  Saporà  pousser  plus  vigou- 
reusement que  jamais  l'offensive.  Les  premiers  bataillons 
qui  franchirent  les  limites  du  camp  rencontrèrent  une 
ligne  d'éléphants,  derrière  laquelle  s'abritaient  des 
escadrons  de  cataphractaires.  Comme  toujours,  la  vue 
des  gigantesques  animaux  produisit  dans  les  rangs  des 
Romains,  sur  les  chevaux  et  les  hommes,  un  moment  de 
désarroi  :  mais  des  soldats  intrépides,  appartenant  aux 
cohortes  des  Joviens  et  des  Herculiens,  tuèrent  quelques 
éléphants,  et  continrent  l'élan  des  cataphractaires.  Bien- 
tôt sortirent  les  légions  des  Joves  et  des  Victorieux  ;  deux 
éléphants  périrent  encore,  avec  beaucoup  de  Perses.  Les 
Romains  eurent  de  leur  côté  à  déplorer  la  mort  de  quel- 
ques-uns de  leurs  officiers  les  plus  renommés,  Julien, 
Macrobe,  Maxime,  tribuns  légionnaires.  On  les  enterra  à 
la  hâte,  et,  par  la  route  maintenant  déblayée  d'ennemis, 
on  reprit  la  marche.  Au  bout  de  quelques  pas,  l'armée 
romaine  reconnut  le  cadavre  du  maître  des  offices  Ana- 
tole, tué  dans  le  combat  de  l'avant-veille  :  elle  lui  rendit 
rapidement  les  derniers  honneurs.  C'est  à  ce  momen! 
qu'elle  fut  rejointe  par  les  soixante  braves  qui,  dans  ce 
même  combat,  avaient  occupé  un  château  persan,  le  fort 
de  Yacca  2. 

Le  lendemain,  29  juin,  l'armée  campa  dans  une  vallée  : 
tout  alentour  du  campement  furent  dressés  des  pieux 
aiguisés  en  forme  de  piques,  composant  une  muraille 
continue,  dans  laquelle  s'ouvrait  une  seule  issue.  Des 


1.  Ammiea  Marcellin,  XXV,  5. 

2.  Ibid.,  6.  —  Voir  plus  haut,  p.  278. 


LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES.  287 

hauteurs  voisines,  les  Perses  jetaient  des  flèches  :  on  les 
entendait  injurier  les  Romains,  et,  répétant  un  propos 
des  transfuges,  les  accuser  d'avoir  assassiné  leur  empe- 
reur^. L'audace  des  Perses  croissant  avec  l'impunité,  des 
troupes  de  leurs  cavaliers  forcèrent  l'une  des  portes  du 
camp  2,  et  arrivèrent  tout  près  de  la  tente  de  Jovien  : 
mais  elles  furent  repoussées,  laissant  beaucoup  de  morts 
et  de  blessés.  Au  point  du  jour,  l'armée  romaine  décampa. 

Le  30  juin,  vers  le  soir,  elle  s'établissait  en  un  lieu 
appelé  Chancha.  Elle  y  fut  relativement  tranquille,  parce 
que  là  les  hauteurs  qui  bordent  le  fleuve  et  dominent  la 
plaine  avaient  été  naguère  aplanies  de  main  d'homme, 
afin  d'empêcher  des  envahisseurs  sarazins  de  les  occu- 
per :  les  Perses  ne  purent,  de  leurs  crêtes,  envoyer  des 
flèches  aux  Romains.  Le  1"  juillet,  les  troupes  quittèrent 
cet  abri,  et  se  dirigèrent  vers  la  ville  de  Dura  2.  Elles  y 
parvinrent,  après  avoir  péniblement  franchi  trente 
stades,  toujoiirs  suivies  par  l'ennemi.  Cette  fois,  c'étaient 
des  Sarazins  passés  au  service  des  Perses,  après  avoir  vu 
leurs  offres  d'alliance  repoussées  par  Julien^,  qui  se 
montraient  les  plus  acharnés.  Les  chevaux  et  les  convois, 
qui  se  traînaient  à  la  suite  de  l'armée,  eussent  été  cap- 
turés par  les  pillards,  si  l'infanterie  et  la  cavalerie  légères 
n'avaient  constamment  veillé. 

Les  Romains  passèrent  à  Dura  quatre  jours  fort  agités. 


1.  «  E  saltibus  nos  hostes  diversitate  teloruin,  ac  verbis  lurpibus  inces- 
sebant,  ut  perfides  et  lectissimi  principis  interfectores  :  audierant  enim 
ipsi  quoque  referentibus  transfugis...,  Julianum  telo  cecidisse  romano.  » 
Ibid. 

2.  «  Porta  perrupta  praeloria.  »  Jbid. 

3.  Distincte  de  la  cité  mésopotamienne  du  même  nom,  dont  il  est  ques- 
tion, p.  221. 

4.  Ibid.  —  Voir  plus  haut,  p.  182,  197-198, 


288  LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES. 

Les  Perses  les  avaient  suivis,  et  les  entouraient.  Si  les 
troupes  de  Julien  essayaient  de  se  remettre  en  marche, 
de  tous  côtés  ils  fondaient  sur  elles  :  si  elles  s'arrêtaient 
pour  leur  livrer  bataille,  ils  reculaient  lentement,  et  se 
dérobaient  au  combat.  Fatiguée,  exaspérée,  l'armée  ro- 
maine n'avait  plus  qu'un  désir  :  s'échapper  en  traversant 
le  Tigre.  On  était  tout  près  du  fleuve,  et  les  soldats  s'ima- 
ginaient que  de  l'autre  côté  ils  atteindraient  vite  les  con- 
trées soumises  à  l'Empire.  A  grands  cris,  ils  demandèrent 
qu'on  tentât  le  passage.  Jovien  et  les  généraux,  effrayés 
par  le  cours  impétueux  et  rapide  du  fleuve,  résistèrent 
tant  qu'ils  purent  aux  désirs  de  leurs  troupes,  leur  mon- 
trant les  deux  rives  gardées  par  les  Perses,  les  suppliant 
de  ne  pas  exposer  des  milliers  d'hommes,  dont  la  plu- 
part ne  savaient  pas  nager,  à  être  engloutis  faute  de 
bateaux  et  de  ponts.  Mais  le  soldat  était  parvenu  à  ce 
degré  d'exaspération  où  il  ne  veut  plus  rien  entendre. 
L'empereur  dut  céder  à  regret.  Il  permit  que  cmq  cents 
hommes,  choisis  parmi  les  Sarmates  et  les  Gaulois,  excel- 
lents nageurs  habitués  à  se  jouer  dans  les  eaux  du  Danube 
ou  du  Rhin,  tentassent  la  traversée  :  s'ils  y  périssaient, 
leurs  camarades  n'insisteraient  pas  pour  renouveler  une 
aussi  périlleuse  épreuve;  s'ils  réussissaient,  ils  auraient 
peut-être  ouvert  une  voie  de  salut.  Profitant  du  silence 
et  des  ténèbres  de  la  nuit,  ces  braves  se  jetèrent  à  l'eau, 
sur  une  même  ligne,  et,  avec  une  facilité  inattendue, 
parvinrent  à  la  rive  opposée  :  ils  égorgèrent  les  soldats 
persans  chargés  de  la  garder,  qui,  ne  croyant  pas  pou- 
voir être  attaqués,  dormaient  tranquillement;  puis,  le- 
vant les  mains,  secouant  leurs  manteaux  d'uniforme,  ils 
annoncèrent  de  loin  leur  succès  à  leurs  camarades.  Ceux- 
ci  n'eurent  plus  dès  lors  qu'une  pensée  :  passer  à  leur 


LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES.  289 

tour  le  fleuve;  mais  il  leur  fallut  attendre  que,  à  défaut 
d'un  autre  matériel,  les  ingénieurs  eussent  préparé  le 
pont  flottant  qu'ils  se  faisaient  forts  de  construire  avec 
des  outres  faites  de  peaux  écorchées^ 

Malheureusement,  ceux-ci  n'y  purent^  réussir  :  pendant 
«  deux  tristes  jours^  »  ils  essayèrent  d'établir  des  ponts  : 
à  chaque  essai  le  flot,  rapide  et  gonflé  comme  un  torrent, 
emportait  ou  dispersait  les  frêles  matériaux.  Acculée  à 
la  rive  infranchissable,  l'armée  soufî'rait  du  manque  de 
vivres  :  son  impuissance  et  sa  misère  la  mettaient  en 
fureur  :  elle  aspirait  maintenant  à  reprendre  sa  marche, 
aimant  mieux  mourir  par  le  fer  que  de  succomber  hon- 
teusement à  la  famine  2.  C'est  à  ce  moment,  dit  Ammien 
lui-même,  que  «  l'éternel  Dieu  du  ciel  se  déclara  enfin 
pour  nous,  en  permettant  que,  contre  toute  espérance, 
les  Perses  envoyassent  les  premiers  le  suréna  et  un  autre 
de  leurs  grands  nous  ofl'rir  la  paix"'.  » 

Malgré  les  souffrances  et  l'affaiblissement  des  Romains, 
le  prudent  Sapor  craignait,  dans  son  intérêt,  de  pousser 
les  choses  à  l'extrême.  Les  récits  de  ses  lieutenants,  con- 
firmés par  le  témoignage  des  espions  et  des  transfuges, 
lui  avaient  fait  connaître  les  hauts  faits  de  ses  adversaires. 
Il  avait  été  frappé  du  grand  nombre  de  ses  soldats  tués, 
et  plus  encore,  peut-être,  d'avoir  perdu  dans  les  divers 
combats  plus  d'éléphants  que  n'en  avait  jamais  perdu 
aucun  de  ses  prédécesseurs^.   Il  se  disait  que  l'armée 

1.  Ammien  Marcellin,  XXV,  6. 

2.  «...  Exacto  raiserabiliter  biduo  :  furebat  inedia  iraque  percitus  miles, 
ferro  properans,  quam  famé  ignavissimo  génère  mortis,  assumi.  »  Ibid.,  7. 

3.  «  Erat  tamen  pro  nobis  aeternum  Del  cœlestis  niiraen  :  et  Persœ, 
praeter  sperata  priores,  super  fundanda  pace  oratores  surenam  et  opti- 
mafem  aliura  mittunt...  »  Ibicl. 

4.  Ibid. 

JULIEN   l'apostat.    —  III.  19 


290  LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES. 

romaine  était  maintenant  aguerrie  et  acclimatée,  qu'elle 
brûlait  du  désir  de  venger  son  empereur  mort,  et 
qu'elle  tenterait  quelque  bataille  désespérée,  d'où  sor- 
tirait pour  elle  la  victoire  définitive  ou  le  complet  dé- 
sastre ^  Il  croyait  à  l'arrivée  prochaine  de  Tarmée  de 
secours,  demeurée  intacte  dans  la  Haute  Mésopotamie,  et 
dontla  vue  achèverait  de  démoraliser  ses  propres  troupes, 
que  leurs  pertes  avaient  déjà  découragées 2.  Mais,  sans 
laisser  voir  les  craintes  que  lui  prête  ici  Ammien,  il  avait 
ordonné  à  ses  plénipotentiaires  de  tenir  aux  Romains  un 
langage  hautain,  de  les  traiter  déjà  en  vaincus,  et  de 
leur  otTrir  les  conditions  les  plus  dures. 

«  Les  restes  de  l'armée,  »  dirent  le  suréna  et  son  collè- 
gue, seront  «  par  humanité  »  autorisés  à  se  retirer,  si 
l'empereur  et  les  chefs  acceptent  les  clauses  «  impo- 
sées »  par  «  le  très  clément  roi 3.  »  Ces  clauses  étaient 
l'abandon  de  toute  la  haute  vallée  du  Tigre,  c'est-à-dire 
des  cinq  provinces,  TArzanène,  la  Moxène,  la  Zabdicène, 
la  Réhimène  et  la  Corduène,  conquises  en  297  par  Ga- 
lère, plus  la  cession  de  quinze  places  fortes  en  Mésopota- 
mie, parmi  lesquelles  les  villes  de  Singare  et  de  Nisibe 
et  un  château  appelé  le  camp  des  Maures.  C'était,  pour 
ainsi  dire,  le  démantèlement  de  la  frontière  de  l'est, 
désormais  ouverte  aux  Perses.  Une  autre  clause  pouvait 
paraître  plus  humiliante  encore  :  l'abandon  du  seul  allié 
que  l'Empire  conservât  dans  ces  régions  ;  les  Romains 
s'interdiraient  de  secourir  Arsace,  en  cas  de  guerre  des 


1    Ammien  Marcellin,  XXV,  7. 

2.  Ibid. 

3.  «  Fingentes  humanorum   lespectu  reliquias   exercitus  redire  sinere 
clemenlissimura  regem,  quae  jubet  si  impleverit  cum  primalibus  Cœsar.  » 

ma. 


LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES.  291 

Perses  avec  l'Arménie.  Bien  que  l'intervention  de  celui- 
ci  n'eût  été  d'aucun  secours  pour  l'armée  de  Julien, 
Saper  ne  pouvait  lui  pardonner  d'avoir  dévasté  le  Chilio- 
come^ 

Ces  conditions  terribles  furent  longtemps  débattues. 
Au  milieu  des  affres  de  la  faim,  pendant  quatre  mortel- 
les journées,  «  plus  douloureuses  que  tout  supplice,  » 
on  marchanda  pièce  à  pièce  «  la  rançon  -  »  exigée  des 
Romains.  Ammien  dit  que  ces  quatre  jours  eussent  été 
mieux  employés  à  marcher  vers  la  Corduène,  dont  les 
premiers  postes  n'étaient,  dit-il,  qu'à  cent  milles  de  l'en- 
droit où  agonisait  l'armée  romaine.  A  la  distance  de 
temps  et  de  lieu  où  nous  sommes,  il  est  malaisé  de  dis- 
cuter cette  opinion  :  cependant  on  peut  se  demander  si, 
au  cas  où  Jovien  eût  cru  possible  de  se  dégager  par  la 
force  du  cercle  de  fer  qui  l'enserrait,  ses  troupes,  qui 
il  y  a  quelques  jours  semblaient  capables  de  cet  acte  de 
désespoir,  eussent  maintenant  consenti  à  le  suivre.  On 
se  souvient  que  Julien  avait  tenu  secrètes  les  proposi- 
tions de  paix  qui  lui  avaient  été  faites  devant  Ctésiphon, 
de  peur  que  l'armée,  si  elle  les  avait  connues,  refusât 
de  combattre  davantage  ^.  Aujourd'hui,  l'on  négociait 
sous  les  yeux  de  celle-ci,  qui,  au  dire  d'Ammien,  avait 
considéré  comme  une  faveur  inespérée  du  ciel  la  venue 
des  plénipotentiaires  persans.  Libanius  ajoute  que  l'ar- 
mée soupirait  ouvertement  après  la  paix,  et  en  réclamait 
à  grand  cris  la  conclusion  ^.  D'ailleurs,  réduite  mainte- 

1.  Ibid.  —Voir  plus  haut,  p.  262,  265. 

2.  «  Pro  redemptione  nostra.  »  Ibid.  —  Libanius  dit  que  pendant  les 
négociations  les  Perses  firent  passer  des  vivres  aux  Romains. 

3.  Voir  plus  haut,  p.  249. 

4.  AsXsaôévTeç    eîpr,vyiç   ôvoitaTt...  TràvTE;  sêôwv   ôs-/$ffQat    xal    <7T£pY€'.V.. 
i'jTou;  Tipoç  xriv  Ticu/i'av  cbpiivixoTàç.  Libanius,  Epitaphios  Juliani. 


292  LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES. 

nant,  à  ce  qu'on  assure,  au  dixième  de  son  ejffectif  ^,  lui 
eût-il  encore  été  possible  de  trouer  les  troupes  persanes, 
et  de  longer,  sans  approvisionnements  et  sans  vivres,  la 
rive  gauche  du  Tigre,  bordée  de  hauteurs  d'où  pouvait 
fondre  à  tout  instant  l'ennemi?  L'énorme  difficulté  avec 
laquelle,  une  fois  la  paix  signée,  les  troupes  romaines, 
obligées  d'abandonner  comme  «  escarpés  et  impratica- 
bles ~  »  les  bords  du  fleuve,  opérèrent  le  passage  de 
celui-ci,  en  y  laissant  beaucoup  de  noyés,  puis  traver- 
sèrent la  Mésopotamie,  mourant  de  faim  et  de  soif, 
mangeant  en  route  leurs  chevaux  et  leurs  bêtes  de 
somme,  et  perdant  presque  tous  leurs  bagages  2,  per- 
met de  croire  qu'une  telle  retraite  se  fût  changée  en 
une  défaite  irrémédiable,  en  un  anéantissement  complet 
de  l'armée,  s'il  avait  fallu  disputer  à  chaque  pas  le 
chemin  à  l'ennemi. 

Ce  qu'on  doit  retenir,  c'est  l'aveu  non  suspect  de  Li- 
banius  :  l'armée  exigeait  que  l'on  traitât  à  tout  prix.  Le 
nouvel  empereur  fut  obligé  de  se  soumettre.  Il  signa  le 
traité,  le  10  juillet,  sans  avoir  pu  obtenir  aucun  adou- 
cissement des  Perses.  Eutrope,  présent  sur  les  lieux 
comme  Ammien  ^,  mais  ayant  peut-être  plus  que  ce 
brave  soldat  gardé  son  sang-froid,  déclare  que  cette 
paix,  si  honteuse  qu'elle  fût,  était  devenue  nécessaire  ^. 
On  ne  saurait  donc,  semble-t-il,  faire  peser  sur  Jovien 


1.  Philoslorge,  VIII,  1.  On  ne  sait  d'où  Phi lostorge  tire  ce  renseignement, 
et  quelle  en  est  la  valeur  ;  cependant  il  concorde  assez  avec  l'expression 
employée  par  les  plénipotentiaires  persans  :  «  reliquias  exercitus.  » 

2.  «  Loca  conligua  flumini  ut  confragosa  vitabantur  et  aspera.  »  Am- 
mien Marcellin,  XXV,  7. 

3.  Ibid.,  8  ;  Zosime,  IIL 

4.  Voir  plus  haut,  p.  275. 

5.  «Necessarium  quidem,  sed  igoobilem.  »  Eutrope,  Brev.,  X,  16. 


LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES.  293 

seul  la  responsabilité  d'une  capitulation  devenue  la 
condition  forcée  du  retour  de  l'armée  ^.  Si  ce  fut,  selon 
le  mot  d'Ammien,  «  un  traité  déshonorant  2,  »  une  large 
part  de  ce  déshonneur  doit  peser  sur  la  mémoire  du 
prince  qui  le  rendit  inévitable  par  une  guerre  entreprise 
contre  le  sentiment  d'un  grand  nombre  de  ses  sujets, 
et,  malgré  la  brillante  valeur  personnelle  du  chef  et  de 
ses  troupes,  beaucoup  moins  bien  conduite"  que  les 
expéditions  semblables  de  Trajan,  de  Septime  Sévère  et 
de  Carus  ^. 


1.  Quelle  que  soit  la  partialité  de  saint  Grégoire  de  Nazianze,  il  semble 
que  le  jugement  trop  absolu  d'Ammien  Marcellin  trouve  encore  un  utile 
correctif  dans  un  passage  du  second  discours  contre  Julien,  où  l'orateur 
chrétien  exprime  des  idées  contraires  avec  le  calme  et  la  précision  d'un 
historien.  Jovien,  dit-il,  «  ne  pouvait  plus  ni  en  venir  aux  mains  avec  les 
Perses,  ni  marcher  en  avant.  Comme  il  ne  manquait  ni  de  courage  ni  de 
magnanimité,  il  chercha,  bien  que  le  soldat  eût  également  brisées  les  for- 
ces et  les  espérances,  à  ramener  l'armée,  et  s'efl'orça  d'y  parvenir,  puis- 
qu'il était  devenu  l'héritier  non  d'un  empire,  mais  d'un  désastre  (oO 
PaGiXeta;,  cùX  titty)?  ycyovw;  x).Yipov6[i,oç).  Si  les  Perses,  se  montrant  mo- 
dérés dans  la  victoire  fc'est  une  loi  chez  eux  de  porter  modérément  le 
succès),  ou  éprouvant  quelque  crainte  de  ce  qu'ils  entendaient  dire,  n'a- 
vaient pris  l'initiative  de  propositions  vraiment  inattendues  et  humaines, 
de  l'armée  il  ne  serait  pas,  comme  on  dit,  resté  un  porte-feu  (7ryp9opov)  : 
tant  les  Perses  la  tenaient  entre  leurs  mains,  combattant  sur  leur  propre 
terrain,  et  exaltés  par  les  résultats  déjà  acquis...  Lui,  comme  je  l'ai  dit,  ne 
pensait  qu'à  sauver  l'armée,  et  à  conserver  une  force  aux  Romains  (xà 
vcùpa  'PtDixaiot;  OTCoXtTreïv)  :  car  elle  était  une  force,  malgré  l'échec  dû  plus 
à  la  témérité  du  chef  qu'à  la  lâcheté  des  soldats.  Les  Perses  traitèrent, 
imposant,  pour  le  dire  en  un  mot,  des  conditions  honteuses,  et  indignes 
delà  puissance  romaine (alcrypaï;  xs  xat  avariai;  tyjç  Pa)(xaîa)v  y^tipoO  :  mais 
si  quelqu'un  de  celles-ci  innocente  l'un  (Julien)  et  accuse  l'autre  (Jovien), 
à  mon  sens  il  juge  très  mal  les  événements.  »  Saint  Grégoire  de  Nazianze, 
Oratio  V,  15. 

2.  «  Ignobili  decreto.  »  Ammien  Marcellin,  XXV,  7. 

3.  Rufus  reconnaît  que  la  guerre  fut  mal  conduite  :  «  Juliano  in  exter- 
nos  hostes  apertSB  felicitatis  principi,  adversus  Persas  modus  defuit.  » 
Brev.,  26. 

4.  Quant  à  cette  autre  assertion  d'Eulrope,  X,  17,  et  d'Ammien,  XXV, 
9,  répétée  par  Zosime,  que  «  depuis  la  fondation  de  Rome  on  ne  peut 


2y4  LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES. 

Procope,  en  qui  Jovien  eût  pu  redouter  un  rival,  se 
rallia  tout  de  suite  au  nouveau  gouvernement.  Comman- 
dant, avec  Sébastien,  l'armée  qui  manœuvrait  dans  la 
Haute  Mésopotamie,  il  fit  parvenir  un  convoi  de  vivres 
à  celle  qui  revenait  sous  la  conduite  de  Jovien  :  quand 
elle  les  reçut,  épuisée  par  un  voyage  de  six  jours  à  tra- 
vers des  plaines  désertes,  où  elle  n'avait  trouvé  ni  eau, 
ni  pain,  ni  fourrage,  elle  était  sur  le  point  de  succomber 
à  la  famine  ^ .  Mais  dès  que  les  provisions  envoyées  par 
Procope  eurent  été  consommées,  sa  misère  recommença, 
et,  si  l'on  n'avait  mangé  une  partie  des  chevaux,  les 
soldats  seraient  morts  de  faim  :  les  routes  étaient  semées 
d'armes  et  de  bagages  abandonnés  -.  Un  boisseau  de 
farine,  «  quand  par  hasard  on  en  trouvait,  »  se  payait 
dix  pièces  d'or  2,  C'est  à  la  tête  de  troupes  affamées  qu'a- 
vant d'arriver  à  Nisibe,  —  dont  il  n'osa  affronter  la 
douleur  patriotique,  —  Jovien  reçut  Procope  et  ses  prin- 
cipaux officiers,  venus  pour  le  saluer.  En  souvenir  de  sa 
parenté  avec  Julien,  Jovien  donna  à  Procope  la  mission 
honorable  que  lui-même  avait  remplie  deux  ans  plus 
tôt,  lors  des  funérailles  de  Constance  ^  :  il  le  chargea  de 
conduire  à  Tarse,  pour  y  être  inhumé,  le  corps  du  défunt 
empereur. 

Ce  fut  une  pompe  païenne.  Quand  le  convoi  entra 


trouver  dans  l'histoire  un  empereur  ou  un  consul  ayant  cédé  à  l'ennemi 
un  pouce  de  terre  romaine,  »  c'est  une  erreur  de  fait  :  Hadrien,  en  117, 
abandonna  toutes  les  conquêtes  faites  en  Asie  par  Trajan  ;  Aurélien,  en 
274,  rendit  aux  Barbares  une  autre  conquête  de  Trajan,  la  Dacie  transda- 
nubienne ;  Dioclétien,  en  296,  céda  aux  Nubiens  de  vastes  territoires  au 
sud  de  l'Egypte. 

1.  Atninien  Marcellin,  XXV,  8. 

2.  lbid.,et  saint  Jean  Chrysoslome,  In  sancLum  Babylatn,  22. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXV,  8. 

4.  Voir  t.  II,  p.  90. 


LE  TRAITE  AVEC  LES  PERSES.  295 

dans  la  capitale  de  la  Cilicie,  des  mimes  et  des  histrions, 
empruntés  aux  théâtres  de  la  ville,  firent  l'office  de  pleu- 
reurs K  La  tombe  —  enceinte  funéraire  2,  entourant  un 
petit  temple  ^  dans  lequel  était  le  mausolée  *  —  fut  cons- 
truite dans  la  banlieue  de  Tarse,  au  bord  de  la,  voie 
romaine  qui  montait  vers  le  Taurus,  La  largeur  de  cette 
voie  séparait  la  sépulture  de  Julien  de  celle  d'un  autre 
ennemi  du  christianisme,  Maximin  Daia^.  Quand  Jovien, 
au  mois  de  décembre,  traversa  Tyane,  il  ordonna  de 
faire  au  monument  funèbre  des  travaux  d'embellisse- 
ment^. Sur  le  marbre  on  grava  un  distique  grec  : 

«  Du  Tigre  impétueux  est  venu  dormir  ici  Julien, 
à  la  fois  bon  roi  et  vaillant  guerrier  '^.  » 

«  iMais,  s'écrie  Ammien,  ce  n'est  pas  au  bord  du  Cyd- 
nus,  fleuve  charmant  et  limpide,  que  devraient  reposer 
ses  cendres  :  en  mémoire  de  ses  hauts  faits,  c'ej»t  ailleurs 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  18. 

2.  Tétxevo;.  Ibid. 

3.  ^aôz.Ibid. 

4.  Tâçoç.  Ibid. 

5.  Philostorge,  VIII,  1. 

6.  Ammien  Marcellin,  XXV,  10.  —  Zonare,  XIII,  13,  dit  que  le  corps 
de  Julien  fut  plus  lard  transporté  à  Constantinople.  Il  est  seul  à  énoncer 
ce  fait,  très  peu  vraisemblable. 

7.  'louXiavoç  {xsxà  Ttypiv  àyâppoov  evQdSs  xetTai 
'A|xs6Tîpov  paot)>£0;  t'  àyaôéç  xpaTepo;  i'  aî^fAYinQ;. 

Zosime,  III.  —  Zonare  et  Cedrenus  donnent  une  autre  épitaphe,  en  qua- 
tre vers  : 

Kûôv(o  ètï'  àp7'jp£&vTi  àîî'  EùçpaTato  poàwv 
ITepaioo;  sx  yoilrt(;  àTe).£UTr,Tto  ètii  êpyw 
Ktvrjaa;  «TTpaTir.v,  Td5s   'Io\j),tavô;  Id^^  <^^M-°' 
'AasoTEpov  paaiXeuç  x'  àyaôô;  xpaxepô;  t'  aij^tirjTVî;. 
«  Près  du  Cydnus  argenté,  ayant  par  l'Eupbrate  conduit  sur  la  terre 
de  Perse  son  armée  pour  une  œuvre  immortelle,  ici  a  son  monument  Ju- 
lien, à  la  fois  bon  roi  et  vaillant  guerrier.  » 


296  LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE. 

qu'il  les  faudrait,  dans  la  ville  éternelle,  baignées  par 
le  Tibre  en  même  temps  que  les  temples  des  dieux  et  les 
monuments  des  vieux  héros  M  »  —  N'en  déplaise  à  Am- 
mien,  il  semble  que  les  cendres  de  Julien  étaient  mieux 
à  leur  place  auprès  d'une  rivière  d'Asie,  qu'elles  n'eus- 
sent été  dans  cette  Rome  qu'il  ne  connaissait  pas,  où  il 
était  médiocrement  aimé,  parmi  les  ombres  des  vieux 
héros  dont  il  n'a  presque  jamais  prononcé  les  noms,  au 
sein  d'un  paganisme  formaliste  qui  ressemblait  si  peu 
au  sien. 

On  dit  que  les  Perses  eux-mêmes  rendirent  à  leur  façon 
hommage  à  Julien.  Ils  avaient  naguère  placé  dans  un 
de  leurs  temples,  comme  un  trophée,  la  peau  tannée  et 
teinte  en  rouge  d'un  empereur  vaincu,  le  malheureux 
Valérien  -.  Ils  voulurent  que  la  mort  de  Julien  lut  com- 
mémorée d'une  manière  moins  tragique,  par  une  pein- 
ture. Poi^r  signifier  à  la  fois  sa  vaillance  impétueuse 
et  les  ravages  de  son  invasion,  ils  tracèrent  sur  les  mu- 
railles d'un  temple  une  image  de  la  foudre,  près  de 
laquelle  ils  écrivirent  :  «  Julien  "•.  » 


IV.  —   La  pacification  religieuse. 

Les  nouvelles  de  la  mort  de  Julien,  de  l'élection  de 
Jovien  et  du  traité  conclu  avec  les  Perses  arrivèrent  si- 
multanément, à  Antioche  d'abord,  qui  était  la  grande 
ville  la  plus  rapprochée  du  théâtre  de  la  guerre,  puis 


1.  Ammien  Marcellin,  XXV,  10. 

2.  Voir  les  Dernières  persécutions  du  troisième   siècle^    2"  éditiou, 
p.  167. 

3.  Libanius,  Epitaphios  Julinni  ;  Reiske,  t.  I,  p.  G25. 


LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE.  297 

dans  les  autres  contrées  de  TEmpire  i.  Gomme  on  devait 
s'y  attendre,  l'annonce  de  ces  événements  produisit,  se- 
lon les  milieux,  des  effets  très  divers. 

Ce  fut  un  coup  terrible  pour  beaucoup  de  ces  païens 
orientaux,  dont  le  prince  qui  tombait  ainsi  en  pleine 
jeunesse  avait  réveillé  le  fanatisme.  La  ruine  de  toutes 
leurs  espérances  excitait  en  eux  un  mélange  de  douleur 
et  de  colère.  Il  y  eut  des  villes  où  l'on  lapida,  «  comme 
coupable  de  mensonge  au  sujet  d'un  dieu,  »  le  messager 
qui  annonçait  la  catastrophe  - .  Les  dévots  sincères  ac- 
cusaient d'ingratitude  les  immortels.  Comme  Julien  lui- 
même,  ils  s'étaient  figurés  que  ceux-ci  interviendraient 
en  personne  dans  les  batailles,  à  la  façon  des  dieux 
d'Homère,  et  que  du  ciel  «  des  foudres  et  des  tourbil- 
lons de  feu,  et  tous  les  projectiles  que  peuvent  lancer  des 
dieux,  tomberaient  sur  les  Perses  ^ .  »  Aussi,  déçus  dans 
leur  attente,  s'écriaient-ils  avec  amertume  :  «  Une  telle 
récompense  pour  tant  de  victimes,  pour  tant  de  prières, 
pour  tant  de  parfums,  pour  tant  de  sang  versé  le  jour 
et  la  nuit  *!  » 

Les  amis  particuliers  de  Julien  furent  atterrés.  Celui 
qui  l'aimait  peut-être  le  plus  sincèrement,  Libanius, 
faillit  tomber  malade  de  douleur.  Il  eut  des  pensées  de 
suicide.  Je  me  serais,  dit-il,  précipité  sur  mon  épée,  si 
je  n'avais  été  retenu  par  le  souvenir  des  enseignements 
de  Platon,  et  aussi  par  la  pensée  de  consacrer  le  reste  de 


1.  Le  20  août  seulement  à  Alexandrie  :  «  Olympus  aulem  idem  prf 
mense  mensoreXXVId.  consulibus  Juliano  Aug.  IlII  et  Sallustio,  nuntiavit 
Julianum  imp.  esse  mortuum  et  Jovianum  chrislianum  imperare.  »  Bist. 
acephala,  12. 

2.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Zosime,  III. 

3.  Libanius,  Monodia  super  Julianum. 

4.  Ibid. 


298  LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE. 

ma  vie  à  glorifier  la  mémoire  du  héros  ^  Il  se  mit  tout 
de  suite  à  l'œuvre,  puisqu'il  avait  écrit,  dès  le  mois  de 
juillet,  une  courte  lamentation  sur  la  mort  de  Julien  ^  ; 
mais  probablement  la  lut-il  seulement  dans  un  cercle 
d'intimes,  car  cette  «  monodie  »  contient  l'expression 
d'une  douleur  si  violente,  d'un  regret  si  passioriué,  des 
paroles  si  vives  sur  la  perte  irréparable  faite  par  le 
monde  romain,  qu'il  n'eût  pas  été  prudent  de  la  publier 
sous  le  nouveau  règne.  Plus  à  loisir,  il  commença  aussi- 
tôt après  la  composition  d'une  seconde  oraison  funèbre, 
qui  prit  les  proportions  d'une  véritable  biographie  ^. 
Surtout  il  ne  cessa  d'épancher  sa  douleur  dans  le  sein 
des  amis  demeurés  fidèles  au  souvenir  de  Julien.  Beau- 
coup de  ses  lettres  de  363  sont  adressées  à  ceux-ci,  et 
leur  rappellent  les  jours  heureux  qui  sont  maintenant 
passés  pour  toujours  ^.  Mais,  dès  cette  époque,  une  des 
peines  les  plus  vives  de  Libanius  fut  de  voir  combien, 
parmi  les  anciens  fonctionnaires  ou  les  anciens  compa- 
gnons d'armes  de  Julien,  était  petit  le  nombre  de  ceux 
qui  «  honoraient  encore  le  mort,  »  et  s'occupaient  d'au- 
tre chose  que  de  leur  intérêt  personnel  ^.  Pour  le  dis- 
cours qu'il  composait,  il  avait,  dit-il,  grand'peine  à  ti- 


1.  Libanius,  De  Vila  (Rei>ke,  t.  I,  p.  91,92);  Monodia  (ibid.,  p.  521). 

2.  Monodia  super  Julianum,  jxovwot'a  èid  'louXiavôi;  Reiske,  t.  1, 
p.  507-521.  —  Dans  ce  discours,  qui  suivit  de  tout  près  la  mort  de  Julien, 
Libanius  n'impute  pas  encore  celle-ci  aux  chrétiens  :  «  Quel  dieu,  dit-il, 
lança  contre  lui  cet  audacieux  cavalier?  qui  dirigea  ce  javelot  contre  ses 
flancs?  » 

3.  Epitaphios  Juliani,  èTriTocçto;  èm  'Iou).iavài;  Reiske,  t.  I,  p.  r»2I-G26. 
—  Ce  discours  ne  fut  terminé  que  vers  368  ou  369;  Sievers,  Bas  Lcbcn 
des  Libanius,  p.  203. 

4.  Libanius,  Ep.  1030,  1059,1061,  1062,  1071,  1179,  1294,  1350,  1472, 
1491. 

5.  Ep.  II 86. 


LA  PACiFICATION  RELIGIEUSE.  299 

rer  d'eux  les  renseignements  dont  il  avait  besoin  *. 
Plusieurs,  cependant,  parmi  ceux  qui  avaient  suivi 
Julien  dans  ses  guerres,  le  regrettèrent  sincèrement.  Mais 
on  ne  pouvait  attendre  de  tous  la  douleur  violente, 
bruyante,  personnelle,  dont  Libanius  donna  ^'exemple. 
Ammien,  qui  parait  avoir  été  plutôt  pour  Julien  un  loyal 
serviteur  qu'un  ami,  et  qui,  bien  que  moins  impartial 
que  d'habitude  dans  le  récit  des  derniers  épisodes  de  la 
guerre  de  Perse,  représente  généralement  l'esprit  mo- 
déré et  le  jugement  demeuré  libre  du  paganisme  occi- 
dental, s'affligea  surtout  en  voyant  disparaître  la  per- 
sonnification la  plus  brillante  des  anciennes  idées,  le 
seul  des  tenants  de  l'hellénisme  qui  depuis  un  demi- 
siècle  ait  vraiment  remué  le  monde  et  fait  figure  de  hé- 
ros -.  A  Rome,  où  les  diverses  tentatives  de  Julien  avaient 
excité  autant  de  défiances  que  de  sympathies,  on  rendit 
à  sa  mémoire  les  honneurs  accoutumés  :  le  sénat  se  hâta 
de  lui  décréter  l'apothéose  ^.  Mais  quelques  païens  sem- 
blent avoir  éprouvé  de  sa  mort  une  impression  singu- 
lière. Saint  Jérôme,  alors  âgé  de  dix-sept  ans,  suivait, 
probablement  à  Rome,  les  cours  d'une  école  de  gram- 
maire, quand  il  entendit  un  de  ceux-ci  dire,  avec  un  ac- 
cent railleur  qui  cachait  apparemment  quelque  trouble  : 
«  Comment  les  chrétiens  prétendent-ils  que  leur  Dieu 


1.  Ibid. 

2.  «  Virprofecto  heroicis  connumeraiidus  ingeniis,  »  Ammien  Marcellin , 
XXV,  4. 

3.  «  Inler  divos  relatus  est.  »  Eutrope,  Brev.,  X,  17.  Cf.  Symmaque, 
Relat.,  XL  (Seeck,  p.  312);  Corp.  inscr.  lat.,t.  I,  p.  355;  Code  Théodo- 
sien,  VI,  iv,  17.  Les  chrétiens  ne  répugnèrent  pas  à  employer  cette  expres- 
sion consacrée  par  l'usage;  inscription  funéraire  de  3G3,  dep.  xv  kal.  nob. 
nivo  ivLiANo  coNss.  De  Rossi,  Inscr.  christ,  urbis  Romx,  t.  I,  n»  164, 
p.  90.  Inscription  semblable  retrouvée  dans  le  cimetière  de  Saint-Valen- 
tin,  NuoDo  Bull,  di  arch.  crLsL,  1905,  p.  116. 


300  LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE. 

est  patient,  et  supporte  longtemps  le  mal?  Rien  n'est  plus 
prompt  que  sa  colère.  Il  n'a  pu  en  retenir  plus  longtemps 
les  effets  K  » 

Si  tous  les  idolâtres  n'échappèrent  pas  à  cette  impres- 
sion, elle  fut,  naturellement,  celle  des  chrétiens.  Dans 
le  coup  qui  abattit  Julien,  ils  reconnurent  la  main  divine. 
On  dit  que  plusieurs  d'entre  eux  en  avaient  eu  le  pres- 
sentiment, et  annoncèrent  l'événement  à  l'heure  même 
où  il  s'accomplissait  -.  Quand  la  nouvelle  en  devint  pu- 
blique, leur  joie  fut  unanime  de  voir  un  nouveau  cha- 
pitre s'ajouter  au  livre  déjà  classique  De  la  mort  des 'per - 
sécuteurs  ^.    Ils   se  sentaient  d'autant  plus  le  droit  de 
maudire  Julien,  qu'ils  faisaient  retomber  sur  lui  seul  la 
responsabilité  du  désastre  national.  «  Il  est  juste,  disaient- 
ils,   que  la  moisson  soit  à  celui  qui  a  jeté  la  semence, 
non  à  celui  qui   a  récolté  les  épis  sanglants  et  humi- 
liés ^.  »  Surtout  ils  éprouvaient  un  sentiment  de  déli- 
vrance à  la  pensée  que  la  persécution  qu'ils  croyaient 
voir  éclater  le  jour  où  Julien  reviendrait  de  Perse,  et 
que  depuis  de  longs  mois  leurs  prières  suppliaient  le  ciel 
d'écarter  de  leur  têtes,  était  conjurée  à  jamais^.  Dans 
Antioche  les  églises,  les  chapelles,  retentirent  d'actions 
de  grâces.  La  ville  fut  en  fête.  Il  y  eut  des  festins,  des  ré- 
jouissances dans  les  rues.  Jusque  sur  les  théâtres  on  pro- 
clamait la  victoire  de  la  croix.  «  Où  sont  tes  oracles,  in- 
sensé Maxime?  criait-on.  Dieu  et  son  Christ  ont  vaincu^.  » 


1.  Saint  Jérôme,  In  Habac,  I,  10. 

2.  Théodoret,    III,   19;   Sozoïnène,   VI,    2;  Palladius,  Hist.  Laus.,  4; 
Chron.  d'Alexandrie. 

3.  Otov  (70U  To  èpyov,  w  ôixt^.  Vita  S.  Athanasii  incerto  auctore^  11. 

4.  Saint  Grégoire  deNazianze,  Oratio  V,  15. 

5.  Id.,  Oratio  IV,  96. 

6.  Théodoret,  III,  22.  —  Cest  à  peu  près  ce  que,  vers  le  même  temps 


LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE.  301 

Si  la  vivacité  de  ces  démonstrations  étonne  ou  cho- 
que, surtout  au  lendemain  d'un  des  plus  graves  échecs 
qu'aient  subis  les  armes  romaines,  il  faut  se  souvenir 
que  les  partis  ne  voient  souvent  qu'un  côté  des  choses,  et 
que  le  fait  ou  la  menace  d'une  persécution  donne  inévi- 
tablement à  ceux  qui  y  ont  été  exposés  des  sentiments 
de  parti.  Il  faut  se  souvenir  encore  que,  chez  certains 
chrétiens  d'Orient,  ces  sentiments  se  doublaient  d'un 
deuil  patriotique  :  saint  Ephrem,  qui  maudira  dans  cinq 
hymnes  enflammés  la  mémoire  de  Julien,  venait  de 
quitter,  en  compagnie  de  ses  concitoyens  exilés,  la  mal- 
heureuse Nisibe,  que  Julien  vivant  avait  refusé  de  mettre 
en  état  de  défense,  et  que  la  mort  de  Julien  livrait  aux 
Perses.  Mais  il  convient  d'ajouter  que  des  membres  in- 
fluents du  clergé  chrétien  s'efforçaient  au  même  moment 
de  ramener,  sinon  les  paroles,  au  moins  les  pensées  à  une 
mesure  convenable.  Nulle  part,  certes,  l'invective  n'é- 
clate plus  âpre  et  plus  puissante  que  dans  les  deux  dis- 
cours composés  en  363  et  36i  par  saint  Grégoire  de  Na- 
zianze  contre  la  mémoire  de  Julien.  Mais,  chose  qui 
surprendra  ceux  qui  connaissent  seulement  de  réputa- 
tion ces  discours,  et  qui  les  citent  sans  les  avoir  lus,  les 
conseils  y  sont  aussi  doux  que  paraissent  dures  les  pa- 
roles. Grégoire  accable  sous  les  traits  de  son  éloquence 
l'ennemi  des  chrétiens,  et  souvent  nous  serions  tentés 
de  demander  grâce  pour  le  vaincu.  Mais  il  veut  que  la 
revanche  soit  toute  oratoire,  et  ne  passe  pas  dans  les 
faits.  Il  recommande  à  ses  auditeurs  de  modérer  ce  qu'il 


chantait  le  lyrique  syrien  saint  Ephrem  :  «  Qui  croira  désormais  au  des- 
tin et  aux  horoscopes?  qui  donnera  encore  sa  confiance  aux  oracles  et  aux 
prédictions  des  démons?  »  Hymne  IV  contre  Julien,  publié  par  Bickell, 
d&n$  Zeitschrift  fur  kath.  Théologie,  1878,  p.  356. 


302  LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE. 

y  aurait  de  trop  Ijruyant  dans  leur  joie  :  surtout,  avec 
l'autorité  de  la  chaire  évangélique,  il  leur  ordonne  d'a- 
bandonner toute  pensée  de  réaction  politique  ou  reli- 
gieuse. C'est  le  grand  côté  chrétien  de  ces  discours,  que 
l'on  croirait,  à  première  vue,  insuffisamment  pénétrés 
de  l'esprit  de  l'Évangile. 

«  Considérons  avec  sérieux,  dit  Torateur,  cette  divine 
vengeance.  Montrons  que  nous  avons  mérité  non  les 
souffrances  passées,  mais  les  bienfaits  présents.  Profi- 
tons de  la  calamité  qui  nous  a  frappés,  non  comme  des 
malfaiteurs  livrés  justement  aux  gentils,  mais  comme 
des  enfants  purifiés  par  le  châtiment.  N'oublions  pas  la 
tempête  au  sein  de  la  tranquillité,  ni  la  maladie  après 
que  la  santé  est  revenue...  Ne  faisons  pas,  par  notre  con- 
duite, regretter  dans  la  paix  l'époque  de  nos  troubles  : 
il  en  serait  de  la  sorte  si,  au  lieu  que  nous  nous  montrions 
alors  humbles  et  modérés,  comme  des  gens  qui  mettent 
toute  leur  espérance  dans  le  ciel,  nous  paraissons  au- 
jourd'hui à  la  fois  orgueilleux  et  dissolus,  et  nous  re- 
tombons dans  les  mêmes  péchés  qui  avaient  amené  sur 
nous  les  malheurs  auxquels  nous  venons  d'échapper  ^  ^) 

Grégoire  s'élève  ensuite  contre  les  réjouissances  in- 
convenantes qui  ont  accueilli,  à  Antioche  et  ailleurs,  la 
mort  de  Julien.  «  Soyons  en  fête,  mes  frères,  mais  non 
par  l'ornement  du  corps,  non  par  la  magnificence  des 
vêtements,  non  par  les  excès  du  manger  et  du  boire,  dont^ 
le  résultat  est  l'impureté  :  n'ornons  pas  nos  places  de 
guirlandes  de  fleurs,  ne  brûlons  pas  honteusement  des 
parfums  sur  nos  tables  et  dans  nos  vestibules,  n'illumi-^ 
nous  pas  nos  maisons,  n'y  faisons  pas  retentir  le  son  des, 

1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  34. 


LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE.  303 

flûtes  et  le  bruit  des  applaudissements,  comme  des  païens 
célébrant  la  fête  de  la  nouvelle  lune...  >>  Saint  Grégoire 
veut  que  ces  démonstrations  profanes  soient  remplacées 
par  d'humbles  et  ferventes  prières  ^ 

L'orateur  sacré  passe  à  la  seconde  partie  de  ses  con- 
seils. Il  sent  que,  si  on  ne  la  retient,  la  revanche  popu- 
laire sera  terrible.  Déjà  ceux  qui  avaient  pris  part  à  la 
persécution,  les  magistrats  qui,  sous  Julien,  avaient  con- 
damné quelques  chrétiens  pour  bris  de  statue  ou  d'autel, 
étaient  depuis  longtemps  mis  à  l'index,  repoussés  avec 
horreur  :  on  évitait  leur  rencontre  :  personne  ne  leur 
parlait,  ne  leur  donnait  ce  baiser,  qui  était  le  salut  an- 
tique -.  Maintenant,  la  colère  du  peuple  chrétien  com- 
mence à  se  manifester  autrement  que  par  cette  répro- 
bation silencieuse  :  Grégoire  voit  avec  inquiétude  «  les 
persécuteurs  d'hier  au  théâtre,  à  l'agora,  dans  les  assem- 
blées, poursuivis  par  les  clameurs  de  la  foule  ^.  »  A 
Constantinople,  le  préfet  nommé  par  Julien  a  manqué  de 
périr  dans  une  émeute  *.  Même  les  gens  qui  ont  usé  mo- 
dérément de  leur  influence,  comme  Libanius,  sont  in- 
quiétés. Sous  prétexte  qu'il  avait,  dans  une  lettre,  dé- 
noncé à  Julien  des  amis  de  Constance,  un  complot  est 
formé  contre  le  sophiste  :  des  gens  armés  devaient,  au 
moment  où  il  ferait  visite  à  Tune  de  ses  parentes,  le 


1.  Ibid.,  35. 

2.  Paroles  de  saint  Ambroise,  à  propos  du  juge  qui  condamna  le  soldat 
Émilien,  à  Dorostore  (voir  plus  haut,  p.  87)  :  «...  Cum  raemineriattempore 
Juliani  illum,  qui  aram  dejecit,  et  turbavit  sacrificium,  damnatum  a 
judice  fuisse  marlyrium.  Itaque  nunquam  alias  judex  qui  audivit  eum, 
nisi  persecutor  habitus  est  ;  nemo  illum  congressu,  nemo  illum  unquam 
osculo  dignum  putavit.  »  Saint  Ambroise,  Ep.  40,  17. 

3.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  37.  Cf.  Libanius,  Ep.  1489 

4.  Libanius,  Ep.  1071. 


304  LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE. 

saisir,  l'entraîner  dans  le  jardin  de  la  maison,  et  le 
massacrer  :  un  des  conjurés,  pris  de  remords,  l'avertit 
et  le  sauva  ^.  Aux  passions  ainsi  déchaînées  Grégoire 
oppose  le  devoir  de  la  charité  chrétienne. 

«  Voilà  ce  qu'il  faut  entendre  et  accepter.  N'usons  pas 
insolemment  des  circonstances  favorables,  n'abusons  pas 
de  la  puissance,  ne  nous  montrons  point  durs  à  ceux  qui 
nous  ont  fait  du  mal,  n'imitons  pas  ce  que  nous  blâ- 
mions autrefois.  Du  changement  de  régime  profitons 
seulement  en  ceci,  que  nous  avons  échappé  aux  mau- 
vais traitements,  mais  détestons  toute  pensée  de  les  ren- 
dre... Puisque  nous  ne  pouvons  punir  tous  les  coupables, 
pardonnons  à  tous;  nous  nous  montrerons  ainsi  meilleurs 
que  ceux  qui  nous  ont  ojffensés,  et  nous  ferons  voir  par 
là  en  quoi  la  loi  du  Christ  l'emporte  sur  ce  que  leur 
avaient  enseigné  les  démons  -.,.  A  nous  de  vaincre  par 
notre  bonté  ceux  qui  nous  avaient  opprimés...  Ne  son- 
geons point  à  des  confiscations,  ne  traînons  personne 
devant  les  juges,  n'exilons  personne,  ne  fouettons  per- 
sonne, en  un  mot  n'infligeons  à  personne  ce  dont  nous- 
mêmes  avons  souffert.  Rendons,  s'il  se  peut,  meilleurs 
par  notre  exemple  ceux  qui  eurent  des  torts  envers 
nous  ^.  >) 

Quand  on  lit  ces  paroles,  adressées  à  ceux  qui  soit  par 
eux-mêmes,  soit  «  en  la  personne  de  leur  fils,  leur  père, 
leur  femme,  un  parent,  un  ami,  »  ont  «  souffert  de  la 
persécution  ^,  »  il  est  difficile   de   mettre  celle-ci  en 


1.  Libanius,  De  Vita;  Reiske,  1. 1,  p.  92.  Cf.  Ep.  1186. 

2.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  Y,  36. 

3.  IbicL,  37. 

4.  El  Tto  7t£Tcov6ev  uto;,  et  ztù  uaTYjp,  el  xw  ywr,,  (yjyyîvY;;,  çtXo;,  f,  àUo; 
Ttç  Tcov  u\i.i(ûv.  Ibid. 


LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE.  335 

doute,  et  de  nier  l'état  misérable  où  furent  réduits  les 
chrétiens,  au  moins  en  Orient,  sous  le  règne  de  Julien. 
Ce  qui  est  remarquable,  c'est  l'absence  de  réaction  soit 
politique,  soit  religieuse,  après  la  disparition  de  celui- 
ci.  Le  premier  mouvement  populaire  avait  été  vif.  Des 
magistrats,  des  amis  de  Julien,  avaient  couru  des  dan- 
gers. Les  habitants  de  certaines  villes  s'étaient  soulevés 
contre  les  philosophes  :  quelques-uns  de  ceux-ci,  soup- 
çonnés de  s'être  enrichis  outre  mesure  des  dons  de  Julien 
et  du  pillage  des  églises,  avaient  même  été  jetés  en 
prison  ^.  Mais  cette  effervescence  première  n'avait  pas 
duré.  Loin  d'y  exciter,  le  clergé  chrétien  (on  l'a  vu  par 
le  langage  de  Grégoire  de  Nazianze)  employa  son  auto- 
rité morale  à  la  combattre.  Le  pouvoir  civil  ne  se  prêta 
pas  davantage  aux  représailles.  Même  entre  les  mains 
d'anciens  confesseurs  de  la  foi,  comme  Jovien  et  Valen- 
tinien,  il  se  refusa  à  montrer,  en  sens  inverse,  les  pas- 
sions religieuses  dont  avait  été  animé  Julien,  et  tint  à 
honneur  de  rester  modéré. 

Il  semble,  cependant,  que  d'abord  Jovien  ait  hésité  sur 
la  conduite  à  tenir.  Si  l'on  en  croit  Libanius,  celui-ci  ayant 
été  accusé  «  par  un  barbare  »  de  pleurer  sans  mesure 
Julien  et  de  trop  vanter  le  dernier  règne,  l'empereur 
eut  la  pensée  de  le  condamner  à  mort,  et  en  fut  détourné 
seulement  par  cette  observation  d'un  de  ses  conseillers  : 
«  A  quoi  bon  faire  périr  un  homme,  dont  les  écrits  res- 
teront dans  toutes  les  mains  2?  0  Mais  il  se  peut  que,  dans 
ce  récit,  l'imagination  du  sophiste,  qui  voyait  partout 
des  dangers,  ait,  de  concert  avec  sa  vanité,  un  peu  exa- 


1.  Libanius,  Epiiaphios  Juliani. 

2.  Libanius,  De  Vita  ;  Reiske,t.  I,  p.  03. 

JULIEN  l'apostat.    —  III.  20 


306  LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE. 

géré  les  choses.  Aucun  ami  de  Julien  ne  fut  puni  pour 
des  propos.  Même  ceux  qui  s'étaient,  sous  son  règne, 
portés  aux  pires  excès  eurent  la  vie  sauve.  Les  seuls 
païens  punis  de  lapeine  capitale  furent  ceux  qui  avaient 
épousé  des  religieuses  ^  :  encore  la  loi  qui  prononce  cette 
peine  contre  eux  ne  fut-elle  que  le  retour  à  un  principe 
déjà  posé  par  Constance  ^  :  d'ailleurs,  l'histoire  ne  marque 
nulle  part  qu'elle  ait  éié  appliquée.  Les  auteurs  de 
dégâts  contre  les  édifices,  ou  même  de  violences  contre 
les  personnes,  ne  furent  pas  autrement  inquiétés  :  si  un 
fonctionnaire  prévaricateur,  comme  le  comte  Magnus, 
coupable  d'avoir  incendié  l'église  de  Beyrouth  s,  n'obtint 
sa  grâce  qu'à  condition  de  rebâtir  celle-ci  *,  les  Juifs 
qui,  abusant  de  l'impunité  que  leur  laissait  Julien, 
avaient  mis  le  feu  à  de  nombreuses  basiliques  ^,  ne  fu- 
rent condamnés  à  payer  aucune  indemnité  aux  chré- 
tiens ^. 

La  première  loi  publiée  par  Jovien  fut  pour  établir  la 


l.,«  Si  quis  non  dicam  rapere,  sed  vel  aUentare  matrimonii  jungendi 
caussa  sacratas  virgines  vel  invitas,  ausus  fuerit,  capilali  sententia  ferle- 
tur.  Filii  ex  tali  contubernio  nati,  punitis  his  juxta  legem,  in  hereditalem 
non  veniant...  »  Code  Théod.,  IX,  xxv,  2.  La  loi  est  adressée  à  Salluste 
Second,  conservé  sous  Jovien  comme  préfet  du  prétoire.  Elle  est  datée  du 
consulat  de  Jovien  et  de  son  fils  Varronianus,  c'est-à-dire  de  364;  mais  sa 
dale,  XI  Kal.  Mart.,  19  février,  doit  être  corrigée,  puisque  Jovien  mourut 
dans  la  nuit  du  16  au  17  février.  De  même,  c'est  par  erreur  quelle  est  indi- 
quée comme  donnée  à  Antioche,  que  Jovien  quitta  en  décembre  363;  peut- 
être  faut-il  lire  Ancyre.  Sur  ces  points  de  détail,  voir  les  notes  de  Haencl, 
Code  Théod.,  p.  900. 

2.  Code  Théod.,  IX,  xxv,  1. 

i.  Voir  plus  haut,  p.  85. 

4.  Thpodoret,  IV,  22. 

5.  Voir  plus  haut,  p.  87. 

6.  «  InctnsîB  sunt  a  Judœis  basilicse,  et  nihil  redditum  est,  nihil  repeli- 
tura,  nihil  quaesilum.  »  Saint  Ambroise,  £'p.  40,  18. 


LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE.  397 

liberté  de  religion  K  Le  labarum  reparut  sur  les  éten- 
dards et  sur  les  monnaies  -  :  les  églises  rentrèrent  en 
possession  des  droits  que  leur  avaient  accordés  Constan- 
tin et  Constance,  et  que  Julien  leur  avait  enlevés  3;  mais 
le  culte  païen  ne  fut  l'objet  d'aucune  prohibition  ^.  Il 
cessa  seulement  d'être  le  culte  officiel,  pour  passer  au 
rang  de  culte  toléré.  Les  sacrifices  cessèrent  d'être  offerts 
au  nom  de  l'État  ^.  Les  temples  commencés  aux  frais  de 
l'État  sous  le  règne  de  Julien,  restèrent  interrompus  ^. 
Mais  ceux  qui  avaient  été  rouverts  ne  furent  pas  fermés. 
Les  seules  pratiques  de  l'idolâtrie  qui  aient  été  défendues 
sont  les  conjurations  magiques  et  les  sacrifices  noctur- 
nes ^.  Encore  un  magistrat  naguère  nommé  par  Julien, 
et  demeuré  en  place  sous  ses  successeurs,  obtint-il  que 
les  mystères  d'Eleusis,  qui  se  célébraient  pendant  la  nuit, 
fussent  exemptés  de  cette  interdiction^.  Aucun  professeur 


1.  Promulguée  à  Alexandrie  le  15  septembre;  Historia  acephala,  18. 

2.  Eckliel,  Doctr.  numm.  vet.,  t.  VIII,  p.  147;  Cohen,  Descript.  hist. 
des  monnaies  frappées  sous  VEmpire  romain,  t.  VI,  p.  384. 

3.  ïôv  apxatov  y.oafjLov,  selon  ^expression  de  Pliilostorge,  VIII,  1.  Cf. 
Théodore!,  IV,  4;  Socrate,  III,  24;  Sozomène,  VI,  4. 

4.  Expressions  exagérées  de  Socrate,  de  Sozomène,  de  VHist.  ace- 
phala, parlant  de  destruction  des  temples  païens,  d'ordre  donné  par 
l'empereur  de  ne  plus  adorer  que  le  Dieu  des  chrétiens.  C'est  l'erreur 
historique  déjà  commise  à  propos  de  Constantin  (voir  tome  I,  p.  54).  Les 
faits  les  mieux  établis,  et  le  témoignage  formel  du  païen Themistius,  sont 
contraires  à  ces  assertions.  Quant  à  l'inscription  du  Corpus  inscr.  grœc, 
t.  IV,  8608,  relative  à  une  église  chrétienne  de  Corfou,  construite  «  après 
avoir  démoli  les  enceintes  sacrées  et  les  autels  des  Hellènes,  »  si  le 
'loêtavoç  qui  y  est  nommé  est  bien  l'empereur  Jovien,  il  y  a  là  une  allusion  à 
un  fait  local,  à  une  transformation  en  église  de  quelque  sanctuaire  païen 
peut-être  abandonné,  non  à  une  mesure  générale. 

5.  Ici  Socrate  (III,  24)  emploie  un  langage  exact  :  Iléuayxo  ôà  aCiToïç  xal  ô 
6'.'  at|jLaTo;  ôïjfxoata  Ytvo(j.svoç  [xoXu(r[j.à4,  w  xaTaxôpo);  lui  'loyXiavoù xatc^pT^ffaTO. 

6.  Libanius,  Epitaphios  Juliani. 

7.  Code  Théodosien,  IX,  xvi,  7,  8. 

8.  Zosime,  IV,  3. 


308  LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE. 

païen  ne  fat  inquiété.  Priscus,  Maxime,  conservèrent, 
tant  que  vécut  Jovien,  les  biens  et  les  dignités  qu'ils 
avaient  reçus  du  précédent  empereur  :  s'ils  éprouvèrent 
une  disgrâce  momentanée  au  commencement  du  règne 
de  Valentinien,  ce  fut  pour  des  faits  nouveaux,  non  en 
représailles  de  leur  faveur  passée  ^  Mais  une  loi,  réta- 
blissant la  liberté  de  l'enseignement,  déclara  que  «  tout 
homme  digne  par  ses  mœurs  et  son  talent  d'instruire  la 
jeunesse,  reprenait  le  droit  soit  d'ouvrir  une  école,  soit 
de  réunir  à  nouveau  son  auditoire  dispersé  '".  »  Si  beau- 
coup de  temples  se  fermèrent,  si  beaucoup  de  prêtres 
des  dieux  abandonnèrent  leurs  fonctions,  si  beaucoup  de 
gens  rasèrent  la  barbe  ou  dépouillèrent  le  manteau  des 
philosophes,  cela  eut  lieu  par  la  force  des  choses,  non 
par  aucun  ordre  officiel.  Dans  son  ensemble,  le  culte 
païen  demeura  libre,  aussi  libre  qu'il  avait  été  sous 
Constantin,  plus  libre  qu'il  ne  fut  sous  Constance. 

Les  païens  que  n'aveuglait  pas  la  passion  surent  le 
reconnaître.  Ils  se  montrèrent  reconnaissants  aux  succes- 
seurs chrétiens  de  Julien  d'avoir  évité  toute  réaction. 
Dans  un  discours  prononcé  en  présence  de  Jovien,  au 
commencement  de  36i,  pour  célébrer  son  consulat,  le 
rhéteur  Thémistius  le  remercie  d'avoir,  «  étant  le  maître 


1.  Eunape,  Vitx  soph.;  Maximus,  p.  478. 

2.  «  Si  quis  erudiendis  adolescentibus  vita  pariter  et  facundia  idoneu^ 
erit,  vel  novum  instituai  audiloiium,  vel  répétât  intermissum.  »  Codv 
Théod.,  XIII,  III,  6.  La  loi  est  datée  «111  id.  Jan.  divo  Joviano  et  Yarriano 
coss.  »  S'il  n'y  a  pas  de  faute  dans  le  titre  de  «  divus  »  donné  à  Jovien. 
il  faut  en  voir  une  dans  la  date,  car  le  11  janvier,  Jovien  n'était  pas  encore 
mort.  Peut-être  au  lieu  de  «  Jan,  »  faut-il  lire  «  Jun.  »  La  loi  serait  du 
11  juin  364.  Il  est  probable,  du  reste,  qu'elle  ne  fit  que  régulariser  une  si- 
tuation déjà  existante,  et  que  dos  le  lendemain  de  la  mort  de  Julien  les 
professeurs  chrétiens  avaient  recommencé  à  enseigner. 


LA  PACIFICATION  RELIGIEUSE.  309 

pour  tout  le  reste,  laissé  ce  qui  concerne  la  religion  au 
jugement  de  chacun^  ;  »  et  il  ajoute,  probablement  inter- 
prète, ici  encore,  de  l'opinion  publique,  qui  après  tant 
de  secousses  aspirait  surtout  au  repos  :  «  Ta  loi  de  tolé- 
rance n'est  pas  moins  précieuse  pour  l'Empire  que  ne  l'a 
été  ton  traité  avec  les  Perses  ;  car  si  ce  dernier  met  fin  à 
nos  guerres  extérieures,  le  premier  éteindra  nos  discor- 
des intestines  2.  «  Quand,  onze  années  plus  tard,  mourra 
Valentinien,  Ammien  Marcellin  lui  donnera  le  même 
éloge  :  «  Ce  qui  fait  la  gloire  de  son  règne,  c'est  qu'il  se 
tint  au  milieu  de  toutes  les  diversités  religieuses,  n'in- 
quiétant personne,  n'obligeant  personne  à  suivre  tel  ou 
tel  culte.  Il  n'inclina  pas  par  des  lois  menaçantes  ses 
sujets  vers  ce  que  lui-même  adorait.  Mais  il  laissa  les 
partis  dans  l'état  même  où  il  les  avait  trouvés  ^.  » 

Mais  si  le  paganisme  conserva  jusqu'aux  règnes  de  Gra- 
tien  et  de  Théodose  la  situation  légale  qu'il  avait  eue 
avant  Julien,  il  ne  garda  rien  de  la  vie  factice  que  celui- 
ci  avait  voulu  lui  rendre.  La  main  partiale  d'un  empe- 
reur n'étant  plus  étendue  poiir  le  soutenir,  il  chancela, 
et  recommença  la  décadence  à  peine  interrompue.  En 
Occident,  où  l'influence  de  Julien  n'avait  pas  eu  besoin 
de  s'exercer  en  sa  faveur,  il  se  maintint  assez  longtemps 
encore,  grâce  à  l'appui  politique  autant  que  religieux 
d'une  aristocratie  attachée  aux  anciennes  traditions;  en 
Orient,  il  retomba  tout  de  suite  dans  l'état  d'où  Julien 
avait  essayé  de  le  relever,  ruine  déjà  couchée  à  terre, 
sorte  d'épave  que  submergeait  presque  partout  le  flot 
montant  delà  population  chrétienne. 

1.  Themislius,  Oratio  V,  ÙTraTixô;;  éd.  Dindorf,  p.  529. 

2.  Ibid. 

3.  Ammien  Marcellin,  XXX,  9. 


CHAPITRE  IV 

RÉSUMÉ   ET    CONCLUSIOX.   —  LA    PSYCHOLOGIE    DR    JULIEN. 

Avant  de  clore  un  récit,  auquel  l'importance  des  évé- 
nements et  la  singularité  du  héros  ont  peut-être  donné 
quelque  intérêt,  il  reste,  si  je  ne  me  trompe,  à  nous  re- 
culer un  peu,  afin  d'embrasser  d'un  seul  coup  d'œil 
toute  la  perspective  de  cette  histoire.  Au  risque  d'em- 
ployer une  expression  trop  ambitieuse,  je  dirai  que  mon 
dessein,  dans  ces  dernières  pages,  est  non  seulement  de 
résumer  rapidement  le  règne,  mais' encore  et  surtout 
d'esquisser  la  psychologie  de  Julien.  C'est  elle  sans  doute, 
plus  que  tout  autre  chose,  qui  donnera  le  sens  des  faits 
auxquels  celui-ci  fut  mêlé.  L'homme  aidera,  dans  une 
large  mesure,  à  expliquer  l'œuvre. 

Définir  cette  œuvre  par  le  dehors  est  facile.  Pour  une 
partie,  elle  a  survécu  à  Julien;  pour  une  autre,  elle  est 
morte  avec  lui,  sans  avoir  même  un  court  lendemain. 

La  partie  durable  correspond  aux  années  passées  en 
Gaule.  Les  exploits  qu'y  accomplit  le  César  ne  demeurè- 
rent pas  stériles.  Non  seulement  Julien  préserva,  pour 
le  moment,  l'ouest  de  l'Empire  des  invasions  germani- 
ques; mais  encore,  en  arrêtant  l'élan  des  hordes  bar- 
bares, en  les  brisant  à  plusieurs  reprises  sous  ses  coups, 


RESUME  ET  CONCLUSION.  311 

en  leur  imprimant  de  nouveau  le  salutaire  effroi  du  nom 
romain,  il  a  probablement  facilité  à  ses  successeurs  la 
défense  du  Rhin  et  des  Alpes,  et,  parla,  contribué  pour 
sa  part  à  retarder  l'heure  du  triomphe  défiaitif  de  la 
barbarie  en  Occident. 

Mais  tout  ce  qu'il  a  tenté  depuis  qu'il  échangea  la  si- 
tuation subordonnée  du  César  contre  le  pouvoir  absolu 
de  l'Auguste  a  complètement  échoué.  C'est  d'abord  sa 
politique  intérieure,  qui  tendit  surtout  à  deux  choses  : 
la  restauration  du  culte  des  dieux,  le  renversement  de  la 
religion  chrétienne.  De  ses  essais,  si  curieux,  de  réforme 
morale  de  paganisme,  de  constitution  d'une  Église 
païenne,  rien  n'est  demeuré,  ou  plutôt  il  n'a  réussi  à 
construire  qu'une  vainefaçade,  derrière  laquelle  n'avaient 
été  jetés  les  fondements  solides  d'aucun  édifice.  Ses  ef- 
forts pour  abaisser  les  chrétiens,  et,  par  l'exclusion  de  la 
vie  publique  et  de  l'enseignement,  faire  d'eux  comme  une 
société  inférieure,  dont  l'ombre  servirait  de  repoussoir  à 
la  splendeur  restaurée  de  l'hellénisme,  n'eurent  pas  plus 
de  succès  :  Julien  ne  parvint  ni  à  faire  taire  dans  l'Église 
une  seule  voix  éloquente,  ni  à  susciter  une  étincelle  de 
vie  au  sein  de  la  décadence  païenne.  Il  y  eut  de  ce  côté 
avortement  complet  de  son  œuvre,  faillite  intégrale  de 
ses  espérances.  iMême  s'il  avait  plus  longtemps  vécu,  le 
résultat  n'eût  sans  doute  pas  été  différent.  Quand  on  lit 
avec  soin  les  écrits  et  les  lettres  de  Julien,  on  s'aper- 
çoit que  lui-même  se  rend  compte,  avec  une  visible  souf- 
france, de  l'insuccès  de  ses  efforts. 

Sa  politique  extérieure,  dans  cette  seconde  phase  de 
son  règne,  ne  fut  pas  plus  heureuse.  Elle  se  résume  toute 
à  l'expédition  contre  les  Perses,  longuement  et  passion- 
nément rêvée.  Quand  des  conseillers  prévoyants  enga- 


812  RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION. 

gèrent  Julien  à  prendre  les  armes  contre  lesGoths  massés 
sur  la  rive  gauche  du  Danube,  et  à  rétablir  dans  ces 
contrées,  devenues  un  réservoir  menaçant  de  peuples 
barbares,  l'ancienne  domination  de  Rome,  il  repoussa 
avec  dédain  la  pensée  d'une  guerre  aussi  mesquine,  et, 
fasciné  par  le  souvenir  de  l'hellénisme  vainqueur  de 
Darius  et  de  Xercès,  d'Alexandre  portant  ses  armes  à  tra- 
vers la  Perse  jusqu'aux  Indes,  il  ne  voulut  plus  regarder 
que  l'Orient.  Moitié  par  désir  de  gloire,  moitié  parce  que, 
à  tort  ou  à  raison,  la  puissance  persane  lui  paraissait  une 
menace  plus  dangereuse  que  toutes  les  autres  pour  la  sé- 
curité de  l'Empire,  il  envahit  les  États  du  roi  de  Perse. 
On  vient  de  voir  à  quel  désastre  aboutit  cette  malheu- 
reuse expédition,  qui  fit  perdre  à  Rome  plusieurs  pro- 
vinces. Le  règne  de  Julien  avait  commencé  en  fermant 
aux  peuples  germaniques  les  contrées  les  plus  florissantes 
de  l'Occident;  il  se  termine  en  laissant  la  frontière  de 
Test  ouverte  aux  Perses. 

Cet  aperçu  rapide  serait  peut-être  suffisant,  si  Julien 
était  un  de  ces  hommes  célèbres,  souverains,  législateurs 
ou  généraux,  dont  les  actes  importent  seuls,  mais  dont 
la  personne  même,  l'être  intime,  n'offre  pas  de  rehef 
suffisant  pour  donner  prise  à  l'histoire.  On  sait  qu'il  en 
va  tout  autrement.  En  Julien,  ce  qui  intéresse,  c'est  moins 
encore  ce  qu'il  a  fait  que  ce  qu'il  a  été.  Son  histoire  est, 
avant  tout,  un  drame  intérieur.  Les  événements  les  plus 
tragiques  s'y  passent  au  dedans,  comme  chez  les  héros 
de  Corneille.  C'est  donc  Julien  lui-même  qu'il  convient 
de  regarder  une  dernière  fois.  Cherchons  à  nous  repré- 
senter, dans  la  mesure  du  possible,  ce  que  fut  sa  phy- 
sionomie morale,  et,  rassemblant  les  traits  épars  d'une 
figure  devant  laquelle  nul  ne  peut  demeurer  indiffé- 


RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION.  313 

rent,  essayons  de  porter  sur  ses  qualités  et  ses  défauts, 
sur  ses  grandeurs  ou  ses  misères,  un  jugement  équitable, 
sine  ira  et  studio. 

Il  convient  de  se  demander  d'abord  si  la  qualification 
d'apostat,  qui  depuis  tant  de  siècles  s'est  unie  à  son  nom, 
convient  vraiment  à  Julien.  J'estime  qu'en  la  lui  don- 
nant, l'instinct  populaire  ne  s'est  pas  trompé.  Pour  être 
un  apostat,  au  sens  habituellement  prêté  à  ce  mot,  il  ne 
suffit  pas  d'avoir  cessé  de  croire,  il  faut  s'être  tourné,  avec 
une  sorte  de  colère,  contre  ses  anciennes  croyances, 
comme  si  on  les  voulait  anéantir  chez  les  autres  après 
s'en  être  détaché  soi-même.  C'est  bien  ce  qu'a  fait  Ju- 
lien. Une  fois  hors  du  christianisme,  il  n'a  plus  pour 
cette  religion,  et  pour  ceux  qui  la  pratiquent,  que  des 
paroles  de  haine  ou  de  mépris.  La  détruire  est  devenu 
pour  lui  un  dessein  arrêté.  Il  la  combat  par  ses  actes, 
comme  empereur,  par  ses  livres,  comme  écrivain.  On 
pourrait  dire  que,  depuis  qu'il  est  maître  absolu  de  l'Em- 
pire, la  plus  grande  partie  de  son  règne  s'est  passée  à 
gouverner  contre  elle.  Mais,  cette  constatation  faite,  — 
et  il  est  impossible  à  quiconque  a  étudié  Julien  de  près 
de  ne  pas  la  faire,  —  il  reste  à  chercher  les  causes  de 
l'apostasie,  et  l'on  est  conduit  à  se  demander  si  quelque 
chose  n'atténue  pas,  dans  une  certaine  mesure,  la  faute 
de  l'apostat. 

Cette  circonstance  atténuante  se  rencontre  dans  l'édu- 
cation de  Julien.  Du  côté  de  ses  instituteurs  chrétiens, 
comme  de  celui  de  ses  maîtres  païens,  tout  semble 
conspirer  pour  l'éloigner  du  christianisme.  —  La  for- 
mation religieuse  de  Julien  enfant  avait  été  confiée  par 
l'empereur  Constance  à  l'évêque  courtisan  Eusèbe  de  Ni- 
comédie.  Elle  commença,  par  conséquent,  dans  un  milieu 


314  RESUME  ET  CONCLUSION. 

arien.  Durant  son  séjour  d'exil  et  d'étude  en  Cappadoce, 
Julien  compléta  son  éducation  chrétienne,  sous  la  direc- 
tion de  prêtres  imbus  des  mêmes  doctrines.  L'un  d'eux 
nous  est  connu,  Georges,  le  futur  évêque  intrus  d'Alexan- 
drie, lettré,  intelligent,  violent  et  sans  scrupules.  Ju- 
lien le  vit  beaucoup,  et  lui  emprunta  des  livres.  Mais  il 
ne  semble  point  qu'une  religion  apprise  sous  de  tels 
guides  ait  dû  laisser  de  bons  souvenirs  à  un  enfant  ob- 
servateur, et  déjà  aigri.  Entrevu  dans  ce  milieu, le  chris- 
tianisme lui  apparut  probablement  sous  la  forme  d'une 
doctrine  sèche  et  contentieuse .  Il  ne  connut  guère,  pen- 
dant les  années  où  les  impressions  sont  les  plus  vives  et 
les  plus  durables,  d'autres  chrétiens  que  des  disputeurs 
et  des  ambitieux,  ser viles  envers  les  pouvoirs,  durs  pour 
leurs  adversaires,  poursuivant  à  la  fois  le  triomphe  de 
leurs  idées  et  celui  de  leurs  intérêts.  Personne  ne  parait 
lui  avoir  révélé  la  religion  sincère  et  désintéressée,  le 
simple,  doux  et  intime  christianisme,  avoir  fait  jaillir 
devant  ses  lèvres  altérées  «  la  source  d'eau  vive,  après 
laquelle  celui  qui  a  eu  le  bonheur  d'y  boire  n'aura  plus 
jamais  soif  ^  »  —  Au  sortir  de  cette  étude  aride,  Julien 
rencontrait  des  maîtres  d'un  tout  autre  esprit.  Ceux-ci 
étaient  imbus  jusqu'aux  moelles  des  choses  qu'ils  ensei- 
gnaient. On  sait  quel  helléniste  accompli  fut  Mardonius. 
Avec  un  art  merveilleux,  il  initia  Julien  aux  grands 
classiques,  et  lui  inspira  la  dévotion  qu'il  professait  lui- 
même  pour  Homère  et  pour  Hésiode.  Commentés  par 
une  bouche  éloquente,  ces  écrivains  de  génie  devinrent 
pour  Julien  les  vrais  auteurs  sacrés.  Avant  même  de 
croire  aux  dieux  d'Homère,  il  fut,  d'instinct,  de  la  reli- 

1.  Saint  Jean,  iv,  13. 


RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION.  315 

gion  homérique  ;  au  lieu  que,  quand  il  croyait  encore, 
par  habitude,  au  christianisme,  il  ne  se  sentit  jamais  fils 
de  la  Bible  et  de  l'Évangile.  —  Ainsi  préparé,  et  dès  lors 
beaucoup  plus  grec  que  chrétien,  il  subit,  en  Asie,  d'au- 
tres influences.  De  sa  première  éducation  religieuse  il 
lui  restait  l'aversion  instinctive  pour  la  pluralité  des 
dieux  :  celle-ci  s'évanouit  devant  les  explications  allégo- 
riques de  ses  nouveaux  maîtres  néoplatoniciens.  En 
même  temps  le  plus  influent  et  probablement  le  plus  ha- 
bile d'entre  eux  fit  briller  à  ses  regards  une  lueur  fan- 
tastique, dans  laquelle  il  crut  reconnaître  la  vraie  lu- 
mière :  il  s'imagina  voir  de  ses  yeux  et  toucher  de  ses 
mains  le  surnaturel,  livra  son  âme  aux  séductions  trom- 
peuses de  l'occultisme,  et,  franchissant  vite  l'hellénisme 
tempéré  que  lui  avait  appris  Mardonius,  devint  à  l'école 
de  Maxime  le  païen  visionnaire  que  tout  le  reste  de  sa 
vie  nous  a  montré. 

D'autres  sentiments  encore  aidaient,  àl'insu  de  Julien, 
cette  évolution.  Les  hommes  qui  dirigèrent  sonéducation 
chrétienne  avaient  été  attachés  par  Constance  à  sa  per- 
sonne. Ils  représentaient  près  de  lui  les  croyances  et  les 
volontés  du  prince  en  qui,  dès  qu'il  fut  capable  de 
sentir,  il  détesta  le  meurtrier  de  sa  famille,  le  spoliateur 
de  ses  biens,  celui  qui  l'avait  fait  orphelin,  pauvre  et 
dépendant,  et  veillait  sur  lui  moins  en  protecteur  qu'en 
geôlier.  Cela  le  conduisit,  par  une  pente  presque  iuévi- 
table,  à  étendre  son  aversion  sur  ces  croyances  elles- 
mêmes,  à  n'en  recevoir  l'énoncé  qu'avec  défiance,  à  ne 
s'y  livrer  jamais  qu'à  demi,  et  avec  une  arrière-pensée, 
à  mêler  d'une  hypocrisie  inconsciente  même  les  actes  de 
culte  accomplis  sincèrement.  S'il  n'en  fut  pas  ainsi  pour 
son  frère  Gallus,  qui  suivit  sans  réserve  et  même  avec 


316  RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION. 

ferveur  la  religion  de  Constance,  c'est  que  Gallus,  d'une 
nature  grossière  et  toute  en  dehors,  était  beaucoup  moins 
intelligent,  moins  capable  de  ressentiments  tenaces, 
moins  sensible  aux  nuances  que  Julien.  Ajoutons  que  le 
spectacle  de  l'Église  chrétienne,  pendant  les  années  où 
se  poursuivit  l'éducation  du  jeune  prince,  n'était  pas  de 
nature  à  corriger  ces  mauvaises  impressions.  Ce  n'est 
pas  la  phase  la  plus  violente  des  luttes  soulevées  par 
Tarianisme  :  mais  c'est  une  époque  agitée,  pendant 
laquelle  les  vérités  les  plus  saintes  sont  mises  en  discus- 
sion, et  les  situations  les  plus  respectées  sont  ébranlées 
parla  violence.  Ici,  les  évêques  orthodoxes  partent  pour 
l'exil,  remplacés  par  des  intrus  ;  là,  le  peuple  se  soulève 
en  faveur  de  ses  pasteurs  légitimes;  partout,  en  Orient 
et  en  Occident,  se  rassemblent  des  synodes  qui  opposent 
formule  à  formule,  doctrine  à  doctrine,  épuisant  toutes 
les  subtilités  du  raisonnement  et  du  langage  pour  amoin- 
drir ou  défendre  la  divinité  du  Sauveur.  La  foi  simple 
et  ferme  d'un  Grégoire  ou  d'un  Basile  se  fortifiait  parmi 
ces  épreuves  ;  la  foi  déjà  troublée  de  leur  contemporain 
et  condisciple  .lulien  en  recevait  du  scandale,  et  vacillait 
comme  une  lampe  prête  à  s'éteindre  sous  un  souffle  de 
tempête. 

Cependant,  il  ne  faudrait  point  ici  exagérer,  et,  pour 
chercher  des  excuses  à  l'erreur  de  Julien,  donner  aux 
faits  un  caractère  qu'ils  n'ont  pas.  La  tempête  était  à  la 
surface  ;  mais  elle  n'atteignait  pas  la  société  chrétienne 
dans  ses  profondeurs.  Ignorantes  des  orages  qui  passaient 
au-dessus  d'elles  sans  les  toucher,  d'innombrables  familles 
pratiquaient  dans  toute  sa  perfection  la  loi  évangélique  : 
on  sait  ce  que  v^^ls^it?  moralement,  ce  milieu  de  bour- 
geoisie provinciale  d'où  sortirent  les  grands  docteurs 


RESUME  ET  CONCLUSIOX.  317 

cappadociens  :  partout,  à  Rome,  en  Gaule,  en  Afrique, 
nous  apercevons  de  semblables  foyers  chrétiens,  non 
seulement  dans  la  classe  moyenne,  mais  aussi  dans  l'a- 
ristocratie et  dans  le  peuple.  —  A  côté  des  vertus  privées 
n'avaient  cessé  d'exister  dans  la  société  chrétienne  les 
institutions  charitables,  et  tous  les  jours  il  en  naissait  de 
nouvelles  :  nous  avons  vu  Julien,  devenu  empereur, 
essayer  de  greffer  sur  le  sauvageon  du  paganisme  ces 
rameaux  issus  de  l'Évangile,  et  proposer  avec  mauvaise 
humeur  à  l'émulation  de  ses  coreligionnaires  la  charité 
de  l'Église  pour  les  indigents,  les  étrangers  et  les  ma- 
lades. Si  des  ambitieux  essayaient  de  conquérir,  en 
flattant  la  manie  doctrinale  de  Constance,  les  grands 
sièges  épiscopaux,  et'  ne  craignaient  même  pas  d'user 
de  violence  pour  s'y  asseoir,  nombreux  demeuraient  les 
évêques  orthodoxes,  qui  préféraient  la  pauvreté  et  l'exil 
au  sacrifice  de  leurs  croyances,  nombreux  aussi  les 
évêques  de  vie  modeste  et  frugale,  auxquels  Ammien 
Marcellin  lui-même  a  rendu  hommage.  Et  nombreux 
aussi  étaient,  dans  un  rang  moins  élevé,  les  prêtres 
exemplaires  dont  Julien  a  reconnu  implicitement  les 
vertus,  quand  il  a  tracé,  à  l'adresse  du  clergé  païen  qu'il 
essayait  de  constituer,  le  modèle  de  la  vie  sacerdotale. 
L'œuvre  du  Christ  était  donc  encore  reconnaissable, 
même  parmi  les  troubles  religieux  du  quatrième  siècle. 
Les  aveux  échappés  à  Julien  lui-même  montrent  que, 
toutes  les  fois  qu'il  l'a  voulu,  il  a  su  la  voir.  Il  n^était  que 
juste  de  faire  connaître  impartialement  ce  qui  le  poussa 
hors  du  christianisme  ;  mais  il  était  nécessaire  aussi, 
pour  rester  dans  le  vrai,  de  rappeler  les  motifs  qui 
eussent  pu  le  retenir. 

Une  autre  question  a  été  et  est  encore  souvent  posée  à 


818  KESUME  ET  CONCLUSION. 

propos  de  Julien  :  a-t-il  persécuté  les  chrétiens?  Persé- 
cuteur, il  ne  le  fut  certainement  pas  à  la  manière  de  Dèce 
ou  de  Dioclétien  :  il  ne  rendit  point  d'ordonnance  met- 
tant la  masse  des  adorateurs  du  Christ  en  demeure 
d'abjurer  leur  foi.  Au  contraire,  il  protesta  souvent  de 
sa  tolérance,  et,  à  plusieurs  reprises,  déclara  qu'il  n'en- 
tendait en  aucune  manière  contraindre  les  chrétiens. 
Libanius  raconte  que  des  amis  trop  zélés,  et  qui  com- 
prenaient probablement  fort  peu  l'époque  où  ils  vi- 
vaient, l'engagèrent  à  renouveler  les  anciennes  persécu- 
tions, mais  que  toujours  il  s'y  refusa,  disant  que  «  ce 
n'est  point  par  le  fer  et  le  feu  que  Ton  peut  obliger  les 
gens  à  renoncer  à  de  fausses  opinions  sur  les  dieux,  et 
qu'en  vain  la  main  sacrifie,  si  la  conscience  proteste  *.  » 
Sans  doute,  il  y  eut  sous  son  règne  des  sentences  d'exil, 
ou  même  de  mort,  prononcées  contre  des  chrétiens, 
dans  des  procès  où,  au  fond,  la  question  religieuse  était 
enjeu;  mais  toujours  elles  eurent  pour  origine,  ou  au 
moins  pour  prétexte,  quelque  sacrilège  ancien  ou  récent, 
ou  quelque  infraction  à  la  discipline  militaire.  Aucun 
document  certain  ne  montre  un  chrétien  condamné  pour 
cette  seule  qualité,  «  pour  le  nom  seul,  »  comme  on  disait 
aux  trois  premiers  siècles.  Julien  eut  toujours,  dit  Gré- 
goire de  Nazianze,  et  répètent  après  lui  tous  les  écri- 
vains ecclésiastiques,  une  volonté  arrêtée  de  ne  pas  faire 
de  martyrs.  Libanius  atteste  la  même  disposition.  Il 
rapporte  ce  propos  de  Julien  :  «  Les  chrétiens  qui  ont 
cédé  obtiennent  plus  tard  d'être  absous,  et  ceux  qui  ont 
été  tués  sont  honorés  à  l'égal  des  dieux.  »  Et  il  ajoute  : 
«  Persuadé  donc  de  tout  cela,  et  voyant  que  la  persécu- 

1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  562. 


RESUME  ET  CONCLUSION.  319 

tion  avait  toujours  servi  utilement  la  cause  des  chrétiens, 
Julien  résolut  de  s'en  abstenir  ^.  « 

Donc,  au  sens  étroit  et  littéral  du  mot,  Julien  ne  doit 
pas  être  compté  parmi  les  persécuteurs.  Et  cependant, 
ici  encore,  l'instinct  populaire  ne  s'est  pas  tout  à  fait 
trompé,  en  croyant  que  Julien  persécuta.  Il  inaugura 
un  genre  nouveau  de  persécution,  non  seulement  «  la 
persécution  bénigne  et  séduisante,  »  dont  parle  saint 
Jérôme,  qui  attire  par  les  promesses,  par  les  flatteries, 
et  tend  des  pièges  semés  de  fleurs,  mais  encore  la  persé- 
cution dont  un  contemporain  païen  a  parlé  en  ces  ter- 
mes :  «  Julien  poursuivit  avec  excès  la  religion  chré- 
tienne, et  ne  s'arrêta  qu'au  moment  de  faire  couler  le 
sang  2.  »  Celle-là  commence  par  exclure  les  chrétiens 
des  charges  civiles  et  militaires,  mesure  à  laquelle  des 
nécessités  de  service  apportèrent  seules  quelque  tempé- 
rament. Elle  se  continue  en  frappant  les  chrétiens  de 
taxes  spéciales,  au  moins  dans  les  contrées  appelées  à 
supporter  le  poids  de  la  guerre  de  Perse.  Elle  se  complète 
en  les  chassant  de  toutes  les  chaires  où  se  distribuait 
l'éducation  classique,  et  en  supprimant,  à  cause  d'eux,  la 
liberté  de  l'enseignement.  Ce  n'est  pas,  comme  le  remar- 
que Eutrope,  la  persécution  sanglante,  mais  c'est  la 
persécution  froide,  insidieuse,  qui  n'attaque  pas  de  front, 
qui  emploie  les  moyens  obliques.  Elle  travaille  à  semer 
les  divisions,  fait  marché  avec  les  consciences,  les  place 
entre  l'intérêt  et  le  devoir.  Par  une  série  de  mesures  dont 
aucune  n'est    absolument  illégale,  mais  qui,    réunies. 


1.  Ibid. 

2.  «  Nimius   religionis  chrislianse   insectator,  perinde  tamen  ut  cruore 

Iabstineret.  »  Eutrope,  Brev.,  X,  16. 


320  RESUAUE  ET  CONCLUSION. 

constituent  la  plus  monstrueuse  tyrannie,  elle  cherche  à 
mettre  peu  à  peu  les  chrétiens  à  l'écart  de  toutes  les  fonc- 
tions publiques,  à  leur  ravir  en  détail  leurs  droits  de 
citoyens,  à  les  pousser  doucement  hors  la  cité^  hors  la 
loi.  Elle  affiche  même  la  prétention  de  leur  faire  accep- 
ter cette  déchéance  comme  un  fait  acquis,  contre  lequel 
il  n'y  a  pas  de  recours.  Une  telle  manière  de  procéder 
n'émeut  pas  l'opinion  des  indifférents;  elle  ne  donne 
aux  victimes  ni  l'occasion  de  résister  par  la  force  (le 
nombre  des  chrétiens  l'eût  aisément  permis  au  milieu  du 
quatrième  siècle),  ni  celle  de  confesser  plus  éloquem- 
ment  leur  foi  en  se  laissant  immoler.  Elle  est  plus  dan- 
gereuse que  toute  autre,  sous  ses  dehors  modérés. 

La  guerre  ainsi  déclarée  par  Julien  à  la  moitié  de  ses 
sujets,  parce  qu'ils  ne  partageaient  pas  ses  croyances 
religieuses,  s'accorde  mal  avec  le  respect  qu'il  professe 
pour  la  liberté  de  conscience.  On  se  tromperait,  cepen- 
dant, en  supposant  qu'il  s'en  est  tenu  aux  seules  mesures 
d'une  portée  générale  qui  viennent  d'être  rappelées. 
Plus  d'une  fois  il  descendit  dans  le  détail,  et  commanda 
directement  des  actes,  où  il  est  difficile  de  ne  pas  voir 
des  actes  de  persécution.  Les  orateurs  et  les  historiens 
chrétiens  parlent  d'églises  qu'il  fît  fermer,  ou  môme  dé- 
truire par  le  feu  :  leur  témoignage  est  confirmé  par  Julien 
lui-même,  faisant  allusion, dans  le  Misopogon,  aux  villes, 
qui,  «  par  son  ordre,  »  ont  démoli  des  sanctuaires  des 
martyrs.  Chose  plus  grave  encore,  on  l'exonérerait  dif- 
ficilement de  toute  responsabilité  dans  les  excès  vérita- 
blement anarchiques  qui  souillèrent,  en  beaucoup  de 
lieux  de  l'Orient,  la  réaction  païenne  dont  il  avait  donné 
le  signal.  Son  langage  toujours  insultant  et  haineux, 
quand  il  parlait  des  chrétiens,  renouvelant  contre  eux 


RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION.  321 

les  anciennes  calomnies,  et  les  représentant  comme  des 
athées,  chargés  ou  capables  de  tous  les  crimes,  était  de 
nature  à  soulever  contre  eux  les  pires  passions.  Il  y  eut 
du  sang  versé,  avec  ces  raffinements  de  cruauté  dont 
seules  sont  capables  les  foules  fanatisées.  L'absence  de 
répression  qui  suivit  ces  excès,  la  disgrâce  même  où 
tombèrent  certains  magistrats  pour  avoir  tenté  de  les 
punir,  sont  la  marque  d'une  complicité  tacite,  ou  au 
moins  d'une  indifférence  coupable.  La  parole  rapportée 
par  Grégoire  de  Nazianze  :  «  Est-ce  un  si  grand  mai 
qu'un  Grec  tue  dix  Galiléens?  »  pèsera  sur  la  mémoire 
de  Julien. 

Telle  fut,  selon  l'expression  de  M.  Jules  Simon,  «  cette 
lutte  célèbre  »  que  Julien  «  commença  en  philosophe  et 
finit  en  persécuteur  ^  »  Il  semble  donc  que  la  seconde 
de  ces  qualifications  soit  à  retenir;  mais  peut-être  se 
~demandera-t-on  dans  quelle  mesure  Julien  a  droit  à  la 
première.  Effaçant  lui-même  un  mot  écrit  trop  vite, 
M.  Jules  Simon  répond  :  «c  Julien  n'est  pas  un  philoso- 
phe; c'est  un  adepte  de  l'école  de  Jamblique,  un  sophiste 
de  l'école  de  Libanius;  c'est  un  érudit,  un  lettré,  qui  se 
passionne  pour  la  doctrine  de  ses  maîtres,  sans  chercher 
à  la  renouveler  ou  à  l'approfondir  2.  »  On  comprend,  en 
effet,  que,  jeté  à  vingt-quatre  ans  au  milieu  de  la  vie  pu- 
blique la  plus  agitée,  Julien  n'ait  connu  ni  les  loisirs  ni  la 
liberté  d'esprit  nécessaires  pour  se  faire  un  système  suivi 
et  personnel.  Tout  ce  qu'il  eut  d'idées  philosophiques, 
il  le  dut  à  ses  maîtres.  Mais  le  dualisme  qui  se  rencontre 
dans  la  formation  intellectuelle  du  jeune  prince  n'était 


1.  Jules  Simon,  Histoire  de  l'École  d'Alexandrie,  t.  II,  p.  320. 
2. /6ii.,p.  338. 

JULIEN    l'apostat.   —  III.  21 


322  RESUME  ET  CONCLUSION. 

pas  de  nature  à  donner  à  ce  fond  emprunté  la  solidité 
et  la  cohérence.  Mardonius,  qui  paraît  avoir  été  aussi 
versé  dans  la  philosophie  classique  que  dans  les  lettres, 
avait  initié  son  élève  aux  doctrines  de  Platon  et  d'Aris- 
tote  en  même  temps  qu'à  la  poésie  d'Homère  et  d'Hésiode. 
Soit  sous  la  direction  de  ce  remarquable  éducateur,  soit 
plus  tard,  Julien  lut  de  Platon  la  République ,  les  Lois,  et 
la  plupart  des  dialogues,  de  Xénophonlesl/emotVe^  et 
V Apologie  de  Socrate,  d'Aristote  la  Politique,  la  Nature, 
la  Morale  à  Nicomaque '^ .  Mais  les  impressions  reçues 
en  Asie  Mneure  ont  en  partie  effacé  cette  marque  pre- 
mière et  excellente.  Même  quand  il  cite  les  ouvrages  des 
plus  hauts  représentants  de  la  sagesse  hellénique,  on  sent 
que  Julien  n'est  plus  avec  eux  par  le  fond  de  la  pensée  : 
ils  ne  paraissent  guère  dans  son  œuvre  que  comme  une 
broderie  sur  un  tissu  ourdi  par  de  tout  autres  mains.  A 
l'école  de  Maxime  il  est  peu  resté  en  Julien  du  rationa- 
lisme d'Aristote  :  même  du  mysticisme  sublime  de 
Platon  il  lui  est  seulement  demeuré  une  image  déformée 
par  les  rêveries  des  néoplatoniciens  de  la  dernière  épo- 
que, et  adaptée  par  eux  à  ce  qui  était  le  plus  de  nature 
à  séduire  leur  impérial  disciple,  l'explication  et  la  justi- 
fication des  mythes  païens.  La  philosophie  dont  l'in- 
fluence de  ces  derniers  maîtres  a  imbu  l'esprit  de  Julien 
est  toute  apologétique  ou  toute  polémique.  Elle  n'a 
presque  plus  rien  de  la  libre  recherche  de  la  vérité. 

Devenue  «  la  servante  de  la  théologie  »  païenne, 
elle  participe  de  l'indétermination  de  celle-ci.  J'ai  ana- 
lysé plus  haut  les  deux  ouvrages  où  Julien  a  laissé  comme 
la  synthèse  de   ses  idées  philosophiques,  le  discours  sur 

1.  Tous  ces  écrits  sont  cités  dans  les  ouyrages  de  Julien. 


RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION.  323 

le  Roi  Soleil  et  le  discours  en  l'honneur  de  la  Mère  des 
dieux.  Bien  que  le  premier  semble  avoir  été  écrit  pour 
une  lecture  publique,  et  destiné  même  à  des  auditeurs 
occidentaux,  il  n'offre  ni  plan  ni  méthode  :  les  idées  s'y 
suivent  sans  s'y  enchaîner,  telles  qu'elles  ont  dû  se  pré- 
senter à  l'esprit  de  Julien  dans  une  improvisation  labo- 
rieuse. Encore  plus  visiblement  improvisé  est  le  dis- 
cours qu'il  écrivit  en  une  seule  nuit  pour  expliquer  le 
mythe  de  la  iMère  des  dieux.  Mais  l'improvisation  de  la 
forme  ne  serait  rien,  si  l'on  rencontrait  la  continuité  du 
fond.  Qu'on  lise  l'un  après  l'autre  les  deux  discours,  on 
s'apercevra  que  celle-ci  n'existe  pas.  On  sentira  combien 
se  tiennent  peu  les  idées  de  Julien.  Elles  paraîtront  jux- 
taposées plutôt  qu'unies.  Mélange  non  digéré  de  pla- 
tonisme, de  réminiscences  chrétiennes,  de  syncrétisme 
païen,  de  cosmogonie  paradoxale,  relevé  de  place  en 
place  par  la  sincérité  de  l'accent  religieux,  le  premier 
discours,  malgré  ses  défauts,  formait  un  tout  complet. 
Il  semblait  donner  le  dernier  mot  de  l'auteur  sur  Dieu  et 
les  dieux.  Julien  y  racontait  à  sa  manière  la  genèse  de 
l'immatériel  et  de  la  matière,  du  monde  invisible  et  du 
monde  visible.  Le  second  discours  traite  à  peu  près  les 
mêmes  sujets.  Mais  il  le  fait  en  amenant  sur  la  scène 
de  tout  autres  personnages  divins.  Dans  l'un,  le  prin- 
cipe générateur  du  monde  visible  est  le  Soleil;  dans 
l'autre,  ce  principe  est  Attis ,  et  le  Soleil  ne  joue  plus 
que  le  rôle  d'organisateur.  La  place  remplie  par  la  Mère 
des  dieux  du  second  discours  est  celle  où  l'on  nous  a 
montré  la  Minerve  Pronoé  du  premier.  Tout  s'enche- 
vêtre, se  confond,  se  contredit.  On  sent  que  Julien  a  cessé 
d'être  en  possession  d'une  métaphysique  arrêtée.  Ses 
concepts  se  créent  ou  se  modifient  à  mesure  qu'il  écrit, 


324  RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION. 

et  naissent  en  quelque  sorte  sous  sa  plume  pour  la  satis- 
faction de  son  rêve  ou  pour  les  besoins  de  sa  cause.  On 
est  avec  lui  dans  le  royaume  des  nuages,  non  sur  le  roc 
ferme  des  idées.  L'obscurité  qui  règne  dans  ses  pensées 
ou  dans  ses  paroles  ne  vient  pas  de  la  profondeur,  mais 
du  vide.  Julien  est  un  des  écrivains  de  la  philosophie  dé- 
cadente :  il  n'a  ni  la  clarté,  ni  la  simplicité,  ni  la  logi- 
que, ni  le  désintéressement  du  philosophe. 

Lui-même  s'est  rendu  justice  quand  il  a  dit,  non  sans 
quelque  fierté,  dans  le  discours  contre  Héraclius  :  a  li 
ne  serait  pas  étonnant  qu'un  soldat  comme  moi  ne  con- 
nût pas  toutes  les  parties  de  la  philosophie.  »  Un 
soldat  :  voilà,  ce  me  semble,  le  vrai  caractère  de  Julien. 
Je  sens  ce  qui  me  manque  de  compétence  pour  le  juger 
de  ce  point  de  vue,  et  je  voudrais  que  ses  campagnes 
fussent  étudiées  par  un  écrivain  du  métier.  Mais  je  puis 
au  moins  donner  les  impressions  que  m'a  laissées, 
après  l'avoir  suivie,  pour  ainsi  dire,  pied  à  pied,  la  vie 
militaire  de  Julien.  Il  me  parait  impossible  de  n'être 
pas  surpris,  presque  émerveillé,  de  la  facilité  avec  la- 
quelle il  s'y  plia.  Rien  ne  l'y  avait  préparé.  Son  éduca- 
tion, pas  plus,  du  reste,  que  celle  des  jeunes  nobles  de 
son  temps,  n'avait  été  dirigée  dans  ce  sens.  Aucun  pro- 
fesseur d'art  ou  même  d'exercices  militaires  ne  parait 
parmi  les  instituteurs  de  son  adolescence.  Ses  goûts  ne 
le  portent  même  pas,  à  cette  époque,  vers  une  exis- 
tence active.  Bien  qu'ayant  passé  plusieurs  années 
parmi  les  montagnes  si  giboyeuses  de  la  Cappadoce,  et 
vécu  alors  dans  une  province  renommée  pour  ses  che- 
vaux, il  ne  semble  point  s'être  occupé  d'équitation  ou 
de  chasse  :  au  moins,  lui  qui  raconte  tout  de  son  éduca- 
tion, ne  fait-il  aucune  allusion  à  des  divertissements  de 


RESUME  ET  CONCLUSION.  315 

ce  genre.  Il  est  sûr  au  moins  que  les  mouvements  les 
plus  élémentaires  que  Ton  enseigne  au  jeune  soldat 
lui  étaient  inconnus  quand  il  devint  César  :  Julien 
fut  obligé,  en  Gaule,  de  les  apprendre  l'un  après  l'au- 
tre. Ammien  Marcellin  le  montre  s'y  livrant  avec  gau- 
cherie, et  presque  en  soupirant.  Cependant,  sk  mois 
après  son  entrée  dans  le  pays  qu'il  était  appelé  tout  à 
la  fois  à  gouverner  et  à  défendre,  le  même  historien 
nous  le  fait  voir  engagé  dans  une  première  guerre,  et  y 
déployant  déjà  «  la  décision  et  la  vigueur  dun  vieux 
général,  »  velut  dux  diutumus,  virièus  eminens  et  con- 
siliis.  Ce  passage  si  aisé  et  si  rapide  de  la  vie  la  plus 
sédentaire  à  l'existence  des  camps,  cette  révélation  sou- 
daine de  qualités  guerrières  que  rien  n'avait  fait  jusque- 
là  prévoir  ni  aux  autres  ni  à  Julien  lui-même,  est  sans 
doute  l'indice  d'une  des  plus  rares  vocations  militaires 
qui  se  soient  rencontrées.  L'histoire  offre  peu  d'exemples 
d'un  jeune  homme  s'arrachant  ainsi  à  ses  livres  pour 
s'improviser  chef  de  troupes,  et  dans  ce  rôle  si  nouveau 
pour  lui  paraissant  tout  de  suite  d'une  expérience 
consommée. 

Sans  doute,  on  peut  se  demander  si,  dans  cette  pre- 
mière phase  de  sa  carrière  militaire,  Julien  ne  dut  pas 
beaucoup  aux  conseils  des  généraux  que  Constance 
avait  mis  près  de  lui,  et  qui  gardèrent  d'abord  le  com- 
mandement supérieur  des  troupes.  Mais,  à  en  croire  Ju- 
lien et  les  écrivains  antiques  qui  se  sont  plus  ou  moins 
inspirés  de  lui,  les  généraux  avaient  été  placés  là,  par 
un  suzerain  jaloux,  moins  pour  l'aider  que  pour  le  sur- 
veiller, et  il  n'eut  jamais  qu'à  se  plaindre  d'eux.  D'ail- 
leurs, après  un  peu  plus  d'un  an,  la  direction  des 
affaires  militaires   lui  fut   remise   par  Constance.    Ses 


326  RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION. 

succès  lui  appartiennent  donc  vraiment,  et  les  qualités 
qu'il  montra  sont  bien  les  siennes.  Elles  contrastent, 
dès  le  début,  avec  la  prudence  des  vieux  généraux  qu'on 
lui  avait  donnés  pour  conseils.  Dès  sa  première  marche, 
il  choisit  un  chemin  dangereux,  afin  d'arriver  plus  ra- 
pidement au  but.  11  ne  cesse  d'accomplir  ou  de  com- 
mander à  ses  soldats  des  actes  d'audace.  Payant  toujours 
le  premier  de  sa  personne,  il  ne  craint  pas  d'ordonner 
des  coups  de  main  qui  paraissent  d'abord  témérai- 
res, mais  où  le  résultat  est  proportionné  à  l'effort  avec 
une  justesse  de  coup  d'oeil  presque  infaillible.  Julien 
excelle  ainsi  dans  la  guerre  de  détail,  de  surprises, 
de  stratagèmes,  presque  dans  la  guerre  de  partisans.  De 
grands  fleuves  comme  le  Rhin  ne  l'arrêtent  pas  :  ses 
soldats  le  passeront  la  nuit,  en  silence,  sur  des  barques 
que  l'ennemi  ne  voit  ni  n'entend,  au  besoin  en  se  faisant 
des  nacelles  de  leurs  boucliers.  Pour  les  rendre  plus 
expéditifs,  il  ne  se  préoccupe  pas  outre  mesure  de  leur 
approvisionnement  :  on  emporte  ordinairement  peu  de 
jours  de  vivres  :  si  les  convois  ne  rejoignent  pas  l'armée, 
le  soldat  romain  moissonnera  les  champs  de  l'ennemi,  et 
fera  son  pain  avec  le  froment  semé  par  les  Barbares. 
Cette  manière  de  combattre,  rapide  et  simplifiée,  est 
rendue  possible  à  Julien  par  le  petit  nombre  de  soldats 
qu'il  eut  à  mettre  en  ligne  pendant  son  gouvernement 
des  Gaules  :  l'armée  la  plus  nombreuse  qu'il  ait  dirigée 
alors  était  de  treize  mille  hommes.  Il  convient  d'ajouter 
que,  sauf  dans  la  bataille  de  Strasbourg,  il  eut  affaire 
soit  à  des  corps  d'ennemis  isolés,  soit  à  des  tribus  sur- 
prises sur  leur  propre  territoire.  Dans  ces  situations,  la 
légèreté  de  la  marche,  la  rapidité  des  mouvements, 
l'audace  des  attaques,  l'ascendant  personnel  du  chef, 


l 


RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION.  327 

valaient  beaucoup  :  il  ne  restait  à  peu  près  aucune 
place  aux  plans  d'ensemble  et  aux  calculs  de  la  stra- 
tégie. 

Ce  n'est  pas  à  dire,  cependant,  que  tout,  dans  l'action 
militaire  de  Julien  en  Gaule  et  en  Germanie,  ait  été 
livré  au  hasard.  On  peut,  pendant  les  cinq  années 
qu'elle  dura,  distinguer  plusieurs  phases,  où  se  marque 
la  volonté  réfléchie  du  César.  Les  deux  premières  an- 
nées sont  occupées  à  délivrer  la  Gaule  de  la  présence 
des  Germains,  et  à  reprendre  sur  ceux-ci  toute  la  rive 
gauche  du  Rhin.  En  358,  Julien  conçoit  un  plan  plus 
vaste  :  c'est  de  se  rendre  maître  de  l'embouchure  et 
des  deux  rives  du  fleuve,  afin  de  le  rouvrir  aux  flottes 
romaines.  Il  emploie  les  années  suivantes  è  consolider 
cette  conquête  par  des  moyens  qui  lui  sont  bien  per- 
sonnels :  non  seulement  en  inspectant  et  en  fortifiant 
les  postes  romains  des  bords  du  Rhin,  mais  encore  en 
franchissant  celui-ci  à  plusieurs  reprises,  pour  ravager 
les  cantons  de  la  rive  droite,  frapper  de  terreur  et 
d'impuissance  les  peuplades  germaines  et  leurs  chefs. 
Il  y  parvint  si  complètement,  que  pendant  le  reste 
de  son  règne,  même  quand  il  eut  emmené  en  Orient 
une  partie  de  l'armée  des  Gaules,  la  Germanie  ne 
bougea  plus. 

Si  Julien,  malgré  tout,  nous  apparaît  en  Gaule  avec 
quelques-uns  des  caraclères  d'un  chef  de  partisans,  il 
prend  tout  à  fait  une  physionomie  d'aventurier  dans 
l'expédition  extraordinaire  qui  le  conduisit  en  six  mois 
de  Râle  à  Constantinople.  Peut-être,  malgré  ses  périls, 
cette  marche  était-elle  la  seule  issue  possible  à  l'im- 
passe où  les  événements  de  Paris  avaient  acculé  Julien. 
Celui-ci  y  fit  preuve  de  ses  qualités  ordinaires,  l'audace, 


328  RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION. 

le  sang-froid,  la  promptitude,  la  ruse  :  sa  façon  de 
mettre  la  main  sur  la  flottille  du  Danube,  et  de  se  faire 
porter  silencieusement  par  elle,  est  un  vrai  coup  de 
partisan.  Mais  il  s'arrêta  au  moment  où  l'on  eût  pu 
juger  ses  qualités  de  général.  La  mort  opportune  de 
Constance  le  délivra  de  la  nécessité  de  combattre  non 
plus,  comme  auparavant,  des  hordes  barbares,  mais 
une  armée  romaine,  nombreuse,  aguerrie  et  régulière, 
qui  marchait  contre  lui,  et  dont  les  avant-gardes  se 
massaient  déjà  en  Thrace.  La  fortune  traita  cette  fois 
Julien  en  enfant  gâté,  lui  tressa  les  faciles  lauriers 
d'un  triomphe  sans  lutte,  mais  lui  rendit  le  bon  ou  le 
mauvais  service  de  ne  pas  permettre  à  l'histoire  de 
prendre  toute  sa  mesure. 

Peut-être  serait-il  moins  équitable  encore  de  le  juger 
d'après  la  guerre  de  Perse.  A  quelques  historiens  il  a 
paru  que,  à  ce  moment,  Julien  avait  perdu  beaucoup 
de  ses  qualités  premières.  L'orgueil  d'un  pouvoir  exercé 
sans  contrôle,  la  place  absorbante  qu'il  avait  laissé 
prendre  dans  ses  pensées  au  fanatisme  religieux,  l'a- 
vaient, à  certains  égards,  diminué.  Sa  vue  n'était  plus  si 
nette  :  il  y  avait  du  trouble  dans  son  intelligence.  Il  était 
devenu  à  la  fois  plus  obstiné  et  plus  crédule,  moins  ac- 
cessible aux  conseils  de  la  prudence,  plus  docile  à 
d'étranges  suggestions.  La  superstition  le  dominait 
maintenant  tout  entier.  Elle  n'avait  joué  aucun  rôle 
dans  ses  guerres  contre  les  Germains,  entreprises  en  un 
temps  où  il  n'avait  pas  encore  la  liberté  de  laisser 
voir  ses  sentiments  religieux.  Aucun  haruspice,  aucun 
philosophe,  ne  suivait  alors  l'armée  et  n'était  appelé  à 
donner  son  avis  sur  les  affaires  militaires.  L'étude  des 
présages  ne  jouait  aucun  rôle  dans  la  conduite    des 


RESUME  ET  CONCLUSION.  329 

troupes.  Tous  les  jours  paraissaient  également  bons 
pour  le  combat.  Au  cours  de  l'aventureuse  expédition 
contre  Constance,  pendant  laquelle  Julien  a  ouvertement 
déclaré  sa  conversion  au  paganisme,  la  superstition 
commence  à  se  mêler  d'une  façon  bizarre  aux  préoc- 
cupations du  général  et  de  ses  amis  :  cependant  elle 
ne  prend  pas  encore  une  part  active  aux  détails  du 
commandement.  Pendant  la  guerre  de  Perse,  elle  est 
devenue  l'un  des  rouages  essentiels,  l'un  des  moteurs 
principaux  de  l'armée  :  les  devins  sont  appelés  au  con- 
seil plus  souvent  que  les  généraux  :  on  marche  les  yeux 
errant  sans  cesse  à  la  recherche  des  présages  :  on  sus- 
pend les  mouvements  des  troupes  pour  étudier  le  sens 
des  signes  observés  et  ouvrir  les  rituels  divinatoires. 
Sans  doute,  à  certains  moments,  Julien  se  dégage  de 
l'obsession  païenne.  Réveillé,  pour  ainsi  dire,  de  son 
rêve,  il  retrouve  alors  toutes  ses  qualités.  Il  excelle  tou- 
jours dans  les  détails.  Il  a,  comme  autrefois,  des  coups 
d'audace  merveilleusement  réussis.  Personnellement,  il 
a  montré  la  plus  grande  bravoure.  Il  a  même  appris  deux 
choses  qui,  auparavant,  lui  étaient  peu  familières  :  l'art 
de  faire  mouvoir  de  grandes  masses,  et  celui  des  sièges. 
L'ordre  de  marche  de  l'armée,  lors  de  sa  première  étape 
sur  le  territoire  persan,  parait  réglé  avec  le  soin  le  plus 
minutieux.  La  part  personnelle  prise  par  Julien  au  siège 
de  Pirisabora  semble  révéler  en  lui  les  talents  de  l'in- 
génieur militaire,  qu'il  n'avait  pas  eu  jusque-là  l'occa- 
sion de  montrer.  Mais,  à  côté  de  ces  mérites,  ou  anciens 
ou  nouveaux,  de  graves  lacunes  commencent  à  se  faire 
voir.  Il  ne  parait  pas  qu'un  plan  défini  ait  été  tracé  à 
l'expédition  de  Perse.  La  diversion  par  le  nord,  qui 
n'amena  aucun  résultat,   mais   qui,   mieux  servie  par 


330  RESUME  ET  CONCLUSION. 

les  circonstances,  eût  pu  être  d'un  grand  effet,  semble 
avoir  été  imaginée  après  coup.  Quand  Julien,  l'armée 
et  la  flotte  sont  arrivés  devant  Ctésiphon,  on  ne  sait 
plus  quel  parti  prendre.  On  remonte  le  long  du  Tigre, 
sous  l'empire  de  pensées  nouvelles.  Arrive  l'ordre  in- 
compréhensible d'incendier  la  flotte.  Dès  lors  l'armée 
romaine  marche  vers  le  désastre  inévitable.  Julien 
meurt  à  temps  pour  laisser  à  son  successeur  la  lourde 
responsabilité  d'une  capitulation  que,  vivant,  il  n'eût 
sans  doute  pas  évitée. 

Mettons  chacun  à  son  rang.  Personne  assurément  ne 
verra  dans  Julien  l'égal  des  grands  capitaines  de  l'anti- 
quité. Ses  campagnes  de  Gaule  et  de  Germanie  restent 
bien  au-dessous  de  celles  de  Jules  César  :  sa  campagne 
de  Perse  ne  rappelle  en  rien  la  grande  expédition 
d'Alexandre,  qu'il  avait  pris  pour  modèle  :  ni  pour  le 
plan,  ni  pour  la  préparation,  ni  pour  le  succès,  elle 
n'approche  même  de  celles  de  Trajan  et  de  Septime  Sé- 
vère. Mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'au  quatrième  siècle 
l'art  de  la  guerre  était  déjà  en  décadence.  Plusieurs  des 
défauts  de  Julien  furent  probablement  ceux  de  son 
temps.  Il  faut  se  souvenir  encore  que  cet  art  ne  lui  avait 
pas  été  enseigné,  et  que,  placé  subitement  à  la  tête  des 
armées,  il  lui  fallut  tout  tirer  de  son  propre  fond.  Il 
reste  à  ce  général  improvisé  assez  de  qualités,  secon- 
daires peut-être,  mais  remarquables  encore,  pour  lui 
donner  droit  à  l'admiration. 

Les  mérites  guerriers  de  Julien  ne  doivent  pas  faire 
oublier  son  rôle  d^administrateur.  Il  parut  tout  de  suite 
y  exceller.  Mais  on  peut  croire  qu'il  était  mieux  préparé 
à  cette  partie  des  fonctions  impériales.  Bien  qu'élevé  en 
simple  particulier,  Julien  avait  probablement  deviné  de 


RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION.  331 

boûne  heure  le  vol  changeant  de  la  fortune  :  sa  lettre  à 
Themistius  montre  qu'il  s'était  fait  d'avance  un  idéal  de 
gouvernement  selon  la  justice  et  la  raison.  Pendant  cet 
âge  d'or  de  son  règne  qui  correspond  aux  cinq  années 
passées  en  Gaule,  il  y  parut  invariablement  lidèle.  «  Il 
se  montra  très  juste  envers  les  provinciaux  et,  dans  la 
mesure  du  possible,  adversaire  des  exigences  fiscales,  » 
dit  Eutrope.  Des  chrétiens,  comme  saint  Grégoire  de 
Nazianze  et  saint  Ambroise,  lui  donnent  le  même  éloge. 
Ammien  Marcellin  montre  Julien  rendant  scrupuleuse- 
ment la  justice,  et  exigeant  qu'elle  fût  rendue  ainsi.  Il 
allégea  pour  les  Gallo-Romains  le  poids  des  impôts, 
malgré  la  mauvaise  volonté  des  agents  supérieurs  du 
fisc,  et  au  risque  d'encourir  la  disgrâce  de  Constance. 
Devenu  maître  absolu  de  l'Empire,  il  s'inspira  des  mêmes 
pensées  de  bienveillance;  cependant,  en  matière  écono- 
mique et  fiscale,  l'Auguste  ne  valut  pas  le  César. 

Julien  avait  sur  l'économie  politique  les  idées  vagues 
ou  inexactes  de  son  temps;  mais  il  manquait  de  la  pru- 
dence qui  met  en  garde  contre  les  fantaisies  personnelles, 
et,  désormais  investi  du  pouvoir  de  tout  faire,  il  se  crut 
le  droit  de  tout  oser.  Eutrope  dit  qu'il  «  ménageait  peu 
le  trésor.  »  Libanius  prétend  qu'il  rêvait  de  transformer, 
au  retour  de  l'expédition  de  Perse,  tout  le  système  des 
impôts,  afin  de  les  réduire  presque  à  néant.  Dans  l'in- 
tention assurément  fort  louable  de  rendre  service  à  ses 
sujets,  il  se  livre  à  de  bizarres  expériences,  et  s'irrite 
contre  eux  de  ses  insuccès.  Là  est  une  des  causes  de  la 
haine,  si  étrange  pour  un  souverain,  qu'il  professe  pu- 
bliquement à  l'égard  des  habitants  d'Antioche.  Mais  il 
les  hait  pour  une  autre  cause  encore  que  l'échec  de  l'édit 
de  maximum;  ici  paraît  le  motif  secret  et  toujours  le 


332  RESUME  ET  CONCLUSION. 

même,  qui  fit  dévier  Julien  de  son  impartialité  première, 
et  inclina  vers  la  tyrannie  l'équitable  administrateur 
d'autrefois,  dès  qu'il  se  fut  déclaré  païen. 

On  le  voit  favoriser  certaines  villes,  se  montrer  dur  ou 
négligent  envers  d'autres,  selon  qu'elles  professaient  ou 
non  le  même  culte  que  lui.  La  dévotion  municipale  envers 
les  dieux  devint  un  titre  aux  bienfaits  administratifs. 
Elle  devint  aussi  un  titre  à  l'impunité  :  nous  avons  déjà 
dit  comment  Julien,  si  exact  à  relever  contre  les  chrétiens 
d'anciens  délits,  des  excès  de  zèle  iconoclaste  commis 
sous  les  règnes  précédents,  oublie  au  contraire  de  punir 
ou  même  empêche  de  réprimer  les  actes  d'inhumanité 
dont  les  chrétiens  étaient  victimes  sous  son  règne  de  la 
part  des  habitants  de  quelques  cités.  La  même  partialité 
se  montre  dans  le  choix  des  fonctionnaires.  Julien  s'en 
est  même  fait  une  loi,  puisqu'il  a  interdit  aux  chrétiens 
les  emplois  publics.  Les  nominations  faites  par  lui  furent 
souvent  étranges.  Il  consultait  les  antécédents  littéraires 
ou  philosophiques  des  candidats  plus  que  leurs  capacités 
administratives.  Dans  les  faveurs  ainsi  accordées  à  ses 
amis,  il  fut,  dit  Eutrope,  «  moins  scrupuleux  qu'il  ne 
convient  à  un  prince.  »  Plusieurs  d'entre  ces  favoris, 
ajoute  le  même  contemporain,  «  le  déshonorèrent  par 
leurs  actions  ^  »  Rappelons  le  gouverneur  de  la  Syrie, 
choisi,  de  l'aveu  de  Julien  lui-même,  malgré  son  peu  de 
mérite,  et  seulement  pour  être  désagréable  aux  habitants 
d'Antioche.  On  excuserait  difficilement  de  tels  faits,  et 
l'on  ne  peut  s'empêcher  de  citer,  à  ce  propos,  la  conduite 


1.  «  In  amicos  liberalis,  sed  minus  diligens  quam  principem  decuit.      * 
Fuerunl  enim    nonnulli,  qui  vulnera  gloriœ  ejus  inferrent.  »  Eutrope, 
Brev.,  X,  16. 


RESUME  ET  CONCLUSION.  333 

toute  différente  de  Constantin  et  de  ses  fils,  qui,  non 
moins  exclusifs  peut-être  que  Julien  dans  leurs  opinions 
religieuses,  ne  consultèrent  presque  jamais  celles-ci  pour 
l'attribution  des  fonctions  publiques,  élevant  indifférem- 
ment  aux  plus  hautes  charges  païens  et  chrétiens,  selon 
que  les  y  appelaient  le  mérite  ou  la  naissance. 

Je  crois  avoir  montré  de  quelles  qualités  et  de  quels 
défauts,  de  quelles  vertus  et  de  quels  vices,  de  quelles 
ombres  et  de  quelles  lumières  se  composent  la  vie  et  la 
carrière  de  Julien.  Son  intelligence  fut  plus  vive  peut- 
être  qu'étendue,  plus  capable  de  s'assimiler  les  pensées 
d'autrui  que  d'apercevoir  les  conséquences  lointaines  de 
ses  conceptions  et  de  ses  actes  :  ainsi  s'expliquerait 
comment,  placé,  en  Gaule,  devant  une  tâche  définie  et 
subordonnée,  il  y  parut  tout  de  suite  supérieur,  tandis 
que  les  desseins  formés  par  sa  seule  initiative  furent 
souvent  mal  conçus,  mal  préparés,  mêlés  d'illusions,  et 
voués  d'avance  à  l'insuccès.  Son  éducation,  son  mode  de 
penser,  semblent  d'accord  avec  l'idée  que  nous  nous  fai- 
sons ici  de  son  intelligence  :  Julien  se  montra  d'une  ex- 
trême docilité  envers  les  maîtres  qui  surent  s'emparer  de 
son  esprit  :  il  adopta  successivement  leurs  idées,  même 
quand  elles  furent  contradictoires  :  après  avoir  reçu  de 
Mardonius  un  fond  tout  hellénique,  il  accepta  de  Maxime 
et  de  la  petite  société  néoplatonicienne  les  plus  extrêmes 
tendances  du  mysticisme  oriental  :  ces  diverses  couches 
d'éducation  se  superposèrent  sans  se  mêler,  mais  sans 
qu'il  parût  sensible  à  leurs  différences,  et  se  retrouvent, 
mal  fondues,  dans  ses  écrits.  Julien  fut  toute  sa  vie  un 
disciple  plutôt  qu'un  penseur  original  :  son  âme  garda 
les  plis  que  des  mains  diverses  lui  avaient  imprimés.  Il 
paraît  de  même  au  point  de  vue  littéraire  :  on  sait  com- 


334  RESUME  ET  CONCLUSION. 

ment,  sans  avoir  eu,  dans  sa  jeunesse,  la  permission  de 
suivre  les  cours  de  Libanius,  il  s'était  assimilé  la  manière 
du  célèbre  rhéteur,  et  l'avait  si  complètement  imité ,  qu'on 
le  considérait  comme  ayant  été  à  son  école.  Ainsi  s'ex- 
pliquent même  en  partie  les  défauts  littéraires  de  Julien  : 
avec  une  vivacité  d'esprit  bien  supérieure,  il  compose 
aussi  mal  que  Libanius,  il  en  a  les  insupportables  lon- 
gueurs, relevées  seulement,  çà  et  là,  par  des  traits,  des 
saillies,  un  brillant  et  un  mordant,  qui  ne  se  rencontrent 
point  dans  les  écrits  monotones  de  l'orateur  d'Antioche. 
Cependant,  l'incohérence  des  compositions  de  Julien  ne 
tient  probablement  pas  à  la  seule  influence  de  Libanius  : 
lui-même  ne  semble  point  avoir  été  assez  pondéré,  assez 
calme,  assez  capable  de  dominer  ses  impressions  et  de 
faire  un  tri  entre  ses  idées,  pour  produire  des  œuvres 
claires,  bien  enchaînées,  de  bonnes  proportions,  où  cir- 
culent vraiment  l'air  et  la  lumière.  Ses  défauts  d'écrivain 
proviennent  en  partie  sans  doute  des  exemples  qu'il  a 
suivis,  mais  en  plus  grande  partie,  probablement,  de  la 
nature  de  son  esprit. 

On  peut  se  demander  ce  que  valut  Julien  par  le  cœur. 
Les  tristes  conditions  de  son  enfance  ne  le  disposèrent 
pas  aux  affections  de  famille.  Il  fut  privé  tout  de  suite 
des  soins  d'un  père  et  d'une  mère.  Son  frère  ne  lui  res- 
semblait ni  par  le  caractère  ni  par  les  goûts.  Le  seul 
parent  avec  qui  il  ait  été  en  rapports,  Constance,  ne  lui 
inspira  que  de  la  crainte  et  de  la  haine.  Il  fit  un  mariage 
sans  amour.  Il  n'eut  pas  d'enfants.  Les  plus  pures  sources 
des  tendresses  humaines  lui  furent  fermées.  Il  faut  le 
plaindre,  plus  encore  que  s'étonner  si  l'on  rencontre 
sous  sa  plume  peu  de  sensibilité  vraie.  Quand  il  en 
veut  prendre  le  langage,  il  s'empêtre  dans  la  plus  banale 


RESUME  ET  CONCLUSION.  335 

rhétorique  :  témoin  la  lettre  écrite  pour  consoler  Ame- 
rius  de  la  mort  de  sa  femme,  et  le  long  morceau  com- 
posé pour  consoler  son  ami  Salluste  et  se  consoler  lui- 
même  de  leur  mutuelle  séparation.  Ses  seules  affections 
sont  de  nature  toute  intellectuelle.  11  aime  Mardonius, 
comme  son  premier  éducateur  :  il  prodigue  jusqu'à 
l'excès  à  son  second  éducateur,  Maxime,  les  marques  de 
reconnaissance  et  de  respect.  Cependant,  dans  le  petit 
cercle  où,  même  devenu  empereur,  il  se  confina,  il 
semble  avoir  eu  quelques  vrais  amis.  Beaucoup  de  ceux 
qui  l'ont  pleuré  se  désolèrent  surtout  d'avoir  perdu  en 
lui  le  prince  généreux  qui  répandait  les  bienfaits  sans 
compter  sur  les  philosophes  et  les  serviteurs  des  dieux. 
Libanius  s'afflige  du  petit  nombre  d'hommes  qui  le  re- 
grettèrent sincèrement.  Mais  lui,  Libanius,  versa  sur 
Julien  de  vraies  larmes.  A  ses  yeux,  au  moins,  Julien 
semble  donc  avoir  montré  quelques-unes  des  qualités 
qui  attirent  Faffection. 

Une  dernière  question  se  pose  :  Julien  demeura-t-il  jus- 
qu'au bout  sain  d'esprit?  J'aurais  peut-être  hésité  à  la 
formuler  en  ces  termes,  si  je  n'avais  rencontré,  dans 
une  récente  biographie  du  héros,  où  l'admiration  pour 
ses  qualités  tourne  presque  au  panégyrique,  cette  affir- 
mation brutale,  qui  semble  arrachée  par  l'évidence  à  la 
sincérité  de  l'historien  :  «  Julien  était  un  dé'séquilibré*.  » 
Je  ne  souscrirai  pas  sans  réserve  à  ce  jugement.  Dans 
ce  que  nous  connaissons  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse 
de  Julien,  on  ne  voit  rien  qui  le  confirme.  Ses  écrits 
ne    témoignent  pas   d'une    pensée   très   ferme  et  très 


1.  «  Giuliano  era  un  uomo  squilibrato.  »  Negri,  VImperato  e  Guiliano 
l'Apostata,p.  399. 


336  RÉSUMÉ  ET  CONCLUSION. 

calme;  mais  ils  ne  portent  aucune  trace  d'un   défaut 
d'équilibre  intellectuel.  Ce  n'est  certes  pas  étant  César 
qu'il  en  avait  donné  des  marques.  Cependant  plus  d'un 
indice  ferait  croire  que,  pour  les  dernières  années  du 
règne  de  Julien,  le  mot  de  M.  Negri  ne  serait  pas  sans 
quelque   vérité.  La  dévotion  de  Julien  a  pris  alors  un 
caractère  d'exaltation  fébrile.  Son   commerce  avec  les 
dieux  est   continuel.  Il  les  voit,  converse  avec  eux.  Ses 
jours  et  ses  nuits  sont  peuplés  de  fantômes.  Les  statues 
lui  font  des  signes.  Tout  est  pour  lui  mystère  et  présages. 
Ses  angoisses  pendant  l'année  de  sa  rupture  avec  Cons- 
tance avaient  dû  tendre  ses  nerfs  à  l'excès.  Ses  jeûnes, 
ses  abstinences,  ses  veilles  prolongées,  le  prédisposent 
à  toutes  les  illusions.  Les  visionnaires  et  les  occultistes, 
dont  il  fait  maintenant  sa  société  habituelle,  acquièrent 
chaque  jour  sur  lui  une  plus  funeste  influence.  Que 
sa  raison  ait  un  peu  sombré  dans  une  vie  aussi  étrange, 
il  n'y  aurait  pas  lieu  de  s'en  étonner.  La  campagne  de 
Perse  semble  bien,  en  effet,  montrer  en  lui,  de  temps 
en  temps,  quelque  dérangement  d'esprit.  Sa  docilité  aux 
conseils  des  transfuges  dépasse  toiite  mesure.  L'ordre 
d'incendier  la  flotte  paraît  d'une  imprévoyance  presque 
maladive.  Sa  colère  contre  le  dieu  Mars,  parce  qu'un  sa- 
crifice n'a  pas  réussi,  est  vraiment  d'un  halluciné.  Sans 
doute  Julien,  au  dernier  moment,  s'est  ressaisi,  et  sa- 
mort,  si  elle  fut  telle  qu'on  la  raconte,  le  montre   non 
seulement    en    possession    d'une    raison  éloquente  et 
calme,  mais  encore  dépouillé  de  ses  superstitions  coutu- 
mières.  Mais  il  en  est  souvent  ainsi,  et  les  esprits  mo- 
mentanément troublés  ont  retrouvé  plus  d'une  fois  leur 
ancienne  lucidité  aux  approches  de  la  derniè  re  heure. 
Il  est  donc  possible  que  Julien  ait  été,  pendant  la  se- 


RESUME  ET  CONCLUSION.  337 

conde  période  de  sa  vie,  «  un  déséquilibré.  »  Cette 
période  coïncide  avec  le  moment  où  son  apostasie  parut 
complète  et  publique,  où  il  s'enfonça  tout  entier  dans 
le  paganisme,  et  fut  sous  l'empire  absorbant  d'une 
idée  fixe.  L'idée,  alors,  le  domina  au  point  de  lui 
faire  perdre  le  sens  du  réel.  Il  mit  des  facultés  autrefois 
belles  et  saines  au  service  d'une  chimère.  Il  les  usa,  en 
les  faisant  travailler  dans  le  vide.  Et  le  titre  d'Apostat 
est  demeuré  attaché  à  son  nom  moins  encore,  peut-être, 
pour  le  flétrir  que  pour  marquer  le  point  où  la 
déchéance  intellectuelle  commença  chez  un  prince  qui, 
dans  la  première  partie  de  sa  carrière,  avait  donné  au 
monde  de  si  nobles  espérances. 


JULIEN      l'apostat.  —-  UL  .     22 


APPENDICE  A 


LES   SOURCES  DE   L'HISTOIRE   DE   JULIEN 

De  nombreux  documents  existent  sur  Julien.  On  peut  dire, 
d'une  manière  générale,  que  peu  de  biographies  anciennes 
en  possèdent  davantage.  Les  sources  de  celle  de  Julien  se 
divisent,  d'après  leurs  origines  et  leurs  tendances,  en  païen- 
nes et  chrétiennes.  Plusieurs  sont  contemporaines.  11  en  est 
aussi  d'une  époque  plus  basse.  Nous  devons  examiner  suc- 
cessivement ces  diverses  catégories  de  documents. 

PREMIÈRE  PARTIE.  —   SOURCES  PAÏENNES 

I.  —  Julien. 

Comme  j*ai  eu  souvent  l'occasion  de  le  faire  remarquer, 
les  écrits  de  Julien  sont  pleins  de  renseignements  sur  son 
caractère  et  sur  sa  vie.  Il  est  peu  d'entre  eux  où  il  ne  se 
peigne  soit  volontairement,  soit  à  son  insu.  Une  lecture  at- 
tentive et,  comme  on  dit,  entre  les  lignes  met  souvent  en 
présence  d'une  figure  vivante  et  laisse  deviner  une  âme. 
Il  en  est  ainsi  môme  des  morceaux  de  pure  rhétorique, 
comme  les  deux  Éloges  de  Constance,  ou  d'une  satire  histo- 
rique, comme  le  pamphlet  sur  les  Césars,  ou  des  essais  de 
théologie  païenne,  comme  les  Discours  sur  le  Roi  Soleil  et 
sur  la  Mère  des  dieux,  ou  de  la  polémique  contre  Héraclius 


340  SOURCES  PAÏENNES. 

et  contre  les  mauvais  cyniques,  à  plus  forte  raison  des  frag- 
ments de  la  polémique  contre  les  chrétiens.  Mais,  de  plus, 
quelques  écrits,  et  non  des  moins  importants,  ont  propre- 
ment le  caractère  autobiographique. 

Ce  sont,  dans  Tordre  des  dates  :  l'Éloge  de  l'impératrice 
Eusébie  (356),  dans  lequel  Julien  rappelle  les  bienfaits  dont 
celle-ci  l'a  comblé;  la  Consolation  à  Saîluste  (358),  où  un  épi- 
sode pénible  du  séjour  de  Julien  en  Gaule  est  malheureuse- 
ment noyé  dans  les  flots  d'une  insipide  rhétorique;  VÉpître 
aux  Athéniens  (361),  seul  reste  d'une  série  de  lettres  aux 
villes,  dans  lesquelles  Julien  racontait,  en  manière  d'apo- 
logie, son  éducation,  sa  jeunesse,  les  événements  qui  précé- 
dèrent et  amenèrent  l'usurpation  par  lui  du  titre  d'Auguste; 
VÉpitre  à  Thémistius  (361),  où  Julien  trace  l'idéal  du  souve- 
rain qu'il  se  propose  d'être;  le  Misopogon  (363),  qui  rap- 
pelle d'abord  des  épisodes  de  sa  vie  à  Paris,  puis  raconte  les 
divers  incidents  de  son  séjour  à  Antioche;  le  Fragment  d'une 
lettre  pastorale  (363),  qui  contient  une  partie  de  son  plan  de 
réorganisation  et  de  réforme  du  paganisme  *. 

A  ces  écrits  déjà  révélateurs  vient  se  joindre  ce  qui,  ordi- 
nairement, fait  le  mieux  connaître  un  homme,  à  savoir  sa 
correspondance.  Mais  ici  l'on  éprouve  un  vif  désappointe- 
ment. La  correspondance  de  Julien  ne  peut  se  comparer, 
pour  l'étendue,  à  celle  d'autres  écrivains  célèbres  du  qua- 
trième siècle,  comme  Libanius,  dont  on  possède  près  de 
seize  cents  lettres;  Symmaque,  qui  en  a  laissé  près  de  neuf 
cent  cinquante  ;  ou  même  saint  Basile,  dont  on  en  connaît 
plus  de  trois  cents.  En  y  comprenant  la  lettre  sur  l'évêque 
renégat  Pégase,  découverte  en  1875,  et  en  rangeant  sous  la 
rubrique  «  lettres  »  beaucoup  de  pièces  qui  n'en  sont  pas, 
comme  plusieurs  édits  ou  rescrits,  l'édition  donnée  en  1876^ 

1.  Ce  dernier  écrit  a  été  l'objet  d'un  long  commentaire  d'Asmus,  Eine\ 
Encyklika  Julians  des  Abiriinnigen  und  ihre  Verlàufer,  formant  deux] 
articles  du  Zeitschrift  filr  Kirchengescfiichie,  1895. 


JULIEN.  341 

par  Hertlein  compte  80  numéros.  Si  l'on  y  joint  les  six  nou- 
velles lettres  découvertes  en  1885  par  M.  Papadopoulos  Kera- 
meus,  dans  un  manuscrit  de  la  Correspondance  de  Julien 
conservé  à  Ghalcé^,  on  possède  en  tout  quatre-vingt-six  let- 
tres ou  pièces  analogues  attribuées  à  cet  empereur.  Encore 
de  ces  quatre-vingt-six  pièces  en  est-il  environ  vingt-cinq  qui 
ont  été  contestées^,  et  l'on  peut  admettre  que  pour  dix-huit 
ou  dix-neuf  d'entre  elles  le  reproche  a  lieu  d'être  fondé  : 
non  probablement  que  des  faussaires  se  soient  donné  souvent 
la  tâche  ingrate  de  composer  des  lettres  sous  le  nom  de  l'em- 
pereur Julien,  mais  vraisemblablement  parce  que  des  épîtres 
ayant  un  autre  auteur  ont  été  attribuées  à  Julien  par  d'an- 
ciens éditeurs  de  sa  Correspondance.  Ce  qui  reste  d'authen- 
tique est  donc  peu  nombreux  :  et  encore  cette  authenticité 
est-elle,  pour  certaines  pièces,  une  authenticité  de  second 
ordre,  car  si  tel  ou  tel  édit  ou  rescrit  inséré  dans  la  corres- 
pondance est  manifestement  l'œuvre  personnelle  de  Julien, 
d'autres  paraissent  avoir  été  rédigés  par  des  secrétaires  3, 
et  avoir  été  revêtus  de  son  approbation  sans  porter  la  marque 
de  son  style. 

Il  reste  donc  un  très  faible  débris  de  l'œuvre  épistolaire  de 
Julien.  Celle-ci  fut  certainement  considérable.  Quand  on 
regarde  l'activité  incessante  et  presque  fébrile  de  Julien,  on 
se  rend  compte  qu'il  écrivit  ou  dicta  beaucoup  de  lettres.  Un 
des  témoins  de  sa  vie  nous  dit  qu'il  y  fatiguait  ses  secrétaires. 


1.  Publiées  dans  'O  sv  Kovo-iavxtvouTroXei  'EXXïjviyoç  çtXo),oYixo;  ffuXXoyoç, 
t.  XVI,  1885,  supplément,  p.  22  et  suiv.  ;  dans  le  Rheinisches  Muséum, 
t.  XLII,  1887,  p.  15  et  suiv.;  dans  la  Revista  di  Filologitty  1889,  p.  291 
et  suiv. 

2.  VoirSchwarz,  De  vita  et  scriptis  Juliani  imperatoris,  Bonn,  1888; 
Cumont,  Sur  l'authenticité  de  quelques  lettres  de  Julien,  Gand,  1889; 
Schwarz,  dans  le  Philologus,  t.  LI,  1892  ;  Bidez  et  Cumont,  Recherches 
sur  la  tradition  manuscrite  des  lettres  de  Vempereur  Julien,  dans 
Mémoires  couronnés  et  autres  Mémoires  publiés  par  l'Académii 
royale  de  Belgique,  t.  LVII,  1898. 

3.  On  a  le  nom  d'un  de  ces  secrétaires,  Nymphidianus. 


342  SOURCES  païennes. 

Libanius  le  montre  «  envoyant,  dans  une  même  journée,  des 
lettres  aux  villes,  aux  commandants  d'armée,  aux  amis  qui 
partaient,  aux  amis  qui  arrivaient,  lassant  par  la  rapidité  de 
sa  langue  la  main  des  scribes,  qui  étaient  obligés  souvent  de 
demander  du  repos,  alors  que  lui  passait  sans  fatigue  d'une 
occupation  à  une  autre  *.  »  Ces  divers  types  de  lettres  sont 
maigrement  représentés  dans  le  recueil  que  nous  possédons. 
Il  en  est  même  qui  manquent  tout  à  fait  :  on  n'y  voit  pas  de 
lettres  aux  généraux  ^.  On  peut  admettre  que  le  recueil 
existant  aujourd'hui  renferme,  au  point  de  vue  du  nombre, 
à  peu  près  l'équivalent  des  épîtres  sorties  du  cabinet  de  Julien 
en  cinq  ou  six  jours.  C'est  dire  que  l'immense  majorité  de 
ses  lettres  est  perdue.  Quelle  qu'en  soit  la  cause,  cette  perte 
est  infiniment  regrettable.  Au  dire  des  anciens,  les  lettres 
de  Julien  sont  ce  qu'il  a  écrit  de  mieux  et  ce  qui  donnait  le 
plus  de  lumière  sur  son  règne.  Ammien  Marcellin  estime 
qu'elles  sont,  par  la  gravité  et  l'agrément,  les  égales  des 
Discours  du  prince  3;  mais  Libanius,  qui  paraît  montrer 
en  ceci  un  sentiment  littéraire  plus  délicat,  déclare  que  les 
lettres  de  Julien  l'emportent  sur  ses  autres  écrits,  et  qu'il  s'y 
est    surpassé   lui-même*.  Un  siècle    plus    tard,  Zosime  y 


1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  580. 

2.  On  n'y  voit  pas  non  plus  les  lettres,  du  reste  «  peu  nombreuses  »  et 
«  renfermant  seulement  des  salutations,  »  qu'il  écrivit  au  César  Gallus 
{^ibid.,  p.  530).  —  Dans  le  paragraphe  relatif  à  Ammien  Marcellin,  nous 
indiquerons  d'autres  lettres  de  Julien,  beaucoup  plus  importantes,  que  le 
recueil  de  sa  correspondance  ne  contient  pas.  11  sera  encore  question  de 
plusieurs  lettres,  également  perdues,  dans  le  paragraphe  relatif  à  Eunape. 
—  Parmi  les  lettres  perdues,  il  y  a  aussi  un  court  billet  (èTîwToXîtj)  ppa^eï) 
à  Denys,  cité  par  Julien  (Hertlein,  p.  577)  dans  la  longue  diatribe  (JS'p.  59) 
adresséeàce  sénateur.  Je  diraiàce  propos  que  lÈ'pt^re  59,  d'une  irritation 
qui  touche  au  comique,  est  tellement  incompréhensible,  que  je  n'ai  pu  dé- 
mêler les  événements  auxquels  elle  fait  allusion,  et  lui  trouver  une  place 
dans  le  récit  da  règne  de  Julien. 

3.  «  ...  Sed  tamen  rhetoricam  amavit,  utostenditorationum  epislolarum- 
que  cjus  cum  gravitate  comitas  interrupta.  »  Ammien  Marcellin,  XVI,  5. 

4.  ...'O  Se  TToXejxûv  Te  ôpioù   xat  TiXâTTtov  Xoyouç  uàcaç  (/.opçà;  xaTaXéXoi- 


JULIEN.  343 

voit  une  source  de  renseignements  plus  abondante  que  toute 
les  autres  ^  On  ne  saurait  donc  trop  déplorer  les  hasards 
qui  ont  tari  pour  nous  presque  toute  cette  source,  et  en  ont 
laissé  à  peine  un  mince  filet  d^eau. 

Les  lettres  de  Julien  avaient  cependant  été  recueillies  aussi 
soigneusement  que  ses  autres  ouvrages.  On  vient  de  les  voir 
connues  et  jugées  par  des  écrivains  du  quatrième  et  du  cin- 
quième siècle.  Pour  en  parler  comme  il  le  fait,  Ammien  eut 
certainement  sous  les  yeux  une  collection  de  ces  lettres. 
Dans  ses  Fragments  historiques  et  dans  les  Vies  des  philoso- 
phes et  des  sophistes,  un  autre  écrivain  de  la  seconde  moitié 
du  quatrième  siècle,  Eunape,  fait  allusion  à  diverses  lettres, 
cite  même  quelques  mots  de  plusieurs  d'entre  elles.  Il 
semble  avoir  puisé  dans  un  recueil  général,  contenant  des 
pièces  de  diverses  époques,  car  si  quelques-unes  des  épîtres 
qu'il  cite  sont  adressées  à  des  sophistes,  d'autres  sont  rela- 
tives aux  guerres  de  Julien.  L'auteur  du  recueil  peut  avoir 
été  Libanius.  Le  célèbre  sophiste  d'Antioche  avait  été  en 
relations  épistolaires  avec  Julien  depuis  le  jour  de  son  éléva- 
tion au  rang  de  César.  Ces  relations  se  poursuivirent  jusqu'à 
la  fin  de  la  vie  du  prince,  car  il  correspondait  encore  avec 
celui-ci  pendant  la  guerre  de  Perse.  Libanius  possédait  donc 
un  très  grand  nombre  de  lettres  du  restaurateur  de  l'hellé- 
nisme. Ses  rapports  avec  les  amis  et  les  coreligionnaires  de 
celui-ci,  son  ascendant  sur  les  autres  sophistes  qui  avaient 
été  en  correspondance  avec  l'empereur,  lui  rendaient  facile 
de  rassembler  de  toutes  parts  beaucoup  d'épîtres.  Dès  le 
lendemain  de  la  mort  de  JuUen,  on  le  voit  préoccupé  de 


7:ev,  à7rà<rai;  \tÀv   àîravia;  vixûv,  xà  8è  auToù  t?)  tûv  £7ci<TTo).à)v.  Libanius, 
Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  624. 

1.  Ta  'louXiavoO  Trpaxôévra...  Trâpscni  rû  pou)vO|XÉV(}>  ffU»>aêtTv  àuavTa  toïç 
Xoyoi;  èvTVYX*^'*"^'^^  "^^^^  aùtoO  y.ai  xat;  è7ri(jxo)>aî;,  àç'  tùv  eveaxi  (Ji.à).t<rxa  xà 
y.axà  Tiàffav  auxt^  7ie7tpaY|Ji.éva  xfjV  oîxox;  jxsvrjV  TiepiXaêcîv.  Zosime,  III,  2. 


344  SOURCES  PAÏENNES. 

faire  connaître  des  lettres^  qui  étaient,  dit-il,  sa  seule  conso- 
lation 2.  Voir  en  lui  le  compilateur  du  recueil  que  connurent 
Ammien  et  Eiyiape  n*est  sans  doute  qu'une  hypothèse,  mais 
cette  hypothèse  ne  paraîtra  pas  téméraire. 

Cependant  il  semble  qu'au  v^  siècle  une  autre  collection 
de  lettres  et  d'actes  de  Julien,  indépendante  de  la  première, 
ait  aussi  eu  cours.  MM.  Bidez  et  Gumont,  qui  ont  jeté  sur 
toutes  les  questions  relatives  à  la  correspondance  de  Julien  * 
de  si  vives  lumières,  ont  remarqué  que  Socrate  et  surtout*  1 
Sozomène  font  mention,  dans  leurs  histoires,  de  nombreuses 
ordonnances  de  Julien,  et  les  citent  avec  une  grande  préci- 
sion. Mais  ils  ont  remarqué,  en  même  temps,  que  ces  histo- 
riens ecclésiastiques  ne  font  pas  une  seule  allusion  au4r] 
lettres  adressées  à  des  sophistes,  et  que,  d'autre  part,  ni  Liba- 
nius,  ni  Ammien,  niEunape  ne  mentionnent  aucun  des  textes 
officiels  cités  par  Sozomène.  La  conclusion  qu'ils  ont  cru 
pouvoir  tirer  de  cette  double  constatation,  c'est  que,  primi- 
tivement, il  a  existé  au  moins  deux  collections  distinctes  des 
épîtres  de  Julien,  l'une  contenant  des  lettres  purement  pri- 
vées, l'autre  composée  de  rescrits  envoyés  à  des  fonction- 
naires ou  à  des  prêtres,  d'édits  promulgués  en  certaines  villes. 
La  première  collection  a,  de  toute  évidence,  une  origine 
païenne,  puisqu'elle  paraît  avoir  été  formée  par  Libanius  ou 
quelque  autre  ami  de  Julien  ;  comme  les  pièces  composant 
la  seconde  ont,  pour  la  plupart,  trait  aux  «  Galiléens,  »  elle 
semble  avoir  été  rassemblée  par  un  chrétien,  peut-être  d'A- 
lexandrie ^,  désireux  de  conserver  les  documents  relatifs  à  la 
persécution*. 


1.  Libanius,  Ep.  1350. 

2.  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  624. 

3.  Le  nombre  est  relativement  considérable  des  documents  relatifs  aux 
affaires  d'Alexandrie  (éd.  Herllein,  Ep.  6,  9,  10,  23,  26,  36,  45,  50,  51,  56, 
58). 

4.  Bidez  et  Cumont,  Recherches  sur  la  tradition  manuscrite  des  let' 
très  de  l'empereur  Julien,  p.  14-22, 


JULIEN.  345 

Les  deux  érudits  belges,  poursuivant  le  cours  de  leurs 
hypothèses,  supposent,  non  sans  vraisemblance,  que  les  deux 
collections  parallèles  dont  il  vient  d'être  question,  et  proba- 
blement encore  d'autres  recueils  partiels,  se  fondirent,  dans 
le  cours  du  v*  siècle,  en  une  vaste  compilation.  De  celle-ci 
aurait  parlé  et  se  serait  servi  Zosime.  A  la  fin  du  v«  siècle, 
l'édition  des  Discours  et  des  épîtres  de  Julien  dont  use  cet 
historien  semble  très  répandue,  et  d'un  accès  facile  :  qui- 
conque les  désire  peut  se  les  procurer  ^  dit  Zosime,  en  insis- 
tant surtout  sur  la  valeur  documentaire  des  lettres 2.  Il  est 
certain  qu'une  collection  de  lettres  plus  considérable  que 
celle  qui  est  venue  jusqu'à  nous  exista  au  vi«  siècle  :  deux 
écrivains  de  ce  temps,  Lydus  et  Facundus,  y  copient  des 
épîtres  que  les  manuscrits  aujourd'hui  conservés  ne  contien- 
nent pas.  A  la  fin  du  x'  siècle  encore,  Suidas  connaît  des 
lettres  que  nous  ne  possédons  plus,  et  qui  peuvent  venir  de 
la  même  tradition. 

Cependant  le  recueil  qui,  d'après  une  hypothèse  vraisem- 
blable sans  être  absolument  certaine  ',  aurait  été  depuis  la 
fin  du  v«  siècle  l'instrument  de  cette  tradition  ne  serait  point, 
dans  tous  les  cas,  le  seul  qui  aurait  eu  cours  au  moyen  âge. 
L'étude  des  manuscrits  aujourd'hui  existants  oblige  à  con- 
clure que  a  la  plupart  des  épîtres  de  Julien  nous  ont  été 
transmises  par  une  autre  voie  ^.  »  Elles  paraissent  avoir  été 
répandues  et  conservées  surtout,  à  travers  le  monde  byzantin, 
dans  des  livrets  qui  les  continrent  avec  celles  d'autres  épisto- 
lographes  grecs,  comme  modèles  de  style  pour  les  gens  de 
eour  qui  avaient  à  rédiger  une  requête  ou  à  tourner  un  com- 


1.  ndpe'jTi  Ttô  pouXofiivto  <Tu),Xa6£tv.  Zosime,  III,  2. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  342. 

3.  «  Nos  recherches  ne  nous  autorisent  même  pas  à  affirmer  avec  certi- 
tude que  toutes  les  épîtres  qui  nous  sont  parvenues  aient  été  rassemblées 
dans  une  édition  complète.  »  Bidez  et  Cumont,  Recherches  sur  la  tradi. 
tion  manuscrite  des  lettres  de  l'empereur  Julien ,  p.  101. 

4.  Ibid.,  p.  27. 


346  SOURCES  PAÏENNES. 

plimenl.  C'est  dire  qu'on  fit  un  choix  parmi  les  lettres, 
prenant  celles  qui  offraient  des  formules  de  politesse  raffinée 
et  fleurie  de  préférence  à  celles  qui  traitaient  d'affaires.  A 
cette  anthologie  se  rattachent  beaucoup  des  manuscrits  qui 
nous  ont  transmis  des  lettres  de  Julien.  Une  autre  classe  de 
manuscrits,  dont  le  plus  important  est  le  Vossianus  de  la 
bibliothèque  de  Leyde,  copie  du  xiii"  siècle,  contenant  les 
Discours  et  les  épîtres,  a  emprunté  ces  dernières  à  des  collec- 
tions plus  complètes,  mais  cependant  ne  permet  point  de 
remonter  à  un  archétype  primitif.  Fût-il  donné  de  retrouver 
la  trace  de  la  collection  que  connut  probablement  Zosime, 
et  qui  paraît  avoir  été  consultée  encore  au  vu*  siècle,  peut- 
être  même  plus  tard,  il  est  probable  qu'on  y  trouverait,  avec 
un  nombre  de  lettres  beaucoup  plus  considérable  que  celui 
que  nous  possédons,  une  confusion  déjà  très  grande,  et  le 
mélange  dès  lors  formé  de  pièces  authentiques  et  de  mor- 
ceaux apocryphes. 

Les  divers  éditeurs  des  lettres  de  Julien,  depuis  l'édition 
de  Musurus,  imprimée  à  Venise  par  Aide  en  1499,  jusqu'à 
celle  de  Herllein  en  1876,  n'ont  pas  cherché  à  donner  des 
lettres  qu'ils  mettaient  au  jour  un  classement  plus  rationnel 
que  n'avaient  fait  les  copistes  du  moyen  âge  et  de  la  renais- 
sance. Ils  se  sont  contentés  d'ajouter  celles  que  l'on  décou- 
vrait :  l'édition  de  Musurus  avait  quarante-huit  lettres,  celle 
d'Herllein  en  contient  quatre-vingts,  auxquelles  il  faut  ajouter 
les  six  de  Chalcé  :  trente-huit  lettres  seulement  découvertes 
en  quatre  siècles  *  !  Mais,  quelle  que  soit  la  date  des  éditions, 
c'est  toujours  le  même  désordre  :  les  pièces  formant  une 
série,  comme  celles  qui  ont  trait  aux  affaires  d'Egypte,  sont 
réparties  ça  et  là  :  nul  effort  n'est  tenté  pour  mettre  chaque 
lettre  à   sa  date  :  quelquefois  deux  morceaux  d'une  même 


1.  Tillemont,  qui  avait  sous  les  yeux  l'édition  de  1630,  ne  connaît  en- 
core, en  1697,  que  soixante-quatre  lettres.  Histoire  des  Empereurs,  t.  IV, 
p.  564. 


JULIEN.  347 

épître  sont  imprimés  comme  deux  lettres  différentes,  ainsi 
qu'on  l'a  récemment  démontré  pour  le  n*»  14  d'Hertlein,  qui 
est  la  conclusion  du  no  74,  et  pour  le  n*»  63,  qui  fait  partie  de 
l'encyclique  incomplète  publiée  à  part  sous  le  nom  de  Frag- 
ment de  lettre.  Une  édition  nouvelle  de  ce  qui  nous  reste  de 
l'œuvre  épistolaire  de  Julien  est  devenue  nécessaire  :  les 
travaux  de  Schwarz,  de  Cumont,  de  Bidez,  ont  prouvé  cette 
nécessité  ;  et  la  collaboration  de  ces  deux  derniers  érudits  nous 
promet,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  prochain,  cette  édition 
faite  enfin  par  eux  avec  toute  la  compétence  qu'elle 'demande. 

L'exemple  des  lettres  prouve  que,  si  considérables  que 
soient  les  renseignements  fournis  sur  Julien  par  ses  propres 
œuvres,  cependant  celles-ci  ne  nous  sont  parvenues  qu'avec 
d'immenses  lacunes.  On  peut  trouver,  dans  les  auteurs  qui 
y  font  allusion  ou  qui  les  citent,  l'indication  de  ceux  de  ses 
écrits  qui  ont  péri,  soit  partiellement,  soit  en  totalité.  Dans 
le  chapitre  sur  la  polémique  de  Julien  j'ai  amplement  parlé 
de  son  ouvrage  contre  les  chrétiens  :  de  cet  ouvrage,  qui 
était  en  trois  livres,  un  seul,  le  premier,  a  pu  être  approxi- 
mativement reconstitué,  grâce  aux  citations  textuelles  qu'en 
fait  saint  Cyrille  d'Alexandrie  dans  la  réfutation  qu'il  lui  con- 
sacre. On  connaît  le  second  livre  seulement  par  huit  frag- 
ments de  quelques  lignes  fournis  par  saint  Cyrille,  par  saint 
Jérôme,  par  Théodore  de  Mopsueste,  et  un  fragment  plus 
étendu  tiré  d'Arétas;  du  troisième  livre  on  a  deux  fragments 
d'un  petit  nombre  de  lignes,  provenant  de  saint  Cyrille  et  de 
Suidas  ^  Pour  d'autres  écrits,  nous  sommes  moins  heureux 
encore,  car  on  n'en  connaît  guère  que  le  titre,  ou  quelques 
mots  à  peine  avec  le  titre. 

Telles  sont  Tépître  aux  Lacédémoniens  et  l'épître  aux 
Corinthiens,  écrites  en  octobre  ou  novembre  361,  en  même 

1.  Voir  Neumann,  Juliani  imperatoris  librorum  contra  Christianos 
gusB  supersunt,  p.  133-238;  Bidez  et  Cumont,  Recherches  sur  la  tradi- 
tion manuscrite  des  lettres  de  l'empereur  Julien,  p.  135-138. 


348  SOURCES  PAÏENNES. 

temps  queTépître  aux  Athéniens,  seule  conservée.  De  ces  deux 
pièces  fait  mention  Zosime  (IIÏ,  10)  :  à  Tune  ou  à  l'autre 
appartient  vraisemblablement  une  phrase  citée  par  lui  un 
peu  plus  haut  (III,  3);  de  l'épître  aux  Corinthiens  est  une 
autre  phrase  reproduite  par  Libanius  {Pro  Aristophane  ; 
Reiske,  1. 1,  p.  434).  Tel  est  le  traité  des  Saturnales  ou  Kpovia, 
dont  Julien  lui-même  fait  mention  [Oratio  IV  ;  Hertlein, 
p.  204),  et  dont  Suidas  a  conservé  un  fragment  (v^  'ETreSoTitxoç) . 
Tels  sont  enfin  ses  Mémoires  sur  les  guerres  de  Germanie. 

L'existence  d'un  ou  plusieurs  écrits  de  Julien,  aujourd'hui 
perdus,  sur  ce  sujet  n*est  pas  douteuse  :  mais  il  se  peut  que 
les  critiques  aient  exagéré  l'importance  ou  l'étendue  de  cette 
partie  de  son  œuvre.  Hecker,  le  premier,  en  a  reconnu 
l'existence,  et  y  a  montré,  avec  un  excès  évident,  la  source 
de  tout  ce  que  les  contemporains  ont  écrit  sur  la  vie  mili- 
taire de  Julien  ^  Schwarz  parle  de  «Commentaires  »  de 
Julien  sur  les  guerres  de  Germanie  2,  ce  qui  évoque  l'idée 
d'un  ouvrage  considérable,  à  l'instar  des  Commentaires  de 
Jules  César.  Koch  a  étudié  cette  question  avec  une  précision 
plus  grande  et  dans  un  esprit  plus  modéré  que  ses  devan- 
ciers, mais  en  accordant  cependant  un  peu  trop,  selon  moi, 
à  l'hypothèse  ^.  Voilà  ce  qui  me  paraît  devoir  être  retenu. 

Julien  publia  un  récit,  probablement  de   courte  étendue, 


1.  Hecker,  Zur  Geschichte  des  Kaisers  Julianus.  Eine  Quellenstudie. 
Wissenschaftlige  Beilage  zum  Programm  des  Kônigl.  Gymnasiums  zu 
Kreusnach,  1886.  L'exagération  de  la  thèse  de  Hecker  a  été  montrée  par 
Mendelssohn,  dans  la  préface  de  son  édition  de   Zosime  (Leipzig,    1887), 

p.  XLV. 

2.  Schwarz,  De  vita  et  scriptis  Juliani  imperatoris,  p.  11. 

3.  Je  dois  à  l'obligeance  de  M.  le  docteur  Koch  la  communication  de 
sa  thèse,  aujourd'hui  introurable,  De  Juliano  imperatore  scriptorum, 
qui  res  inGalliaab  eo  gestas  enarrarunt,  auctore  disputatio,  Arnheim, 
1890.  L'auteur  l'a  complétée  et  sur  certains  points  corrigée  dans  l'intro- 
duction de  son  livre  Kaiser  Julian  der  Abtrûnnige,  seine  Jugend  und 
Kriegsthaten  bis  zum  Tode  des  Kaisers  Constantius  (tirage  à  part  du 
Jahrbuch  fur  classiche  Philologie,  Leipzig,  1899). 


JULIEN.  349 

sur  la  bataille  livrée  par  lui  aux  Alemans  près  de  Strasbourg. 
Cela  résulte  d'un  des  Fragments  historiques  (9)  d'Eunape  : 

il  Voulant  raconter  sa  grande  expédition,  illustre  entre 
toutes,  je  n'imiterai  pas  ceux  qui  allument  mi  flambeau  en 
plein  jour,  afin  de  rechercher  les  choses  cachées.  Car  Julien 
lui-même,  le  premier  de  tous  les  écrivains,  épris  d'admira- 
tion pour  ses  propres  exploits,  a  écrit  sur  ce  combat  un  petit 
livre  tout  entier  ^  Je  ne  lutterai  pas  avec  lui,  et  je  ne  com- 
poserai pas  une  autre  histoire  du  même  sujet,  mais  je  ren- 
verrai à  ce  livre  ^  ceux  qui  veulent  contempler  à  la  fois  la 
grandeur  des  actes  et  celle  des  paroles  :  je  lui  signalerai  la 
splendeur  de  la  narration,  qui  emprunte  à  la  valeur  des  ex- 
ploits les  rayons  d'une  lumière  dont  est  illuminée  l'élo- 
quence du  discours.  Moi  donc,  sans  me  piquer  d'une  puérile 
et  sophistique  émulation,  mais  conformant  mon  récit  à  la 
vérité  de  l'histoire  et  le  dirigeant  d'après  elle,  je  parcourrai 
les  faits  passés,  et  les  rapporterai  d'après  ce  qui  a  été  dit 
avant  moi  ^.  » 

Ce  qui  se  dégage  de  toute  cette  rhétorique,  c'est  que  Ju- 
lien composa  sur  sa  grande  expédition  contre  les  Alemans  et 
sur  le  combat  célèbre  qui  la  termina,  un  livre  de  dimen- 
sions restreintes  (pi6Xi8iov),  dans  lequel  il  faisait  son  propre 
éloge.  Un  second  fragment  d'Eunape  (14)  fait  encore  al- 
lusion à  un  écrit  du  même  genre  : 

«  Sur  son  expédition  militaire  contre  les  Nardini,  Julien 
a  parlé  dans  ses  lettres  à  diverses  personnes.  Écrivant  à  un 
certain  Gyllenius  qui  avait  traité  ce  sujet,  il  lui  reproche 
d'abord  de  s'être  écarté  de  la  vérité  ;  ensuite  il  expose  l'af- 
faire telle  qu'elle  fut.  De  tels  événements,  dit-il,  n'ont  pas 
besoin  d'écrivains;   le   commentaire   de  Palamède    n'ajouta 


1.  BioXiôîov  ôXov  T^ôe  àvaôel;  tî)  piàxTj  SiîjXeev. 

2.  Tô  TTspt  TouTwv  PiêXîov   ÈTÏlTa^OfXeV. 

3.  Eunape,    Continuation  de  l'Histoire  de  Dexippe,  fragm.  9;  dans 
Mùller,  Fragm.  historicorum  grœcorum,  t.  IV,  p.  16. 


350  SOURCES  PAÏENNES. 

rien  à  la  gloire  d'Homère.  Donc,  rejetant  avec  hauteur  les 
histoires  que  d'autres  ont  écrites  de  ses  actes,  il  est  poussé 
par  la  grandeur  des  événements  à  les  raconter  lui-même.  Il 
n'en  composa  pas  la  simple  relation,  mais  il  fit  spontané- 
ment et  avec  éclat  son  éloge,  chanlant  ses  propres  louanges  * 
dans  des  épîtres  adressées  à  beaucoup  ^.  » 

Qui  sont  les  Nardini,  dont  il  est  question  en  tête  de  ce 
passage?  On  a  vainement  cherché  à  identifier  cette  peuplade 
inconnue,  dont  le  nom  est  peut-être  défiguré  par  une  erreur 
de  copiste.  L'important  est  le  fond  même  du  morceau.  On  y 
voit  d'abord  que  Julien  raconta  ses  propres  exploits  en  di- 
verses épîtres  :  allusion  probable  à  la  lettre  aux  Athéniens, 
aux  lettres  aux  Lacédémoniens,  aux  Corinthiens  et  peut-être 
à  d'autres  villes  ou  collectivités.  On  y  voit  encore  que  Julien 
fit  ces  récits  sous  forme  de  panégyrique,  ne  craignant  pas  d'y 
«  chanter  »  ses  louanges  :  cela  s'applique  bien  à  la  lettre 
aux  Athéniens,  la  seule  qui  nous  soit  parvenue.  Mais  on  y 
voit  quelque  chose  de  plus  :  c'est  qu'un  écrivain  inconnu, 
du  nom  de  Gyllenius,  avait  écrit  sur  l'expédition  contre  les 
Nardini  (?)  ;  que  Julien  fut  mécontent  de  ce  récit,  et  en  té- 
moigna son  déplaisir  à  l'auteur;  qu'il  rétablit  à  sa  manière, 
c'est-à-dire  en  se  louant  lui-même,  la  vérité  des  faits.  Voici 
donc  encore  un  témoignage  précis  sur  une  relation  compo- 
sée par  Julien,  soit  de  l'expédition  de  357,  soit  de  quelque 
autre  épisode  de  ses  campagnes  contre  les  Germains.  Il  est 
peu  probable  que  cette  relation  se  confonde  avec  le  «  petit 
livre,  »  piêXiSiov,  dont  parle  le  fragment  d'Eunape  précédem- 
ment cité. 

Une  autre  attestation,  plus  générale,  d'écrits  de  Julien  sur 
ses  guerres  de  Germanie  se  trouve  dans  Tépître  33  de  Li- 
banius,  qui  est  vraisemblablement  de  l'été  de  358,  c'est-à- 


1.   T^ivôiv. 

2- Eunape,  Continuation  de  l'Histoire  de  Dexippe,  tV.  14;  Millier, 
t.  IV,  p.  20. 


JULIEN.  351 

dire  de  l'année  qui  suivit  la  victoire  de  Strasbourg  ^  Écri- 
vant à  Julien,  alors  en  Gaule,  Libanius  lui  dit  :  «  Il  me  semble 
beau  de  te  voir,  comme  je  1  ai  entendu  raconter,  vaincre  les 
Barbares  et  mettre  en  récit  tes  victoires  ^,  à  la  fois  rhéteur 
U  général.  Acliille  eut  besoin  d'un  Homère  :  tes  trophées 
seront  transmis  à  la  postérité  par  la  voix  même  de  celui  qui 
les  a  érigés.  »  Ici,  c'est  probablement  du  [iiSXioiov  cité  dans 
le  fragment  d'Eunape  que  parle  Libanius. 

Libanius  a  fait  une  autre  allusion  encore  aux  écrits  com- 
posés par  Julien  sur  ses  victoires  :  c'est  dans  le  Prosphoneti- 
eus,  discours  prononcé  par  le  sophiste  devant  Julien  en  juillet 
362,  quelques  jours  après  l'entrée  de  celui-ci  à  Antioche  *. 
«  J'aimerais,  s'écrie  Libanius,  à  te  demander  comment  tu 
as  accomplîtes  exploits.  Mais  il  ne  sera  pas  utile  que  tu  ré- 
pondes :  il  suffira  que  tu  donnes  l'écrit  ^  où  tu  as  raconté  les 
hauts  faits  dont  tu  es  deux  fois  l'auteur,  et  comme  écrivain 
et  comme  général.  Je  m'en  servirai  un  peu  plus  tard  pour  un 
plus  long  discours,  si  les  dieux  m'accordent  de  pouvoir  lancer 
ma  barque  en  plein  océan  ^.  »  La  date  du  Prosphoneticus 
peut  laisser  en  doute  s'il  s'agit  encore  ici  de  la  relation  de 
la  victoire  de  Strasbourg,  ou  s'il  s'agirait  de  quelque  autre 
écrit  dans  lequel  Julien  aurait  raconté  ses  expéditions  posté- 
rieures, peut-être  môme  celle  qui  le  conduisit  de  Gaule  à 
Gonstantinople;  mais  cette  seconde  hypothèse,  en  l'absence 
de  toute  attestation  précise,  me  paraît  bien  douteuse.  Quand, 
le  1"  janvier  363,  Libanius  prononça  le  discours  en  l'hon- 
neur du  consulat  de  Julien,  il  n'avait  sous  les  yeux  que  le 
,8i6XiSiov,  car,  ainsi  que  le  reconnaît  Koch,  «  après  la  bataille 
de  Strasbourg  il  s'arrête  brusquement  dans  son  récit,  et,  en 


1.  Voir  Sievers,  Bas  Leben  des  Libanius,  p.  246. 

2.  Kaî  ràç  vixa;  ecç  ffUYypaçyiv  àyetv. 

3.  Voir  plus  haut,  p.  14. 

4.  Ti^v  (TUYYpaÇT^v. 

5.  Libanius,  Prosphoneticus  ;  Reiske,  t.  I,  p.  413. 


352  SOURCES  PAÏENNES. 

dehors  de  ce  qu'il  emprunte  à  TÉpître  aux  Athéniens,  il  ne 
dit  plus  que  des  généralités,  évidemment  parce  qu'il  ne  sa- 
vait rien  de  plus  K  » 

En  résumé,  je  ne  distingue  avec  certitude,  parmi  les  écrits 
perdus  de  Julien,  que  deux  opuscules  ayant  trait  à  ses  guerres  : 
le  «  petit  livre  »  sur  l'expédition  de  357,  attesté  clairement 
par  Eunape,  et  objet  d'une  allusion  non  moins  claire  dans  la 
lettre  33  de  Libanius,  écrite  en  358;  la  lettre  à  Cyllenius, 
au  sujet  d'une  des  expéditions  germaniques  de  Julien,  ren- 
fermant à  la  fois  un  blâme  de  cet  écrivain  et  un  récit  fait  en 
guise  de  correctif  par  Julien  lui-môme. 

L'œuvre  littéraire  de  Julien,  telle  que  nous  la  connais- 
sons, peut  donc  se  reconstituer  ainsi  :  i°  ses  compositions  de 
longue  haleine,  que  les  anciens  englobaient  toutes,  quels 
qu'en  fussent  la  forme  et  le  sujet,  sous  le  nom  de  Discours, 
Xoyoi;  2°  ses  épîtres,  iTricToXai,  recueil  mutilé  de  lettres  pri- 
vées et  de  pièces  officielles;  3®  un  écrit  en  partie  conservé 
par  les  citations  d'autres  auteurs,  le  livre  contre  les  chré- 
tiens; 4**  les  écrits  entièrement  perdus,  comme  quelques 
lettres  apologétiques  aux  villes,  les  Kpovia,  et  probablement 
deux  relations  distinctes  sur  les  guerres  faites  par  Julien 
pendant  son  gouvernement  des  Gaules,  c'est-à-dire  le  ûi^XiSiov 
sur  la  bataille  de  Strasbourg  et  le  récit  contenu  dans  Tépître 
à  Cyllenius  ^. 

Une  question  se  pose  :  dans  quelle  mesure  les  écrits  de 


1.  Koch,  Kaiser  JuUan  der  Abtrûnnigey  p.  342. 

2.  Éditions  complètes  de  Julien  :  Martinius  et  Cantoclarus,  Paris,  1583; 
Petau,  Paris,  1630;  Spanheim,  Leipzig,  1696;  Hertlein,  Leipzig,  1875-1876. 

Éditions  partielles  :  Misopogon  et  Épîtres,  Martinius,  Paris,  1566;  — 
Césars,  Hensiger,  Gotha,  1736;  —  Épîtres,  Heyler,  Mayence,  1828;  — 
Contra  Christianos,  Neumann,  Leipzig,  1880. 

Traductions  françaises  :  Œuvres  complètes,  Tourlet,  Paris,  1821  ;  — 
Talbot,  Paris,  1863;  —  les  Césars  de  l'empereur  Julien,  avec  des  remar- 
ques et  des  preuves  enrichies  de  plus  de  300  médailles,  Spanheim, 
Paris,  1683;  Amsterdam,  1728. 


JULIEN.  853 

Julien,  pris  comme  source  historique,  méritent-ils  la  con-" 
fiance?  jusqu'à  quel  point  doit  être  accepté  son  témoignage 
sur  lui-même,  sur  ses  adversaires,  sur  ses  amis,  sur  les  évé- 
nements de  sa  courte  et  orageuse  existence? 

Il  est  certain  que  toute  autobiographie  —  et  beaucoup  des 
écrits  de  Julien  ont  ce  caractère  —  doit  être  lue  avec  précau- 
tion. Tout  homme  se  racontant  lui-môme  et  jugeant  ceux 
avec  qui  il  s'est  trouvé  en  rapport  est  sujet  à  d'étranges  illu- 
sions. Une  raison  générale  de  prudence  s'impose  donc  à  qui- 
conque interroge  des  mémoires  personnels.  Cette  prudence 
devra  être  plus  attentive  et  plus  particulière  si  leur  auteur 
écrivit  sous  la  dictée  de  la  passion  ou  de  l'intérêt.  Tel  fut,  à 
n'en  pas  douter,  le  cas  de  Julien. 

Passionné,  il  le  fut,  certes,  dans  sa  haine  contre  Constance, 
en  qui  il  voyait  le  persécuteur  de  sa  jeunesse;  passionné,  il 
le  fut  aussi  dans  sa  haine  contre  les  chrétiens,  comme  dans 
son  ardent  amour  pour  la  civilisation  païenne.  Cette  couleur 
de  passion  est  répandue  sur  tous  ses  écrits.  Mais  les  princi- 
paux d'entre  eux,  ceux-là  précisément  oii  il  se  raconte,  por- 
tent non  moins  visible  la  marque  de  l'intérêt.  Ce  sont  des 
apologies  ou  des  actes  d'accusation,  dans  l'un  ou  l'autre  cas 
des  plaidoyers.  Telle  est  la  lettre  aux  Athéniens,  dans  la- 
quelle Julien  s'efforce  par  le  récit  de  sa  vie  de  justifier  son 
usurpation.  Tel  est  le  Misopogon,  diatribe  virulente  contre 
les  habitants  d'Antioche.  C'est  l'avocat,  c'est  l'accusateur 
public,  ce  n'est  pas  l'historien  qui  écrit  de  telles  œuvres. 
Même  quand  il  ne  songeait  ni  à  se  défendre  ni  à  attaquer, 
Julien  demeurait  jaloux  de  se  présenter  lui-môme  à  la  pos- 
térité sous  le  jour  le  plus  favorable.  On  l'a  vu  plus  haut,  par 
des  remarques  naïves  d'Eunape  et  la  polémique  malheureu- 
sement perdue  avec  Cyllenius.  S'il  raconta  lui-même  ses 
guerres,  c'est  parce  qu'on  n'est  bien  loué  que  par  soi-même, 
et  qu'il  tenait  à  être  loué.  On  a  donc  le  droit  de  se  défier  de 
l'impartialité  et  même,  dans  une  certaine  mesure,  de  la  sin- 

JULIEN'  l'apostat.  —  III.  23 


354  SOURCES  PAÏENNES. 

cérité  de  Julien  :  et,  à  ce  propos,  il  sera  permis  de  rappeler 
que,  pendant  sa  jeunesse,  se  sentant  ou  se  croyant  entouré 
d'ennemis,  il  avait  pris  des  habitudes  de  dissimulation  dont 
ses  amis  païens  lui  firent  parfois  un  mérite  \  dont  jamais  il 
n'éprouva  la  moindre  honte  2,  et  dont  tout  son  être  moral 
paraît  avoir  gardé  le  pli.  Sans  vouloir  exagérer  la  portée 
de  ces  réflexions,  nous  conclurons  que,  toutes  les  fois  qu'il 
est  impossible  de  contrôler  par  un  autre  témoignage  contem- 
porain et  absolument  indépendant  une  assertion  de  Julien,  il 
est  prudent  de  ne  point  accepter  celle-ci  sans  réserve.  Là  où 
le  contrôle  est  possible,  on  trouve  plus  d'une  fois  Julien  en 
défaut.  Il  se  dégage  sans  doute  de  Timmense  travail  littéraire 
de  Julien  un  nombre  très  considérable  de  faits  ;  mais  ce  qu'on 
voit  s'y  peindre  surtout,  c'est  un  portrait  moral  de  l'homme, 
oh  les  défauts  mêmes  qui  doivent  mettre  son  historien  en 
défiance  sont  autant  de  traits  de  caractère. 

Il  est  une  partie  de  l'œuvre  de  Julien  à  laquelle  son  carac- 
tère officiel  donne  une  place  à  part.  C'est  son  œuvre  législa- 
tive. Nous  sommes  loin  de  la  connaître  tout  entière.  A  cause, 
probablement,  des  tendances  antichrétiennes  de  beaucoup 
de  lois  promulguées  par  Julien,  les  compilateurs  des  Codes 
ne  voulurent  pas  les  recueillir.  Quelques-unes,  cependant, 
inspirées  par  cet  esprit,  mais  moins  dures  dans  les  termes, 
y  eurent  entrée.  Mais  la  plupart  de  celles  qui  ont  une  portée 
hostile  aux  chrétiens  nous  sont  venues  par  d'autres  voies. 

En  tout,  les  deux  recueils  juridiques  formés  au  v®  et  au 
VI®  siècle,  le  Code  Théodosien  et  le  Code  Justinieriy  rapportent 
quarante-deux  constitutions  de  Julien.  Beaucoup  ont  trait 
à  des  questions  d'intérêt  secondaire  et  courant,  et  ne  tou- 
chent pas  aux  réformes  d'ordre  politique,  administratif 
ou  religieux  qui  furent  la  préoccupation  dominante  de  Julien. 

1.  Libanius,  Epitaphios  Juliani;  Reiske,  t.  I,  p.  528. 

2.  Julien,  Ep.  42  ;  Hertlein,  p.  546. 


JULIEN.  355 

Celles  qui  s'y  rapportent,  relatives  aux  biens  des  proscrits,  à 
l'or  coronaire,  aux  propriétés  des  villes,  aux  curies,  aux  trans- 
ports publics,  à  la  nomination  des  professeurs,  au  règlement 
des  funérailles,  se  rencontrent  au  Code  Théodosien,  VIII,  v, 
12,  13,  15;  IX,  xvn,  5;  XII,  i,  50,  51,  52,  53,  54,  56;  xm,  1; 
XIII,  1,4;  m,  4,  5. 

D'autres  lois,  édits  ou  rescrits  de  Julien  ont  été  publiés 
dans  le  recueil  de  sa  correspondance  :  pièces  officielles  rela- 
tives aux  Alexandrins  {Ep.  6,  9,  10,  26,  51,  58);  édits  aux 
Thraces,  aux  Juifs,  au  peuple  d'Antioche  [Ep.  11,  25, 47,  54); 
édit  sur  les  professeurs  chrétiens  [Ep.  42)  ;  rescrit  au  peuple 
de  Bostra  {Ep.  52)  ;  texte  plus  développé  de  Tédit  sur  les 
funérailles  i^Ep.  77). 

Enfin,  les  écrivains  chrétiens,  surtout  Grégoire  deNazianze, 
les  historiens  Socrate  et  Sozomène,  font  allusion  à  de  nom- 
breuses lois  spécialement  dirigées  contre  leurs  coreligion- 
naires; on  trouve  même  dans  saint  Grégoire  et  dans  Socrate 
la  citation  textuelle  de  deux  passages  d'une  loi  sur  l'ensei- 
gnement, qui  paraît  différente  de  celle  que  fait  connaître 
l'Épître  42. 

Il  resterait,  pour  être  complet,  à  indiquer  ici,  auprès  de 
l'œuvre  de  Julien,  d'autres  sources  qui  font,  pour  ainsi  dire, 
corps  avec  elle,  et  se  rapportent  directement  à  sa  personne  : 
sources  épigraphiques  et  iconographiques.  Mais  les  unes  sont 
très  minces,  et  les  autres  assez  peu  sûres.  Quelques  mots, 
pour  finir,  suffiront. 

L'épigraphie  de  Julien,  c'est-à-dire  les  inscriptions  oh  son 
nom  se  rencontre,  offre  peu  de  particularités  intéressantes. 
La  courte  durée  de  son  règne  n'a  point  permis  l'érection  de 
beaucoup  de  monuments  nouveaux;  ceux  qui  avaient  été 
commencés,  comme  les  temples,  ont  été  promptement  inter- 
rompus, avant  que  leur  dédicace  ait  pu  avoir  lieu  :  de  là  sans 
doute  le  petit  nombre  des  tituli  officiels  commémorant  son 
nom  et  ses  titres.  Peut-être  même,  si  Ton  y  regardait  de  très 


356  SOURCES  PAÏENNES. 

près,  répigraphie  contredirait-elle  l'idée  que  Julien  et  ses 
amis  ont  essayé  de  donner  de  sa  position  vis-à-vis  de  Cons- 
tance. Clinton  a  publié,  dans  ses  Fastus  romani  (t.  II,  p.  98), 
une  inscription  commémorant  la  reconstruction  des  thermes 
de  Spolète  par  Constance  Auguste  et  Julien,  encore  César  : 
dans  ce  texte,  officiel,  par  conséquent  rédigé  avec  l'appro- 
bation de  Constance,  Julien  est  qualifié  de  victoriosissimus 
Csesar,  ce  qui  semble  indiquer  peu  de  jalousie  de  la  part  du 
suzerain,  qui  ne  prend  lui-môme  aucune  épithète  de  ce  genre, 
et  se  contente  de  l'appellation  banale  de  semper  Augustus. 
Mais  ce  qui  est  plus  remarquable  encore,  c'est  le  nombre 
insignifiant  des  textes  épigrapbiques  faisant  allusion  à  la  révo- 
lution religieuse  tentée  par  Julien  :  une  inscription  d'une 
petite  ville  de  Numidie,  Gasae,  qui  l'appelle  restaurator  liher- 
tatis  et  romanae  religionis  [Corpus  inscr.  lat.,  t.  VIII,  4326); 
une  inscription  de  Thibilis,  qui  salue  en  lui  «  le  restaurateur 
des  sacrifices  »  [Recueil  de  Constantine,  t.  XXVII,  1892,  p.  255)  ; 
une  inscription  orientale,  qui  le  qualifie  de  filosofiae  magister 
[Ephemeris  epigraphica^  t.  IV,  1388);  une  inscription  grecque 
du  Hauran,  relatant  que  «  sous  le  règne  de  FI.  Cl.  Julien,  em- 
pereur auguste,  les  sacrifices  ont  été  renouvelés  et  le  temple  a 
été  restauré  l'an  256  (de  l'ère  de  Bostra,  362  de  notre  ère), 
le  5  Dustros  »  (R.  Dussaud,  Mission  dans  les  régions  déserti' 
gués  de  la  Syrie  tnoyenne,  1903,  n°  108,  p.  276). 

Quant  à  l'iconographie,  on  se  demande  avec  curiosité  ce 
qu'elle  peut  nous  apprendre  de  Julien.  Possède-t-on  de  véri- 
tables portraits  de  lui?  La  question  est  plus  intéressante  pour 
cet  empereur  que  pour  d'autres  souverains,  car  son  extérieur 
a  joué  un  grand  rôle  dans  la  polémique  de  son  temps,  a  été 
raillé  par  les  habitants  d'Antioche,  et,  en  réponse  à  leurs  dia- 
tribes, peint  par  lui-même  en  traits  moitié  plaisants,  moitié 
sérieux,  dans  le  Misopogon\  Deux  contemporains  de  Julien 

1.  Voir  plus  haut,  p.  161-163. 


JULIEN.  357 

l'ont  aussi  décrit;  l'un,  Grégoire  de  Nazianze,  dans  un  esprit 
peu  bienveillant  ^  l'autre,  Ammien  Marcellln,  dans  un  senti- 
ment favorable  2,  sans  qu'il  y  ait  opposition  absolue  entre  les 
croquis  tracés  par  l'un  et  par  l'autre.  11  serait  précieux  de 
comparer  à  ces  témoignages  écrits^  et  assurément  de  première 
main,  une  effigie  digne  de  foi.  En  existe-t-il? 

On  répondra  négativement  pour  les  statues.  Il  est  à  peu 
près  démontré  aujourd'hui  que  les  deux  statues,  celle  du 
musée  du  Louvre  et  celle  du  musée  des  Thermes,  où,  pen- 
dant longtemps,  tous  les  archéologues,  à  la  suite  de  Visconti, 
avaient  reconnu  Julien,  représentent  un  prêtre  stéphano- 
phore^.  On  n'en  connaît  pas  le  lieu  d'origine,  et,  eussent- 
elles  été  trouvées  à  Paris,  leur  attribution  à  Julien  resterait 
fort  douteuse,  car,  au  temps  oh  il  habita  celte  ville  avec  le 
titre  de  César,  il  ne  porta,  comme  le  personnage  qu'elles 
représentent,  ni  la  barbe,  ni  le  costume  de  philosophe. 
Reste  le  buste  d'Acerenza.  Dès  1882,  François  Lenormant, 
visitant  le  sud  de  l'Italie,  reconnut  Julien  dans  un  buste 
colossal  de  guerrier  qui  surmonte  le  fronton  de  la  cathédrale 
d'Acerenza,  petite  ville  de  la  Fouille'*.  En  1901,  cette  hypo- 
thèse fut  renouvelée  par  M.  Salomon  Reinach^.  Elle  est  con- 
tredite par  deux  faits  :  le  buste  s'écarte  absolument  du  style 
du  IV®  siècle^;   la  figure  d'Acerenza,   aux  cheveux    courts 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  V,  23. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXV,  4. 

3.  Revue  archéologique,  t.  XXXVIII,  1901,  p.  342:  t.  XXXIX,  p.  259. 

4.  François  Lenoimant,  A  travers  VApulie  et  la  Lucanie,  t.  I,  p.  231. 

5.  Salomon  Reinach,  Un  portrait  authentique  de  l'empereur  Julien, 
dans  Revue  archéologique,  t.  XXXVIII,  p.  337-359.  Comme  exemple  de 
r  «  à  peu  près  »  où  l'on  en  est  encore,  en  France,  quand  il  s'agit  de  Julien, 
je  dirai  que  dans  cette  note,  très  érudite,  M.  Salomon  Reinach  appelle 
Constance  «  l'oncle  »  de  Julien,  et  cite  les  écrits  de  celui-ci  d'après  la  traduc- 
tion française  de  Talbot. 

6.  E.  Michon,  dans  Revue  archéologique,  t.  XXXIX,  p.  259  et  suiv.  — 
M.  Delbrùck,  ian&  Zeitschrift  fur  bildende  Kunst,  octobre  1902,  cité  par 
M.  Venturi,  Storia  delV  arte  italiana,  t.  III,  1903,  voit  même  dans  le  buste 
d'Acerenza  une  imitation  de  l'antique,  et  y  reconnaît  l'empereur  Frédéric  II. 


358  SOURCES  païennes. 

et  rares,  à  la  barbe  courte,  au  nez  court  et  relevé,  ne  res- 
semble nullement  au  visage  de  Julien  tel  que  le  représen- 
tent les  monnaies,  avec  le  nez  droit  et  long,  les  cheveux 
abondants  et  lisses,  faisant  bourrelet  sur  la  nuque,  la  barbe 
plus  ou  moins  longue  et  épaisse,,  suivant  les  époques^. 

Mais  les  monnaies  sont-elles  ressemblantes?  M.  Babelon, 
qui  a  consacré  aux  séries  conservées  à  Paris  une  longue  et 
minutieuse  étude  ^,  répond  affirmativement,  en  réfutant 
Bernoulli^  et  M.  Salomon  Reinach*,  qui  refusaient  aux  mé- 
dailles de  Julien  toute  valeur  de  portrait.  Dans  celles  qui 
appartiennent  à  la  première  période  du  règne,  correspondant 
à  son  séjour  en  Gaule  avec  le  titre  de  César  (355-360),  il 
apparaît  sans  barbe,  avec  des  traits  bien  individuels  :  les 
sourcils  bien  marqués,  le  nez  long  et  tombant  droit,  le  col 
puissant,  le  buste  très  ample  (Babelon,  pi.  VII,  n°''2et3)^. 
Sur  celles  de  la  seconde  période,  qui  va  de  l'usurpation  de 
mai  360  à  l'entrée  à  Gonstantinople  en  décembre  36i ,  Julien 
paraît  avec  les  mêmes  traits,  encore  imberbe,  mais  portant 
sur  la  tête  le  diadème  perlé  ou  gemmé  qu'il  prit  pour  la 
première  fois  à  Vienne  en  novembre  360  {ibid.^  n°^  5-10).  La 


1.  Sur  un  marbre  encastré  dans  un  mur  de  l'église  d'Acerenza  se  lit 
une  dédicace  à  «  Julien  réparateur  du  monde  ;  »  sur  une  autre  pierre  an- 
tique, servant  de  marche  au  campanile  de  la  même  église,  on  a  cru  lire 
...  VLIAN.  Mais  la  dédicace  est  de  trop  petite  dimension  pour  avoir 
appartenu  au  monument  dont  faisait  partie  le  buste  colossal  :  quant  au 
fragment  d'inscription  où  l'on  avait  lu  presque  entier  le  nom  de  Julien, 
il  porte,  examiné  de  plus  près,  les  lettres  HLIANO)  qui  excluent  ce 
nom.  E.  Michon,  p.  289. 

2.  L'iconographie  monétaire  de  Julien  l'Apostat,  1903  (extrait  de  la 
Revue  Numismatique).  Cf.  Revue  des  questions  historiques,  avril  1904, 
p.  580-586. 

3.  Rôm,ische  Ikonographie,  t.  IV,  p.  42-44. 

4.  Revue  archéologique,  t.  XXXVIII,  p.  342. 

5.  Cf.  Ammien  Marcellin,  XV,  8;  XXV,  4  :  vultum  excitalius  gratum... 
▼enustate  oculorum  micantium  flagrans...  superciliis  decoris  et  naso 
recto...  humeris  vastis  et  latis. 


JULIEN.  359 

troisième  période  s'étend  de  la  fin  de  361  jusqu'à  juin  363, 
date  de  la  mort  de  Julien.  C'est  alors  qu'il  laisse  pousser  sa 
barbe,  symbole  de  son  adhésion  à  l'ancien  culte  et  à  la 
philosophie  païenne.  Les  pièces  frappées  à  Constantinople  le 
montrent  (pi.  VIII,  n°  1)  légèrement  barbu,  avec  une  barbe 
beaucoup  plus  longue  (n°  2),  plus  longue  encore  (n"  3),  tou- 
jours plus  longue  (n°^  4-7),  séparée  en  grosses  touffes  et 
encadrant  une  figure  plus  rude  et  plus  laide  (n°^  8  et  10). 
De  même  les  pièces  frappées  à  Antioche,  où  Julien  résida 
pendant  huit  mois,  de  juin  362  à  mars  363  (pi.  VIII,  n*»^  11-16), 
le  représentent  avec  une  barbe  de  plus  en  plus  longue  et 
épaisse.  La  beauté  de  Julien  César  a  disparu,  bien  que  les 
traits  essentiels  et  la  forme  du  visage  restent  les  mêmes.  On 
a  sous  les  yeux  l'homme  à  Textérieur  chaque  jour  plus 
négligé,  qui  a  tracé  sa  propre  caricature  dans  le  Misopogon. 
Julien  nous  apprend  que  ce  caractère  hirsute  de  son  visage 
était  marqué  sur  ses  monnaies,  car,  ajoute-t-il,  ses  ennemis 
d'Antioche  «  riaient  de  la  figure  barbue  que  celles-ci  lui 
donnaient  ^  »  Les  remarques  faites  à  propos  des  pièces 
émises  à  Constantinople  et  à  Antioche  s'appliquent  aussi  à 
celles  de  Sirmium,  de  Nicomédie,  de  Cyzique  (pi.  IX,  1-8)  : 
mais  la  précision  est  moins  grande  pour  les  pièces  qui  ont  été 
frappées  dans  des  ateliers  éloignés  alors  de  la  résidence 
impériale,  comme  celui  de  Lyon. 

M.  Babelon  a  fait  entrer,  en  1901,  au  cabinet  des  médailles 
une  petite  intaille  sur  sardoine,  dans  laquelle  il  reconnaît  un 
portrait  de  Julien  traité  plus  librement  que  sur  les  monnaies, 
lesquelles,  si  réalistes  qu'elles  soient,  ne  donnent  jamais 
qu'une  effigie  officielle.  Cette  intaille  montre  un  Julien  encore 
plus  barbu  que  celui  des  monnaies.  A  lui  s'applique  tout  à 
fait  le  mot  du  Misopogon  :  «  Je  n'ai  pas  la  liberté  de  manger 
avidement  ni  de  boire  la  bouche  bien  ouverte;  il  faut  que  je 

1.  Misopogon;  Herllein,  p.  459. 


360  SOURCES  païennes. 

prenne  garde  d'avaler  à  mon  insu  des  poils  avec  ma  barbe  \  » 
Il  me  semble  même  apercevoir  ici  «.  la  lèvre  inférieure  tom- 
bante ))  dont  parle  Ammien  Marceliin  (XXV,  4),  et  que  les 
médailles  ne  reproduisent  pas  ^. 

Ce  qu'elles  rendent  très  exactement,  ce  sont  les  cheveux. 
Ceux-ci,  tout  au  contraire  de  la  barbe,  sont  soyeux  et  flexibles. 
Julien,  dans  la  dernière  partie  de  sa  vie,  les  peignait  proba- 
blement fort  peu  :  il  se  les  faisait,  dit-il,  rarement  couper  :  il 
parle  même  de  la  «  crasse  »  dont  ils  étaient  remplis  ^.  Mais 
ces  cheveux  étaient  si  fins,  qu'ils  semblaient  peignés  naturel- 
lement, dit  Ammien  Marceliin;  capillis  tanquam  pexissetmol- 
libus  (XXV,  4).  C'est  bien  ainsi  que  les  montrent  les  effigies 
monétaires,  aussi  bien  les  gracieux  profils  de  Julien  César  que 
les  hirsutes  figures  de  362  et  363. 

Beaucoup  de  questions  encore  pourraient  se  poser  au  sujet 
de  la  numismatique  de  Julien.  11  serait  intéressant  de  recher- 
cher pourquoi  (à  l'exception  des  médailles  alexandrines,  qui 
le  représentent  en  Sérapis,  et  quelquefois  accompagné  d'I- 
sis  *)  on  ne  rencontre  sur  ses  médailles  d'autres  signes  de  pa- 
ganisme que  le  bœuf  Apis^,  gravé  au  revers  de  grands 
bronzes  portant  la  légende  SECVRITAS  REIPVBLICAE.  Il  se- 
rait surtout  intéressant  de  reconstituer  l'iconographie  moné- 
taire d'Hélène,  l'infortunée  femme  de  Julien.  Mais,  comme  on 
vient  de  le  voir,  le  travail  est  presque  complètement  fait  pour 
l'iconographie  monétaire  de  cet  empereur,  et,  si  les  statues 
et  les  bustes  manquent,  les  médailles  forment  un  commen- 
taire très  clair  et  même  très  vivant  de  son  histoire  ^. 

1.  Misopogon;  Hertlein.  p.  434.  —  2.  «  Ore  paullo  majore,  labro  infe- 
rius  deraisso.  »  Ammien  Marceliin,  XXV,  4.  Une  note  de  Valois  sur  ce 
passage  (éd.  1681,  p.  428)  dit:  «  Certe  in  veteribus  nummis  Juliani  etiam- 
num  apparet  labeonem  eum  fuisse.  »  Je  ne  sais  à  quels  numrni  tait  allu- 
sion le  commentateur,  et  j'appelle  sur  ce  passage  l'attention  des  numis- 
mates. —  3.  Misopogon;  Hertlein,  p.  436.  —  4.  Babelon,  pi.  X,  n°»  12, 13. 
—  5.  Cf.  Socrate,  Uist.  eccL,  HT,  17;  Sozomène,  Hist.  eccL,  V,  19.  — 
6.  Voir  encore,  sur  la  numismatique  de  Julien,  Eckhel,  Doctrina  num- 
morumveterum,  1792-1798,  t.  VHI;  Coh^n,  Médailles  impériales,  t.  VI, 


LIBANIUS.  361 


II .  —  Libanius. 


Au  premier  rang  des  contemporains  qui  ont  parlé  de  Julien 
est  Libanius.  De  tous  les  écrivains  du  quatrième  siècle  aucun 
ne  s'est  plus  assimilé  à  Julien,  n'a  plus  étroitement  épousé  ses 
idées  et  ses  passions,  et,  ajoutons-le,  ne  Pa  plus  sincèrement 
aimé.  Les  renseignements  qu'il  nous  donne  sur  la  vie  de  son 
prince  sont  comme  la  suite  naturelle  de  ceux  qu'a  laissés 
Julien  lui-môme  :  ils  ne  forment,  pour  ainsi  dire,  qu'un  tout 
avec  ceux-ci.  Libanius  se  présente  à  nous  comme  l'homme 
qui  fut  peut-être  le  moins  capable  de  juger  Julien,  mais  aussi 
comme  le  seul  de  son  intimité  dont  les  écrits  nous  soient 
parvenus.  Les  discours  et  les  épîtres  de  Libanius  sont,  en 
quelque  sorte,  inséparables  des  discours  et  des  épîtres  de 
Julien. 

Une  partie  considérable  de  son  œuvre  est,  en  effet,  con- 
sacrée à  celui-ci.  Libanius  entra,  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
en  relations  épistolaires  avec  Julien  dès  que  le  cousin  de 
Constance  fut  devenu  César.  Il  demeura  son  correspondant 
jusqu'à  la  mort  tragique  du  prince.  On  a  quelques  lettres  de 
Julien  à  Libanius  (Hertlein,  3,  14-74,  27)  *,  Mais  on  a  beau- 
coup plus  de  lettres  de  Libanius  à  Julien,  depuis  celle  de  358, 
citée  plus  haut,  où  il  fait  allusion  au  livre  sur  la  guerre  de 
Germanie,  jusqu'à  celles  qu'il  lui  écrivait  encore  d'Antioche 
pendant  la  guerre  de  Perse.  On  a  surtout  de  très  nombreuses 
lettres  de  Libanius  relatives  aux  événements  du  règne  de 
Julien,  quelques-unes  par  lesquelles  il  intervient  près  de  ma- 


1862;  le  paragraphe  Coins,  rédigé  en  partie  d'après  les  médailles  de  Julien 
conservées  au  British  Muséum,  dans  le  Julianus  de  Wordsworth,  Dic- 
tionary  of  Christian  biography,  t.  III,  p.  523-525. 

1.  La  lettre  44,  qui  porte  en  divers  manuscrits  le  nom  de  Libanius, 
paraît  adressée  à  Priscus;  la  lettre  72,  adressée  à  Libanius,  est  peut-être 
d'Eustathe.  Voir  Hertlein,  p.  548,  594.  Cependant  MM.  Bidez  et  Cumont 
{Recherches,  p.  75)  croient  la  lettre  72  adressée  à  Julien. 


362  SOURCES  PAÏENNES. 

gistrals  en  faveur  de  chrétiens  persécutés,  dans  des  circons- 
tances qui  lui  font  honneur.  On  a  enfin  des  lettres  émues  où 
se  peignent  sa  douleur  de  la  mort  du  prince,  son  indignation 
contre  d'infidèles  amis  de  Julien,  la  crainte  que  lui  inspire  la 
réaction  dont  il  s'attend  à  être  victime.  On  peut  dire  que  la 
plupart  des  lettres  écrites  par  Libanius  en  361,  362  et  363 
aident  à  connaître  Tépoque  de  Julien  et  sont,  directement  ou 
indirectement,  des  documents  sur  son  règne  ^ 

Au  témoignage  des  lettres,  plus  vivant  que  tout  autre, 
mais,  malgré  l'abondance  qu'il  offre  ici,  nécessairement 
court  et  fragmentaire,  se  joint  celui,  en  apparence  plus  con- 
sidérable, d'ouvrages  de  longue  haleine.  Dans  une  autobio- 
graphie, Bio;  Y)  XoyoçTcepl  t^ç  eauToîi  tu;(^Yiç  (Reiske,  t.  I,  p.  1-117), 
Libanius  raconte  avec  détails,  malheureusement  dans  un 
style  plein  d'allusions  et  d'obscurités,  ses  rapports  avec 
Julien.  Quatre  discours  ont  directement  la  vie  de  Julien  pour 
sujet.  Quatre  autres  se  rapportent  à  des  événements  de  son 
règne.  Quinze  ans  après  la  mort  de  Julien,  un  discours  est 
encore  consacré  à  celle-ci;  un  autre  discours,  moins  tardif, 
est  sur  la  mort  de  sa  femme  Hélène. 

Dans  le  premier  groupe  de  discours  se  présente  d*abord  le 
Aoyoç  Ttpoffcpwvrixixoç  (Reiske,  t.  I,  p.  405-423),  prononcé  de- 
vant Julien,  en  juillet  362,  après  son  entrée  à  Antioche  ^. 
Le  discours  Eî?  'Iou>aavbv  uTcaTov  (Reiske,  t.  I,  p.  366-405)  fut 
prononcé  dans  cette  ville  au  commencement  de  janvier  363, 
pour  le  quatrième  consulat  de  Julien  ^,  La  MovwSia  ItcV  'Iou- 
>iavw  (Reiske,  t.  I,  p.  507-521)  fut  écrite,  vers  la  fin  de  juillet 
de  la  même  année,  pour  pleurer  la  mort  de  l'empereur  ^ 
L"ETriTà^ioç  lui  'louXiavto  (Reiske,  t.  I,  p.  521-626)  est   une 

1.  On  trouvera  des  renvois  aux  plus  importantes  dans  les  chapitres  x, 
XI  et  xu  du  livre  de  Sievers. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  14. 

3.  Voir  plus  haut,  p.  150. 

4.  Voir  plus  haut,  p.  298. 


LIBANIUS.  363 

longue  oraison  funèbre,  ou  plutôt  une  biographie  de  Julien, 
publiée  en  368  ou  369  ^ 

Le  second  groupe  de  discours  est  composé  de  la  MovwSia 
IttI  tw  £v  Aacpvy)  vaw  (Reiske,  t.  I,  p.  332-336),  lamentation  sur 
l'incendie  du  temple  d'Apollon  à  Daphné,  près  d'Antioche, 
écrite  en  juillet  362;  du  plaidoyer  *Y7rcp  'Api^xoçàvouç  (Reiske, 
t.  I,  p.  424-451),  composé  vers  la  même  date;  du  IlpecêeuTixo; 
irpo;  *IouXiavov  (Reiske,  t.  I,  p.  451-483),  supplique  en  faveur 
des  habitants  d'Antioche,  effrayés  de  la  colère  de  Julien, 
écrite  vers  mars  363,  mais  qui  ne  fut  probablement  pas 
remise  à  l'empereur;  du  IIpoç  toùç  'Avrio^ea;  Trepl  tîîç  tou 
paaiXecDç  6pY9)ç  (Reiske,  t.  I,  p.  484-506),  exhortation  adressée 
en  même  temps  aux  Antiochiens  pour  les  engager  à  désarmer 
par  leur  obéissance  l'irritation  du  prince. 

Le  troisième  groupe  de  discours  consacrés  à  Julien  com- 
prend d*abord  un  écrit  de  365,  Ilpbç  IloXuxXsa  (Reiske,  t.  II, 
p.  316-327),  qui  a  pour  but  de  réfuter  les  bruits  calomnieux 
répandus  par  Polyclès  sur  la  mort  de  la  princesse  Hélène; 
puis  une  requête  beaucoup  plus  tardive,  IIcpl  tÎ)?  Tifiwpia; 
'louXiavou  (Reiske,  t.  II,  p.  27-62),  adressée  à  l'empereur 
Théodose  pour  lui  demander  la  recherche  et  le  châtiment  des 
meurtriers  de  Julien,  et  attribuer  à  sa  mort  demeurée  im- 
punie les  malheurs  de  l*Empire. 

Il  est  encore  question  de  Julien,  de  sa  prétendue  tolé- 
rance, des  circonstances  de  sa  mort,  de  l'issue  différente  de 
la  campagne  de  Perse  s'il  avait  survécu,  dans  un  autre  dis- 
cours de  Libanius,  HepiTtov  Upwv,  écrit  aussi  sous  Théodose 
(Reiske,  t.  II,  p.  163,  188,  203).  Dans  un  écrit  de  387,  Hpôç 
Tov  0pa(ju8aTov  (Reiske,  t.  II,  p.  235),  Libanius  exprime  encore 
l'opinion  que  si  Julien  n'avait  point  si  tragiquement  péri,  il 
eût  triomphé  des  Perses.  Il  le  redit  dans  une  lettre  de  390  à 
Priscus  {Ey.  866).  On  voit  que,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  Liba- 

1.  Voir  plus  haut,  p.  298. 


364  SOURCES  PAÏENNES. 

nius  est  rempli  de  la  pensée  de  Julien  et  qu'elle  occupe  une 
place  considérable  dans  son  œuvre.  Nous  avons  dit  la  valeur 
historique  des  lettres  oh  il  est  question  de  ce  prince  :  il  reste 
à  dire  celle  des  discours  qui  lui  sont  consacrés. 

Elle  est,  naturellement,  fort  inégale.  Certains  aspects  de  la 
vie  de  Julien  ont  été  vus  directement  par  Libanius  :  pour 
d'autres,  il  n'a  pu  avoir  que  des  renseignements  de  seconde 
main.  On  s'en  rendra  compte  en  jetant  un  rapide  coup  d'oeil 
sur  les  diverses  époques  de  la  carrière  du  prince. 

Sur  la  jeunesse  de  Julien,  nous  avons  seulement  à  re- 
cueillir, dans  le  npoorcpwvrjxixoç,  un  détail,  que  Libanius  a 
certainement  observé,  bien  que,  selon  toute  apparence,  il 
l'ait  exagéré  :  les  païens  d'Antioche  et  de  toute  l'Asie  avaient 
deviné,  dans  l'étudiant  de  Pergame  ou  d'Athènes,  l'homme 
qui  mettrait  fin  à  la  domination  de  Constance  et  rétablirait  le 
culte  des  dieux. 

Sur  la  période  qui  va  depuis  l'élévation  de  Julien  au  rang 
de  César  jusqu'à  l'usurpation  par  lui  du  titre  d'Auguste,  Li- 
banius est  beaucoup  plus  abondant.  Il  parle,  dans  le 
npoacpwvYiTixoç,  de  Julien  passant  les  Alpes  pour  entrer  en 
Gaule.  Dans  r'ETriracpio;  il  raconte  cette  même  entrée ,  peint 
l'aspect  désolé  de  la  province  ravagée  par  ies  Barbares,  énu- 
mère  les  villes  ruinées,  rapporte  un  épisode  du  siège  d'Autun 
parles  Francs,  fait  allusion  à  un  traité  conclu  par  Julien  avec 
un  chef  franc  en  356,  narre  en  détail  la  campagne  de  357  et 
la  bataille  de  Strasbourg,  célèbre  l'allégresse  des  Gaules  après 
la  rentrée  des  captifs  délivrés  par  les  victoires  de  Julien  sur 
le  Rhin,  raconte  l'usurpation  de  Julien  proclamé  Auguste  à 
Paris  par  ses  soldats.  Dans  l'^ÏTrèp  'ApidTocpavouç,  il  parle  de  la 
joie  éprouvée  par  le  parti  païen  d'Asie  à  la  nouvelle  des  succès 
de  Julien  en  Occident.  Sauf  ce  dernier  détail,  Libanius,  pour 
toute  la  partie  du  règne  qui  vient  d'être  résumée,  n'est  pas  un 
témoin.  Il  dépend  de  la  tradition  orale  et  de  sources  écrites. 
Celles-ci  se  ramènent  vraisemblablement  aux  suivantes  :  la 


I 


LIBANIUS.  365 

lettre  conservée  de  Julien  au  sénat  et  au  peuple  d'Athènes, 
les  lettres  perdues  aux  Lacédémoniens,  aux  Corinthiens  et  à 
diverses  villes  de  la  Grèce;  la  relation  (fiêXiSlov)  par  Julien  de 
la  canapagne  de  357.  Comme  nous  l'avons  déjà  remarqué 
après  M.  Koch,  pour  les  événements  de  Gaule  et  de  Ger- 
manie postérieurs  à  cette  campagne  Libanius  est  beaucoup 
plus  vague,  probablement  parce  que  la  source  écrite  s'arrêtait 
là. 

Pour  la  période  qui  va  des  premiers  démêlés  avec  Cons- 
tance jusqu'au  séjour  de  Julien  à  Antioche,  Libanius  n'est 
guère  davantage  un  témoin  direct.  On  trouve  à  celle-ci  de 
nombreuses  allusions  dans  T'ETrixaspioç  :  soit  que  Libanius, 
répétant  une  assertion  de  l'Épître  aux  Athéniens,  accuse 
Constance  d'avoir  armé  des  Barbares  contre  Julien;  soit  qu'il 
peigne  l'attitude  de  Julien  quand  la  mort  de  Constance  lui 
fut  annoncée,  qu'il  approuve  les  condamnations  prononcées 
par  le  tribunal  de  Chalcédoine,  qu'il  décrive  l'épuration  du 
palais  débarrassé  des  serviteurs  inutiles,  qu'il  parle  des  rap- 
ports de  Julien  avec  le  sénat  de  Constantinople,  qu'il  raconte 
la  réception  enthousiaste  faite  à  Maxime.  Il  est  difficile  de 
savoir  à  quelles  sources,  pour  ces  détails,  Libanius  a  puisé  : 
les  faits,  ici,  étaient  pour  la  plupart  connus  de  tous,  et  pro- 
bablement faut-il  faire  la  plus  grande  place  à  la  tradition 
orale.  Mais  Libanius  eut  sans  doute  sous  les  yeux  des  textes 
officiels,  quand  il  parle  d'autres  faits  du  môme  temps,  tels 
que  les  réductions  opérées  par  Julien  dans  le  personnel  ad- 
ministratif, les  modifications  apportées  à  l'usage  des  voitures 
pubhques,  la  restitution  aux  villes  de  terrains  qui  leur 
avaient  été  enlevés,  la  suppression  de  l'immunité  du  décu- 
rionat  dont  avait  joui  le  clergé  chrétien.  Enfin,  Libanius  de- 
vient tout  à  fait  un  témoin,  lorsqu'il  montre  Julien  rouvrant 
les  temples  et  célèbre  la  renaissance  du  paganisme. 

Son  témoignage  prend  une  valeur  de  premier  ordre  pour 
les  huit  mois  du  séjour  de  Julien  à  Antioche.  Ce  qu'il  dit. 


366  SOURCES  PAÏENNES. 

surtout  dans  le  discours  EU  TouXiavov  uTraxov  et  dans  l''E7rtTacpioç, 
des  habitudes  de  Julien,  de  sa  sobriété,  de  ses  jeûnes,  de  ses 
pratiques  religieuses,  de  son  ardeur  à  offrir  des  sacrifices, 
de  son  activité  législative,  de  son  zèle  à  juger,  de  ses  tenta- 
tives économiques,  de  ses  travaux  littéraires,  est  observé  sur 
le  vif.  La  MovtpSia  sur  le  temple  de  Daphné  a  trait  à  l'un  des 
événements  les  plus  importants  du  séjour  de  Julien  à  An- 
tioche.  Quelques  incidents  de  la  fin  de  ce  séjour,  comme 
les  oracles  promettant  l'heureux  succès  de  la  guerre  de 
Perse,  les  sacrifices  offerts  pour  neutraliser  des  présages 
défavorables,  une  ambassade  envoyée  à  Sapor  par  Julien, 
une  conspiration  militaire,  sont  relatés  dans  le  IIpecêsoTixoç, 
dans  le  Ilpo;  touç  'AvTioj^éaç,  dans  la  Movu)Sia  èitX  'louXiavw,  dans 

l"E7tlTà(plOÇ. 

C'est  surtout  dans  T'Eirixoccpiot;  que  se  rencontre,  par  Liba- 
nius,  le  récit  de  la  guerre  de  Perse.  Beaucoup  de  détails  de 
cette  funeste  expédition  y  sont  relatés  :  la  sobriété  de  Julien 
en  campagne,  le  renvoi  par  lui  d'un  convoi  de  vins,  le  siège 
d'Anathan,  les  épreuves  causées  à  l'armée  romaine  par  les 
bourrasques  et  les  inondations,  la  découverte  du  canal  de 
l'Euphrate  au  Tigre,  la  traversée  du  Tigre,  une  nouvelle 
ambassade  envoyée  par  Sapor  devant  Gtésiphon,  l'incendie 
de  la  flotte,  la  mort  de  Julien,  etc.  Quelles  furent  les  sources 
de  cette  narration?  Libanius  mit  plusieurs  années  à  com- 
poser T'ETTiTotcpioç,  qui  est  moins  encore,  nous  l'avons  dit,  une 
oraison  funèbre  qu'une  biographie  de  Julien  :  évidemment, 
il  recueillit  avec  soin  les  souvenirs  des  compagnons  d'armes 
de  l'empereur,  et  surtout  des  philosophes  qui  l'avaient  suivi. 
Lui-même  raconte  qu'il  ne  négligeait  pas  les  récits  des 
simples  soldats,  qui  le  renseignèrent  sur  les  détails  de  l'arme- 
ment et  sur  des  noms  de  locaHtés  ^  Cependant  il  reconnaît 
que  les  hommes  plus  considérables  sur  lesquels  il  comptait 

1.  Libanius,  £■/).  1078,  1186. 


LIBANIUS.  367 

surtout  pour  le  renseigner  mirent  peu  de  bonne  volonté  à  le 
faire,  et  que  bien  des  points  qu'il  eût  voulu  éclaircir  demeu- 
rèrent obscurs  ^.  11  est  impossible  de  faire,  dans  ses  récits, 
le  départ  entre  les  sources  écrites  qui  purent  être  mises  à  sa 
disposition  et  les  renseignements  oraux  qu'il  obtint.  Son 
récit  de  la  guerre  de  Perse  représente,  en  définitive,  la  ver- 
sion païenne,  partiale,  remplie  d'illusions,  refusant  d'ad- 
mettre aucune  faute  de  la  part  de  Julien,  refusant  même  de 
voir  dans  sa  mort  le  résultat  des  tragiques  hasards  d'un 
combat,  et,  comme  les  enfants  ou  les  gens  du  peuple,  l'attri- 
buant sans  preuves  à  la  trahison.  Libanius,  ici,  est  intéressant, 
non  seulement  par  les  faits  qu'il  rapporte,  mais  encore  par 
la  disposition  d'esprit  dont  il  se  montre  le  représentant. 

C'est  là,  du  reste,  le  caractère  général  de  son  témoignage 
historique.  Par  lui-môme,  Libanius  n*a  rien  d'un  penseur 
original.  On  reconnaît  en  lui  le  pur  rhéteur,  tout  de  surface 
et  de  reflet.  Ne  lui  demandons  en  aucune  circonstance  un 
jugement  personnel.  S'il  parle,  par  exemple,  de  la  religion 
de  Julien,  il  décrira  les  pratiques  minutieuses  auxquelles 
celui-ci  se  complaît  :  aucun  mot  n'indiquera  qu'il  ait  com- 
pris le  caractère  mixte  des  réformes  tentées  par  l'empereur, 
la  formation  complexe  du  système  religieux  que  Julien  s'est 
fait  à  lui-même.  S'il  s'occupe  de  la  guerre  civile  menée  par 
Julien  contre  Constance,  il  n'apercevra  même  pas  l'impasse 
où  Julien  paraissait  acculé  au  moment  où  la  mort  de  son  ad- 
versaire le  tira  subitement  d'embarras  :  pour  Libanius,  la 
victoire  de  Julien,  dans  le  cas  où  les  deux  armées  se  seraient 
trouvées  aux  prises,  n'était  pas  douteuse.  S'il  raconte  la 
guerre  de  Perse,  c'est  pour  conclure  que,  sans  le  trépas  im- 
prévu de  Julien,  Sapor  eût  été  nécessairement  battu  :  il  ne 
dislingue  pas  les  faits  qui  rendent  la  conclusion  contraire 
à  peu  près  évidente.  C'est  partout  le  même  optimisme,  béat, 

1.  Ep.  1186. 


868  SOURCES  PAÏENNES. 

imperturbable,  produit  à  la  fois  d'affection  et  d'illusion,  mais 
dénotant  surtout  le  manque  le  plus  complet  d'esprit  critique. 
Pour  ce  qu'il  n'a  pas  tu,  Libanius  est  un  écho,  qui  vaut 
seulement  ce  que  valent  les  bruits  qu'il  répète;  pour  ce  qu'il 
a  TU,  il  est  le  plus  superficiel  des  témoins,  dupe  des  appa- 
rences ou  trompé  par  ses  sentiments  personnels,  mais  inca- 
pable de  pénétrer  le  fond  des  choses,  soit  pour  discuter  les 
faits,  soit  pour  discerner  les  caractères  ^ 


m.  —  Ammien  Marcellin. 

Né  à  Antiochc  comme  Libanius,  mais  devenu  tout  latin 
de  langue  et  d'esprit,  Ammien  Marcellin  se  montre  très  su- 
périeur à  son  compatriote  '.  Historien  de  profession,  il  est 
accoutumé  à  consulter  les  sources;  soldat,  il  a  le  regard  clair 
et  l'intelligence  rapide  de  l'homme  d'action.  II  sait  se  rendre 
compte  des  événements,  discerner  le  fort  et  le  faible  d'un 
caractère.  Au  lieu  de  se  laisser  entraîner,  comme  le  sophiste, 
par  ses  affections  et  ses  préférences,  il  est  capable  de  réagir 
contre  elles,  et  de  se  hausser  jusqu'au  vrai  jugement  de  l'his- 
toire. Pour  toutes  les  parties  extérieures  du  règne  de  Julien, 
on  ne  saurait  trouver  de  guide  plus  sûr  et  de  meilleur  té- 
moin. 

On  sait  que  l'ouvrage  d'Ammien  nous  est  venu  incomplet. 
Les  treize  premiers  livres  sont  malheureusement  perdus. 
Mais  dès  le  XIV*,  il  est  question  de  Gallus,  frère  de  Julien. 
L*histoire  de  ce  dernier  commence  au  XY*,  pour  se  conti- 


1.  Éditions  de  Lil>aniDS  :  les  lettres  ont  été  publiées  par  Wolf,  AQ)st<rr- 
dain,  1738,  1  vol.  in-folio;  le  reste  des  Œuvres  par  Morell,  Paris,  1606, 
2  vol.  in-folio;  Reiske,  Allenburg,  i:»l-17y7,  4  vol.  in-8;  R.  Fôrster. 
Leipzig,  1903-1904,  2  vol.  contenant  les  Discours  I-X.\V.  —  Sur  Liba- 
nius, consulter  Sievers,  Das  Leben  des  Libanius,  Berlin,  18G8  ;  sur  le 
classement  de  ses  lettres,  voir  Seeck,  Die  Briefe  des  Libanius  zeitiich 
geordnet,  Leipzig,  1906.  —  2.  Sur  les  relations  d'Aroraien  avec  Libanius, 
voir  Sievers,  Appendice  BB,  p.  271. 


AMMIËN  UARCËLLIN.  369 

nuer  jusqu'au  XXV*,  interrompue  seulement  par  le  XIX*, 
consacré  à  d'autres  sujets.  C'est  toute  la  vie  politique  et 
militaire  du  prince,  depuis  son  élévation  au  rang  de  César 
jusqu'à  sa  mort  en  Perse.  Pour  mesurer  le  degré  d'autorité 
que  présente  cet  ample  récit  d'Ammien,  il  faut  rechercher 
comment  et  dans  quelle  mesure  il  a  pu  être  renseigné. 

Par  lui-même  d'abord,  pour  le  commencement  du  règne. 
Ammien  Marcellin  avait  été  attaché,  en  qualité  de  protector 
domesticus^  à  la  personne  du  maître  de  la  cavalerie  Ursicin. 
11  demeura  avec  celui-ci  en  Gaule  jusqu'au  milieu  de  357. 
Il  fut  donc  bien  placé  pour  connaître  les  premières  campa- 
gnes de  Julien.  Cependant  il  ne  paraît  pas  y  avoir  pris  part. 
Quand  Julien  se  mit  en  route  pour  marcher  à  l'ennemi, 
Ursicin  venait  d'être  remplacé  par  Marcel,  avec  Tordre  de 
rester  en  Gaule  à  la  tête  des  troupes  de  réserve  jusqu'à  la 
fin  de  l'expédition.  Mais  comme  Ursicin  ne  fut  rappelé  défini- 
tivement en  Orient  qu'au  milieu  de  357,  Ammien  put  re- 
cueillir les  échos  de  la  campagne  de  356,  qui  se  termina 
par  la  délivrance  de  Cologne,  et  des  combats  de  357,  siège 
soutenu  par  Julien  dans  Sens,  défaite  par  le  César  des  Lètes 
indépendants  qui  avaient  attaqué  Lyon.  Ammien  ne  quitta 
la  Gaule,  accompagnant  Ursicin,  qu'au  milieu  de  357,  c*est^ 
à-dire  au  moment  où  Julien  marchait  pour  la  seconde  fois 
vers  l'est,  et  se  préparait  à  vaincre  l'invasion  germanique  à 
Strasbourg. 

Pour  la  dernière  partie  du  règne,  Ammien  est  un  témoin 
encore  plus  direct.  11  était  à  Constantinople  quand  Julien  fit 
son  entrée,  en  décembre  361,  dans  cette  seconde  capitale 
de  l'Empire.  Depuis  ce  moment,  il  ne  parait  pas  s'être  éloigné 
du  prince.  Il  l'accompagna  en  363  dans  Pexpédilion  contre 
les  Perses.  Il  avait  dès  lors  un  grade  élevé  et  une  importance 
véritable  à  l'armée,  puisqu'il  est  probablement  Vhonoratior 
miles  qui,  dans  le  conseil  tenu  par  les  chefs  militaires  après  la 
mort  de  Julien,  proposa  d'ajourner  Télectionde  son  successeur. 

juuEN  l'apostat.  —  III.  24 


370  SOURCES  PAÏENNES. 

C'est  donc  pour  la  partie  intermédiaire  du  règne,  c'est-à- 
dire  pour  les  guerres  de  357-360  et  pour  la  guerre  civile  de 
361,  qu'Ainmien  cesse  d'être  renseigné  par  lui-même  et 
dépend  nécessairement  de  témoignages  étrangers. 

Il  convient  de  rechercher  ceux-ci.  Malheureusement  Am- 
mien  ne  nous  les  fait  pas  connaître.  A  l'exemple  des  histo- 
riens de  l'antiquité,  il  néglige  d'indiquer  ses  sources.  Il 
affirme  seulement  que  celles  qu'il  consulta  étaient  bonnes. 
Pour  «  les  grandes  choses  accomplies  par  Julien  en  Gaule,  » 
dit-il,  il  ne  racontera  que  «  des  faits  exacts,  appuyés  sur  des 
documents  authentiques ^  »  On  peut  l'en  croire  sur  parole: 
mais  cela  ne  suffit  pas  à  contenter  notre  curiosité.  Il  est 
probable  qu'elle  ne  sera  jamais  qu'à  demi  satisfaite.  Nous 
demeurerons  toujours  réduits  aux  conjectures.  L'une  des 
plus  plausibles  est  que,  pour  la  partie  de  la  campagne  de 
Gaule  qui  se  termine  par  la  victoire  de  Strasbourg,  Ammien 
se  servit  de  la  relation  qu'en  avait  faite  Julien  dans  le  piê)  iSiov 
dont  parle  Eunape.  Ou  admettra  volontiers  que  pour  les 
autres  campagnes  contre  les  Germains  il  eut  pour  guide  la 
lettre  également  perdue  à  Gyllenius,  à  laquelle  fait  al- 
lusion le  même  historien.  Mais  on  sera  plus  embarrassé 
pour  découvrir  la  source  du  récit  qu' Ammien  nous  donne 
du  pronunciamiento  de  Paris.  Il  semble  bien  n'avoir  pas  connu 
les  Mémoires  que  rédigea  probablement  Oribase,  le  médecin 
de  Julien  et  l'un  des  principaux  instigateurs  du  mouvement. 
Ammien  s'inspira-t-il  d'une  relation  de  Julien  lui-même, 
plus  détaillée  que  celle  que  contient  la  lettre  aux  Athéniens? 
On  l'a  supposé,  mais  rien  n'établit  l'existence  d'une  telle 
relation.  Nous  sommes  dans  le  même  embarras  pour  déter- 
miner la  source  à  laquelle  fut  emprunté  le  récit,  d'ailleurs 


1.  «  Quidquid  autem  narrabitur,  quod  non  falsitas  arguta  concinnat,  sed 
fides  intégra  rerum  absolvit,  docuinentis  evidentibus  fulta,  ad  laudalio- 
nein  pœne  materiam  pertinebit.  »  Ammien  Marcellin,  XVI,  1. 


AMMIEN  MARCELLÏN.  371 

assez  confus,  fait  par  Ammien  de  l'expédition  de  361  contre 
Constance.  Le  panégyrique  de  Mamertin,  qui  la  raconte,  est 
tout  oratoire,  et  ne  concorde  pas  complètement  avec  Am- 
mien. Faut-il  faire  intervenir  encore  ici  une  relation  de 
Julien?  Peut-être  :  mais  ce  n'est  toujours  qu'une  hypothèse. 

Il  en  est  une  autre,  sur  laquelle  il  me  semble  qu'on  n'a  pas 
assez  insisté.  Ammien  passa  la  fin  de  sa  vie  à  Rome.  11  y 
composa  son  Histoire  après  385,  et  se  plut  à  en  faire  des  lec- 
tures publiques.  Il  connut  certainement  alors,  s'il  ne  l'avait 
rencontré  auparavant,  l'ancien  chambellan  de  Julien,  Peunu- 
que  Euthère,  qui  s'était  retiré  aussi  dans  la  ville  éternelle, 
et  y  voyait  le  meilleur  monde.  La  manière  dont  Ammien 
parle  de  lui  (XVI,  7)  fait  croire  qu'ils  étaient  liés  d*amitié. 
Euthère  avait  élé  l'un  des  plus  fidèles  serviteurs  et  des  plus 
sûrs  confidents  de  Julien.  On  doit  supposer  qu'Ammien,  qui 
aimait  à  interroger  (XV,  1),  eut  de  lui  beaucoup  de  détails 
sur  les  mœurs  du  prince^  particulièrement  sur  ce  qu'il  n'avait 
pu  observer  lui-môme,  sa  manière  de  vivre  à  Paris.  Par  Eu 
thère  aussi,  et  dans  un  sens  certainement  favorable,  il  put 
être  renseigné  sur  la  révolution  de  Paris.  Euthère  avait  été 
très  avant  dans  les  intrigues  et  les  négociations  de  cette  épo- 
que :  on  se  souvient  qu'il  fut  l'un  des  députés  envoyés  alors 
par  Julien  à  Constance.  Peut-être  encore  est-ce  lui  qui  donna 
des  renseignements  à  Ammien  sur  l'expédition  vers  la  Thrace 
à  travers  les  provinces  danubiennes.  Du  portrait  que  l'histo- 
rien trace  de  Julien  au  livre  XVI  de  son  ouvrage,  et  qu'il 
complète  au  livre  XXV,  bien  des  couleurs  peuvent  avoir  été 
fournies  par  Euthère.  Même  les  ombres  discrètes  qui  se 
rencontrent  çà  et  là  peuvent  venir  de  la  même  main,  car 
nous  savons  par  Ammien  encore  que  la  fidélité  d'Euthère  ne 
l'aveuglait  pas  sur  les  défauts  de  son  maître. 

Ammien  fait  allusion  à  six  lettres,  messages  ou  discours 
de  Julien,  qui  n'ont  pas  été  recueillis  dans  les  œuvres  de  ce 
prince  :  i"  une  lettre  à  Constance,  pour  lui  expliquer  ses 


372  SOURCES  PAÏENNES. 

démêlés  en  matière  fiscale  avec  le  préfet  Florentius  (XVII,  3)  ; 
2°  une  lettre  au  môme  Florentius  pour  mander  ce  magistrat 
à  Paris  (XX,  4)  ;  3°  une  lettre  à  Constance  pour  inviter  celui- 
ci  à  lui  reconnaître  le  titre  d'Auguste  conféré  par  les  soldats 
(XX,  8);  4°  une  autre  lettre  à  Constance  {ibid.)  ;  5<*  un  message 
au  sénat  romain,  relatif  à  ses  démêlés  avec  cet  empereur 
(XXI,  10);  6°  un  discours  sur  Constantin  {ibid.). 

A  l'exception  du  u°  4,  Ammien  eut  tous  ces  textes  sous  les 
yeux.  Mais  il  résume  très  brièvement  la  plupart  d'entre  eux.  A. 
D'un  seul,  le  n**  3,  il  donne  une  reproduction  in  extenso.  Bien  ■ 
que  précédée  d'une  phrase  un  peu  amphibologique  :  «  Erat 
autem  litterarum  sensus  hujusmodi,  o  cette  reproduction  est 
très  vraisemblablement  autre  chose  qu'une  restitution  approxi 
mative  du  «  sens  »  de  la  lettre.  Il  faut  y  reconnaître  le  texte 
lui-même.  Le  fait  que  la  lettre  donnée  par  Ammien  ne  figur 
dans  aucun  des  recueils  de  la  correspondance  de  Julien  ne 
va  pas  contre  cette  opinion  :  on  vient  de  voir  qu'il  cite  un 
nombre  relativement  considérable  de  pièces  de  même  impor- 
tance qui  n'ont  point  été  insérées.  Quant  à  la  source  à  la 
quelle    Ammien  a  emprunté  la  lettre,  elle  est  difficile  à 
déterminer.  M.  Koch  pense  que  l'historien  a  copié  ici  les 
Commentaires  de  Julien  ^ .  Mais  l'existence  de  Commentaires 
oh  seraient  relatés  les  événements  de  360  est,  je  le  répète, 
bien  hypothétique.  Même   en  dehors  d'eux,  Ammien  peut 
avoir   eu  le  moyen  de  se  procurer  une  pièce  qui,  de   sa 
nature,  n'était  pas  destinée  à  rester  secrète.  Il  en  est  autre 
ment  du  n°  4.  Cette  pièce,  elle,  n'était  point  faite  pour  être 
divulguée.  Elle  ne  faisait  honneur  ni  au  prince  qui  l'écrivit, 
ni  au  prince  qui  la  reçut.  «  Il  ne  m'a  pas  été  permis  de 
connaître,  dit  Ammien,  et,  l'eussé-je  connue,  il  n'eût  pas  été 
convenable  de  la  publier.  »  Nous  verrons  bientôt  que  Zonare, 
plus  heureux  qu'Ammien,  a  connu  la  lettre  injurieuse,  peut- 


1.  Koch,  Kaiser  Julian  der  Abtriinnige,  p.  463. 


AMMIEN  MARGE  LLIN.  373 

être  d'après  les   Mémoires  de   l'indiscret   Oribase,  et  en  a 
donné  le  résumé. 

Comme  beaucoup  d'historiens  antiques,  Ammien  met  de 
fréquents  discours  dans  la  bouche  de  ses  héros.  Pour  la  pé- 
riode qui  nous  occupe,  il  y  a  un  discours  de  Constance  pro- 
posant à  son  conseil  de  faire  Julien  César  (XV,  8)  ;  un  discours 
de  Constance  à  l'armée  et  au  peuple,  annonçant  cette  pro- 
motion [ihid.)\  un  discours  de  Constance  à  l'armée  d'Orient, 
pendant  la  guerre  civile  (XXI,  13);  des  discours  de  Julien  à 
ses  troupes  avant  la  bataille  de  Strasbourg  (XVI,  2),  à  Paris 
(XX,  8),  à  Bâle  (XXI,  3),  en  Perse  (XXIII,  5;  XXIV,  3);  un 
discours  de  Julien  mourant  à  ses  amis  (XXV,  3).  Bien  que  les 
anciens  pratiquassent  la  sténographie,  on  ne  saurait,  assuré- 
ment, garantir  l'authenticité  de  toutes  ces  paroles.  Le  style 
des  discours  prêtés  à  Julien  et  à  Constance  se  ressemble,  ce 
qui  paraît  indiquer  un  même  auteur.  Cependant  les  uns  et 
les  autres  sont  ordinairement  si  bien  en  situation,  et  offrent 
presque  toujours  des  nuances  si  exactes,  qu'on  hésite  à  les 
croire  tout  à  fait  imaginaires,  et  qu'un  historien  moderne 
aurait  tort,  selon  nous,  de  ne  pas  s'en  servir,  en  marquant 
les  réserves  nécessaires.  Il  y  a,  d'ailleurs,  des  distinctions  à 
faire  entre  ces  discours.  Le  texte  donné  par  Ammien  du  dis- 
cours de  Bâle  a  grande  chance  d'être,  en  partie  au  moins, 
l'œuvre  de  l'historien,  car  il  ne  concorde  pas  avec  le  résumé 
que  Julien  lui-même  fait  de  ses  paroles  dans  la  lettre  aux 
Athéniens.  Mais  une  harangue  d'apparat,  comme  celle  que 
Constance  prononça  à  Milan,  en  revêtant  Julien  de  la  chla- 
myde  empourprée  du  César,  fut  probablement  rédigée  d'a- 
vance, et  insérée  ensuite  dans  les  actes  officiels  :  vraisembla- 
blement Ammien  en  donne  un  texte  exact.  Même  une  allocu- 
tion aussi  intime  que  l'adieu  prononcé  par  Julien  mourant 
peut  avoir  été  recueillie.  Le  lit  où  gisait  l'empereur  était 
entouré  d'  «  intellectuels,  »  philosophes,  sophistes,  qui  ont 
dû  mettre  par  écrit  leurs  impressions  :  au  sujet  du  choix  d'un 


374  SOURCES  PAÏENNES. 

successeur  et  de  la  certitude  d'être  admis  parmi  les  bienheu- 
reux, Ammien  et  Libanius  rapportent  des  paroles  sembla- 
bles, ce  qui  paraît  indiquer  une  source  commune. 

En  général,  Topinion  d'Ammien  est  favorable  à  Julien. 
Mais,  malgré  une  partialité  que  les  circonstances  rendaient 
inévitable,  Ammien  sait  reprendre,  quand  cela  devient  né- 
cessaire, la  liberté  de  son  jugement  ^  On  le  voit  à  la  façon 
dont  il  parle  de  certains  épisodes,  tels  que  la  vengeance 
cruelle  exercée  contre  les  serviteurs  de  Constance,  l'édit 
rendu  contre  l'enseignement  chrétien,  la  faute  capitale  com- 
mise en  Perse  par  l'incendie  de  la  flotte,  à  la  façon  aussi  dont 
il  apprécie  la  recherche  excessive  de  popularité  ou  les  excen- 
tricités dévotes  de  Julien.  Je  ne  sais  si  M.  Camille  Jullian 
n'exagère  pas  en  appelant  Ammien  «  le  dernier  et  le  plus 
grand  peut-être  des  historiens  de  Rome_,  »  mais  je  crois  qu'il 
est  dans  le  vrai,  quand  il  ajoute^  :  a  II  y  a,  dans  son  œuvre, 
un  sens  de  la  franchise,  une  sûreté  de  droiture,  un  amour 
de  la  justice,  une  tension  vers  la  vérité  qu'aucun  écrivain  de 
l'antiquité,  sans  exception,  n'a  possédés  au  même  degré.  Le 
païen  qui  a  écrit  de  si  belles  paroles  sur  la  vertu  des  évêques, 
Tami  de  Julien  qui  a  jugé  ses  actes  avec  une  finesse  à  laquelle 
la  postérité  n'ajoutera  rien,  ce  simple  officier  qui  a  apprécié 
les  guerres  et  les  révolutions  de  l'Empire  avec  le  bon  sens 
d'un  vieux  politique,  est  bien  près  d'avoir  un  peu  plus  que 
du  talent.  Je  ne  connais  peut-être  pas  au  monde  d'historien 
écrivant  sur  son  propre  temps  qui  l'ait  apprécié  avec  une 
telle  justesse,  comme  dans  le  recul  du  passé  ^.  » 


1.  Même  appréciation  dans  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  ï\ 
p.  562. 

2.  Revue  historique,  t.  LXXVI,  1901,  p.  106. 

3.  Éditions  d'Ammien  Marcellin  :  H.  et  A.  de  Valois,  Paris,  1681; 
Eyssenhardt,  Berlin,  1871  ;  —  Gardthausen,  Leipzig,  1874-1875.  —  Coi 
sulter  deux  thèses  françaises  sur  Ammien  :  celle  de  M.  l'abbé  Gimazanc 
Toulouse,  1889,  et  celle  de  M.  Dautremer,  Lille,  1899. 


MAMERTIN,  HIMÈRE,  MAGNUS,  ETC.  375 


IV.  —   Mamertin,   Himère,  Magnus,  Eutychien,   Eutrope, 
Rufus,  Aurelius  Victor,  Eunape,  Zosime. 

Chez  les  autres  contemporains  païens  de  Julien,  latins  ou 
grecs,  on  ne  trouve  guère  qu'à  glaner. 

Le  rhéteur  Mamertin, — peut-être  originaire  de  Trêves  et  fils 
d'un  rhéteur  du  même  nom,  qui  prononça  un  panégyrique  de 
Maximien  Hercule,  — avait  franchi  en  un  an  tous  les  degrés  de 
la  hiérarchie  administrative  :  nommé  successivement  par  Ju- 
lien intendant  du  trésor,  préfet  du  prétoire  d'IUyrie,  consul, 
il  fit,  en  362,  à  cette  occasion,  un  long  discours  de  remercie- 
ment :  Gratiarum  actio  pro  consulatuK  C'est  un  morceau  de 
bonne  latinité,  bien  supérieur  pour  le  style  au  livre  d'Ammien 
Marcellin.  Mais  on  y  rencontre  peu  de  choses  qui  ne  soient 
dans  cet  historien.  Ce  n'est  pas  qu'Ammien,  qui  écrit  plus  de 
vingt  ans  après,  ait  imité  Mamertin  :  on  a  vu,  au  contraire, 
que  pour  ce  qui  est  le  sujet  principaLdu  panégyrique,  l'expé- 
dition contre  Constance  à  travers  les  provinces  danubiennes, 
il  s'écarte  du  récit  de  Mamertin,  et,  bien  qu'optimiste  lui- 
même,  laisse  deviner  une  chanceuse  aventure  là  où  Mamertin 
avait  montré  un  continuel  triomphe.  Les  points  de  ressem- 
blance, provenant  d'une  tradition  commune,  sontdans  ce  qu'ils 
disent  l'un  et  l'autre  des  armées  gallo-romaines  frustrées  de 
leur  solde  sous  Constance,  de  la  jalousie  de  celui-ci  excitée 
par  les  insinuations  des  courtisans,  de  la  sobriété  et  de  la 
vertu  de  Julien.  Ce  qu'il  y  a  de  personnel  à  Mamertin,  c'est 
le  tableau  déclamatoire,  et  sans  précision,  de  la  navigation  de 
Julien  sur  le  Danube,  les  détails  sur  les  bienfaits  octroyés  par 
lui  aux  villes  et  aux  provinces  environnantes,  les    ordres 


1.  Publié  avec  les  autres  Panegyrici  leteres  à  la  suite  du  Pline  le 
Jeune  de  Casaubon,  1604,  et  dans  l'édition  des  Panegyrici  de  Baehrens 
Leipzig,  1874. 


376  SOURCES  PAÏENNES. 

donnés  par  Julien  pour  l'alimentation  de  Rome  pendant  son 
séjour  sur  la  frontière  de  la  Thrace,  Tenvoi  à  Constantinople 
de  la  flotte  frumentaire  africaine ,  le  rappel  des  exilés,  la 
remise  en  honneur  de  la  divination,  les  égards  prodigués  aux 
nouveaux  consuls. 

Le  sophiste  Himère  est  encore  moins  intéressant.  Comme 
talent,  comme  sens  historique,  il  se  place  au-dessous  de  Li- 
banius.  C'est  un  pur  déclamateur.  Bien  qu'il  ait  été  appelé 
par  Julien  à  Constantinople,  et  attaché  dès  lors  à  sa  cour,  on 
ne  trouve  guère,  dans  les  divers  discours  de  fastidieuse  rhéto- 
rique prononcés  par  lui,  à  retenir,  pour  le  sujet  qui  nous 
occupe,  que  le  début  de  YOratio  VIP. 

Les  historiens  contemporains  de  Julien  ont  peu  d'impor- 
tance, comparés  à  Ammien  Marcellin. 

De  deux  d'entre  eux  on  n'a  que  de  très  courts  fragments  : 
de  Magnus  de  Garrhes,  qui  prit  part  à  l'expédition  de  Perse, 
B  ffuvwv  aÛTw  'ïouXiavw  paatXeT,  quelques  lignes  concises  et  pré- 
cises sur  cette  expédition  2;  d'un  des  officiers  de  Julien,  qui 
l'y  suivit  aussi,  Eutychien  de  Cappadoce,  un  passage  plus 
mutilé  encore,  oti  se  trouve,  cependant,  un  détail  intéressant 
sur  la  mort  du  prince  '. 

Eutrope,  qui  devint  en  380  préfet  du  prétoire,  consacre  à 
Julien  quelques  lignes,  au  livre  X  de  son  Abrégé  {Brevia- 
rium)  d'histoire  romaine  ''.  Elles  sont  remarquables  par  la 
sobriété  et  l'impartialité  du  jugement.  Le  portrait  de  Julien 
par  Eutrope  ressemble  à  un  médaillon  oh  la  ressemblance 
serait  obtenue  par  quelques  traits  essentiels,  dont  le  fort 
relief  fait  saillir  à  la  fois  les  ombres  et  les  lumières.  Eutrope 
prit  part  aussi  à  l'expédition  contre  les  Perses  :  a  cui  expe- 


1.  Édit.  Diibner,  Paris,  1849,  dans  la  collection  des  auteurs  grecs  de 
Didot. 

2.  Dans  Mùller,  Frag.  historicorum  grxcorum,  t.  IV,  p.  4-6. 

3.  Ibid.j  p.  6. 

4.  Ed.  Zell,  Stuttgart,  1829;  éd.  Panckoucke,  Paris,  1843. 


MAMERTIN,  HIMÈRE,  MAGNUS,  ETC.  377 

ditioni  ego  quoque  interfui.  »  C'est  dire  la  valeur  de  ce 
témoin,  si  brièvement  qu'il  dépose  :  sa  déposition  est  parti- 
culièrement importante  en  ce  qui  concerne  la  mort  de  Juliefi. 

Sextus  Rufus,  qui  fut  gouverneur  de  Syrie  en  368,  et  pro- 
consul d'Asie  en  372,  a  laissé  aussi  un  Breviarium  d'histoire 
romaine  ^  Il  y  parle  de  Julien  avec  l'impartialité  qui  sem- 
blait de  règle  dans  le  monde  des  hauts  fonctionnaires  aux- 
quels il  appartient.  Mais  il  n'a  pas  le  style  lapidaire  d'Eu- 
trope.  On  ne  sait  s'il  assista  à  la  guerre  de  Perse,  sur  laquelle 
il  donne  quelques  détails  qui  doivent  être  retenus. 

Un  autre  historien  du  quatrième  siècle  fut  en  rapports  di- 
rects avec  Julien,  qui  le  vit  à  son  passage  à  Sirmium,  le  fit 
mander  à  Naisse,  lui  éleva  même  une  statue,  et  le  nomma 
consulaire  de  la  Seconde  Pannonie.  C'est  Aurelius  Victor  ^. 
Celui-ci  venait,  en  361,  de  terminer  son  livre  De  Cxsaribus. 
Il  y  parle  en  termes  très  brefs  de  Julien  :  ce  qu'il  eu  dit 
s'arrête  naturellement  avant  cette  date.  Il  n'y  est  pas  ques- 
tion de  l'usurpation  du  titre  d'Auguste.  L'Epitome  va  plus 
loin,  jusqu'à  Théodose,  et  donne  des  détails  sur  Julien,  par- 
ticulièrement intéressants  pour  la  guerre  de  Perse  ^  mais, 
bien  que  publié  sous  le  nom  d'Aurelius  Victor,  ce  second 
écrit,  très  probablement,  n*est  pas  de  l'auteur  du  De  Cœsa- 
ribus^  et  n'a  pas  été  composé  par  un  contemporain  de  Julien. 

Le  sophiste  Eunape  de  Sardes  n'a  pu  être  admis  dans  l'in- 
timité de  Julien,  puisqu'il  avait  seize  ou  dix-sept  ans  lorsque 
celui-ci  mourut;  mais  il  a  recueilli,  dans  deux  ouvrages, 
plusieurs  faits  qui  se  rapportent  à  sa  biographie. 

Le  premier  de  ces  ouvrages  est  une  Histoire  romaine  en 
quatorze  livres,  connue  sous  le  nom  de  Continuation  de  VHis- 
toire  de  Dexippe,  y\  (xetà  As^ittttov  îaropîa  j^povtxyj.  Malheureuse- 
ment il  ne  nous  en  reste  que  des  fragments  ^,  dont  quelques- 

1.  Ed.  Panckoucke,  Paris,  1843. 

2.  Ed.  Panckoucke,  Paris,  1843. 

3.  Millier,  Fragmenta  historicorum  grxcorum,  t.  IV,  p.  7-56. 


378  SOURCES  PAÏENNES. 

uns  seulement  (8-27)  se  rapportent  à  Julien.  Ces  fragments 
n'offrent  pas,  par  eux-mêmes,  un  très  grand  intérêt.  Mais  ils 
ont  cet  avantage  de  nous  faire  connaître  les  sources  qu'Eu- 
nape  eut  sous  les  yeux.  On  en  peut  indiquer  trois.  D*abord, 
les  deux  relations  de  Julien  sur  ses  guerres  contre  les  Ger- 
mains (fr.  9  et  fr.  14)  :  nous  en  avons  parlé  plus  haut.  En 
second  lieu,  un  recueil  de  lettres  de  Julien  plus  étendu  que 
celui  que  nous  possédons  :  Eunape  parle  de  lettres  du  prince 
à  de  «  nombreux  correspondants  »  et  cite  deux  passages 
(fr.  22  et  24)  d'épîtres  aujourd'hui  perdues.  En  troisième 
lieu,  les  Mémoires  d'Oribase.  Gomme  on  rencontre  chez 
Eunape  la  seule  attestation  de  ce  livre,  dont  l'influence  paraît 
avoir  été  considérable  pour  rétablissement  de  l'histoire  de 
Julien,  il  importe  de  citer  le  passage  où  il  en  parle.  Après 
avoir  (fr.  8)  fait  l'éloge  d'Oribase  de  Pergame,  l'intime  ami 
de  Julien  et  le  grand  médecin,  il  déclare  être  redevable  de 
ce  qu'il  écrit  au  soin  extrême  avec  lequel  celui-ci  a  recueilli 
les  faits  où  il  fut  témoin  et  acteur  :  xai  twv  ye  irpa^ewv  (Tràaa; 

ht  fjTriffxaTO  Trapoiv  airacraiç)  {xàXa  axpiêwç  u7tO|xvrj[jLa  ffuvETsXsi  Trpoç 

TTjv  Ypacpî^v.  Rapportant,  dans  son  autre  ouvrage,  les  Vies  des 
sophistes,  un  épisode  évidemment  emprunté  aux  Mémoires 
d'Oribase  (les  cérémonies  mystérieuses  accomplies  à  Paris 
par  l'hiérophante,  avec  Oribase  seulement  et  Evhémère  pour 

témoins),  il  ajoute  :  xauxa  oè  irdtXiv  iv  toïç  xaTot  'louXiavbv  piêXioiç 

axpiSéofTepov  eipyjxai  ^,  «  cela  a  été  dit  avec  plus  de  détails  dans 
les  livres  qui  traitent  de  Julien.  »  Les  a  livres  qui  traitent  de 
Julien,  »  auxquels  Eunape  renvoie  pour  cette  anecdote  se- 
crète, ne  semblent  pas  autre  chose  que  l'écrit  d'Oribase. 

Le  second  ouvrage  d'Eunape,  les  Vies  des  philosophes  et  des 
sophistes,  a  été  intégralement  conservé*.  Il  comprend  vingt- 
trois  notices.  Eunape  a  souvent  l'occasion  d'y  parler  de  Julien. 
11  est  question   de  ce  prince  dans  les  Vies   d'Edesius,  de 

1.  Vita;  soph.,  p.  476. 

2.  Ed.  Boissonade,  1849,  dams  la  Collection  des  auteurs  grecs  de  Didot. 


MAMERTIN,  HIMÈRE,  MAGNLS,  ETC.  37S 

Priscus,  de  Chrysanthe,  d'Oribase,  de  Prohœresius,  de  Nym- 
phidianus,  et  surtout  dans  celle  de  Maxime.  Trois  autres 
lettres  de  Julien,  qui  ne  nous  sont  point  parvenues,  sont  indi- 
quées dans  les  Vies  de  Chrysanthe  et  de  Priscus.  On  vient  de 
voir  dans  la  Vie  de  Maxime  un  emprunt  aux  Mémoires  d'O- 
ribase. Bien  qu'Eunape  soit  d'une  crédulité  au  merveilleux 
qui  touche  à  la  naïveté,  et  que,  sophiste  dans  Fâme  autant 
que  Libanius,  il  ait  encore  moins  d'esprit  critique,  son  té- 
moignage, en  dehors  même  des  sources  que  nous  venons 
d'indiquer,  a  sur  certains  points  de  la  valeur.  Eunape  était 
parent  de  la  femme  de  Chrysanthe,  et  avait  été,  dans  sa  jeu- 
nesse, l'élève  de  ce  philosophe.  Gela  lui  permit  de  puiser  à 
une  source  tout  à  fait  directe  les  traditions  relatives  au  sé- 
jour de  Julien  près  des  néoplatoniciens  de  l'Asie  Mineure. 
Il  avait  aussi  des  rapports  religieux  avec  le  dernier  eumolpide 
qui  ait  rempli  les  fonctions  d'hiérophante  à  Eleusis  :  par 
celui-ci,  en  même  temps  que  par  «  les  livres  qui  traitent  de 
Julien,  »  c'est-à-dire  les  Mémoires  d'Oribase,  il  put  avoir  des 
détails  sur  la  révolution  de  Paris  :  peut-être  est-il  l'écho  de 
l'hiérophante  autant  que  du  médecin  quand  il  loue  ce  der- 
nier «  d'avoir  fait  un  empereur,  »  c'est-à-dire  d'avoir  été  le 
véritable  instigateur  de  la  révolte  des  soldats. 

D'Eunape  à  Zosime  le  saut  est  brusque,  puisque  celui-ci 
ne  paraît  pas  avoir  écrit  avant  le  milieu  du  cinquième  siècle. 
Il  consacre  au  règne  de  Julien  le  livre  III  de  son  Histoire. 
Zosime  est  un  païen  ardent  et  un  historien  crédule.  Gibbon 
parle  avec  mépris  «  de  sa  passion  et  de  ses  préjugés,  »  de 
«  ses  ignorantes  et  malicieuses  suggestions,  »  de  «  ses  insi- 
nuations malveillantes  ^.  »  On  ne  peut  se  servir  de  lui  qu'avec 
de  grandes  précautions.  Il  est  aussi  partial  que  Libanius,  sans 
avoir,  comme  celui-ci,  l'autorité  au  moins  relative  d'un  con- 
temporain et  d'un  témoin. 

1.  Gibbon,  Décline  and  Fall,  c.  xvii,  xx. 


380  SOURCES  PAÏENNES. 

Cependant  il  paraît  avoir  eu  sous  les  yeux  des  documents 
précis.  Lui-mênne  indique,  comme  sources  dont  il  se  servit, 
«  de  nombreux  livres  d'historiens  et  de  poètes,  auyYpacpeuffi  xat 
TToiYiTaïç  ev  TroXuffTtj^oiç...  {JiêXoiç,  qui  ont  raconté  les  actions  de 
Julien  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  »  On  se  souvient  qu'il  indique 
aussi,  comme  une  source  préférable  à  toutes  les  autres,  un 
recueil  des  Xoyoi  et  des  iTruToXai  de  Julien,  qui,  pour  celles-ci 
au  moins,  était  certainement  plus  ample  que  ce  que  nous 
possédons  ^  Malheureusement  Zosime  ne  nomme  pas  «  les 
historiens  et  les  poètes.  »  Un  seul  de  ces  derniers  nous  est 
connu  par  Socrate  (III,  21),  le  garde  du  corps  Galliste,  qui 
suivit  Julien  en  Perse,  et  consacra  à  ses  exploits  tout  un 
poème  épique,  dont  rien  n'est  resté 2. 

Zosime  ajoute  qu'il  s'est  efforcé,  dans  ses  récits,  de  sup- 
pléer à  ce  qui  avait  été  omis  par  ses  devanciers.  On  croira  dif- 
ficilement que,  écrivant  si  longtemps  après  eux,  il  en  ait  eu 
les  moyens.  Cependant,  pour  le  récit  de  la  guerre  de  Perse, 
on  remarque,  chez  lui,  des  noms  de  localités  omis  par  Am- 
mien,  et  môme  quelques  détails  qui  ne  sont  point  chez  ce 
contemporain  et  témoin  oculaire.  On  a  conjecturé  que  Zosime 
avait  eu  sous  les  yeux  un  Journal  de  l'expédition,  écrit  par 
quelqu'un  des  hauts  officiers  de  Julien,  ou  même  des  Com- 
mentaires de  Julien  lui-même,  continués  après  sa  mort.  L'hy- 
pothèse ne  paraît  pas  solide  :  si  Zosime  avait  possédé  une 
source  aussi  précieuse,  il  n'eût  point  manqué  de  le  dire.  Il 
reste  néanmoins  que,  dans  les  pages  qu'il  consacre  à  Julien, 
remplies  d'erreurs  et  de  fables,  et  empreintes  d'une  évidente 
partiahté,  se  rencontrent  aussi  un  certain  nombre  de  rensei- 
gnements utiles,  que  Ton  ne  trouve  pas  ailleurs'. 


1.  Voir  plus  haut,  p.  342.  —  2.  Un  panégyrique  de  Julien,  également 
perdu,  par  le  rhéteur  bordelais  Latinus  Alcimus  Alethius,  est  cité  par  Au- 
mône, Comm.  prof.  Burdig.,  II;  Migne,  P.  L.,  t.  XIX,  col.  852.  —  3.  Éd. 
Mendelsshon,  Leipzig,  1887. 


SAINT  GRÉGOIRE  DE  NAZIANZE.  381 

SECONDE  PARTIE.  —  SOURCES  CHRÉTIENNES 
I.  —  Saint  Grégoire  de  Nazianze. 

Parmi  les  chrétiens,  le  témoin  contemporain  le  plus  consi- 
dérable est  saint  Grégoire  de  Nazianze. 

Les  points  de  contact  étaient  nombreux  entre  Grégoire  et 
Julien.  De  quelques  années  plus  âgé  que  celui-ci,  Grégoire 
était  né  en  Gappadoce,  dans  la  province  même  où  Julien 
passa  une  partie  de  son  enfance.  Il  le  connut  étudiant 
à  Athènes,  et  eut  avec  lui,  à  ce  moment,  des  rapports  per- 
sonnels. Après  que  Julien  fut  devenu  empereur,  Grégoire 
parvint,  non  sans  peine,  à  empêcher  son  frère  Gésaire  de  de- 
meurer à  la  cour.  Il  était  en  Gappadoce,  quand  Julien  punit 
la  métropole  de  la  province,  Gésarée,  parce  que  des  tem- 
ples y  avaient  été  détruits.  Probablement  se  trouvait-il  à 
Nazianze,  près  de  son  père,  évêque  de  cette  ville,  quand 
celui-ci  résista  au  gouverneur  de  Gappadoce  chargé  par  Ju- 
lien de  confisquer  certains  biens  ecclésiastiques.  Il  eut,  par 
conséquent,  tous  les  moyens  d'être  renseigné,  et  sur  l'enfance 
de  Julien,  et  sur  sa  vie  d'étudiant,  et  sur  son  séjour  en 
Orient,  et  sur  les  actes  de  persécution  commis  par  son  ordre. 
C'est  non  seulement  un  contemporain  qui  a  recueilli  facile- 
ment les  bruits  en  cours,  mais  c'est  aussi,  dans  bien  des  cas, 
un  témoin  oculaire. 

Grégoire  de  Nazianze  a  parlé  de  Julien  dans  quelques-unes 
de  ses  œuvres  oratoires  :  dans  l'oraison  funèbre  de  son 
frère  Gésaire  [Oratio  VII),  dans  l'oraison  funèbre  de  son  père 
[Oratio  XVIII),  dans  l'éloge  de  Maxime  [Oratio  XXV).  Mais 
il  lui  a,  de  plus,  consacré  entièrement  deux  discours  [Ora^ 
iio  IV  et  V),  composés  au  lendemain  de  la  mort  du  prince 
apostat. 


382  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

Que  l'orateur  ait  mis  de  la  passion  dans  ces  deux  discours, 
c'est  ce  que  laisse  voir  déjà  leur  titre,  STyjXiteuTixcx;,  invective. 
Mais  il  semble  que  les  critiques  se  soient  laissé  souvent 
abuser  par  ce  mot,  par  la  vivacité  parfois  violente  de  la 
forme,  et  n'aient  point  toujours  reconnu  suffisamment  la 
valeur  historique  du  fond,  a  On  y  sent,  dit  Bardenhever, 
bien  plus  le  souffle  de  la  passion  que  l'accent  profond  d'une 
émotion  vraiment  chrétienne  ^  »  Le  mot  n'est  pas  juste.  Il 
y  a,  certes,  de  l'émotion  chrétienne  dans  des  paroles  telles 
que  celle-ci  :  «  Je  ne  pleure  pas  seulement  sur  les  souf- 
frances que  les  fidèles  ont  endurées  par  le  fait  de  JuUen, 
mais  je  pleure  encore  sur  son  âme,  aXXà  xat  ôirép  aÙTÎiç  xî}? 
Ixeivou  ^ux^^'  ^^  s^r  ^^^^^  ^^  t^^s  ^^^^  5"'^^  ^  entraînés  dans 
sa  ruine  [Oratio  IV,  49).  »  Et  rien  n'égale  l'accent  chrétien 
des  recommandations  que  Grégoire  adresse  à  ses  coreligion- 
naires, redevenus  libres  et  puissants  par  la  mort  de  Julien, 
quand  il  les  supplie  de  ne  pas  étaler  une  joie  bruyante,  et 
de  ne  pas  venger  sur  les  païens  vaincus  les  maux  que  ceux- 
ci  leur  ont  fait  souffrir  {Oratio  V,  34-37).  Quant  aux  faits 
rapportés  par  l'orateur,  il  y  a  lieu  de  distinguer  :  quelques- 
uns  peuvent  être  suspects  ou  mal  fondés;  beaucoup  sont 
confirmés  par  les  récits  des  historiens  païens;  il  en  est  d'au- 
tres, que  rien  n'autorise  à  suspecter,  et  dont  nous  avons 
connaissance  par  Grégoire  seul. 

Sur  les  rapports  de  Constance  avec  Julien  enfant,  Grégoire 
est,  soit  mal  informé,  soit  d'une  partialité  excessive  en  fa- 
veur du  premier.  On  jugera  ainsi  ce  qu'il  rapporte  de  la 
tragédie  qui  fit  Julien  orphelin,  et  dont  il  retire  toute  la  res- 
ponsabilité à  Constance  {"Oratio  IV,  21);  ce  qu'il  dit  de  Julien 
sauvé  par  celui-ci  (22);  ce  qu'il  raconte  de  l'éducation  reli- 
gieuse reçue  par  Julien  à  Macellum  (22).  Le  portrait   de 


1.  Bardenhever,  les  Pères  de  l'Église,  traduction  Godet  et  Verschaffel, 
t.  II,  p.  95. 


SAINT  GREGOIRE  DE  NAZIANZE.  383 

Constance  paraîtra,  chez  un  orthodoxe,  d'une  indulgence  ex- 
traordinaire (33-34),  et,  même  ce  point  de  vue  mis  de  côté, 
marquera  peu  de  sens  historique.  Cependant,  pour  apprécier 
avec  une  entière  équité  les  jugements  de  Grégoire  sur  Cons- 
tance, il  convient  de  se  souvenir  que,  même  parmi  les  païens, 
tout  le  monde  n*a  pas  pour  ce  fils  de  Constantin  le  regard 
sévère  d'Ammien  :  malgré  quelques  réserves,  Eutrope  {Bre- 
viarium,  X,  15)  ne  parle  pas  durement  de  ce  vir  egregix  tran- 
quillitatis.  Mais  là  où  il  paraîtra  impossible  d'accorder 
créance  à  Grégoire,  c'est  quand  il  raconte  que  Julien,  avant 
de  marcher  contre  Constance,  avait  fait  donner  à  celui-ci 
un  poison  lent,  dont  l'effet  devait  coïncider  avec  le  terme  de 
l'expédition  {Oratio  IV,  47).  Au  contraire,  l'appréciation  de 
celle-ci  par  Grégoire  paraît  exacte,  lorsqu'il  dit  que,  si  Cons- 
tance n'était  pas  mort  au  moment  opportun,  la  position  de 
Julien,  menacé  sur  son  front  par  les  troupes  massées  en 
Thrace,  et  sur  ses  derrières  par  les  légions  soulevées  à 
Aquilée,  pouvait  devenir  extrêmement  critique  (48);  ici,  il 
est  d'accord,  au  fond,  avec  Ammien  Marcellin,  et  s'il  con- 
traste avec  l'optimisme  de  Libanius,  c'est  au  détriment  de 
ce  dernier.  On  n'acceptera  pas  sans  résistance  ce  que  dit 
Grégoire  des  cadavres  trouvés  dans  TOronte  ou  au  palais, 
après  que  Julien  fut  sorti  d'Antioche  (71)  :  tout  n'est  peut- 
être  pas  faux  dans  ce  fait;  mais,  ainsi  que  je  Tai  expliqué  ail- 
leurs, rien  n'autorise  à  mêler  personnellement  Julien  aux 
crimes  mystérieux  qui  peuvent  avoir  été  commis  par  son 
entourage.  Du  reste,  dans  beaucoup  de  cas,  Grégoire  n'é- 
nonce des  faits  extraordinaires,  présages,  évocations,  qu'avec 
hésitation,  comme  des  on-dit,  au  besoin  comme  des  choses 
vraisemblables,  mais  dont  il  ne  se  porte  pas  garant  :  xal  yàp 
aÙTOç  xaXavxeuofxai,...  to  S'  oOv  XsYOfxevov, . . .  6  Ss  ^éyeTai  aTCO  TiXeio- 
vwv,  xai  TTicTTEueiv  oùx  aico  xpoTTou...  (53,54).  Quand  il  se  croit 
sûr  de  ce  qu'il  raconte,  comme  pour  le  fait  de  la  basilique 
que  Julien  adolescent  avait  entrepris  de  construire  en  Thon- 


884  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

neur  d'un  martyr,  et  dont  les  murs  ne  purent  s'élever,  ou 
pour  le  fait  des  croix  imprimées  sur  les  vêtements  des 
spectateurs,  lors  de  la  tentative  de  reconstruction  du  temple 
de  Jérusalem  [Oratio  V,  7),  il  parle  tout  autrement,  et  offre 
de  produire  des  témoins. 

Sur  bien  des  points,  les  critiques  faites  par  Grégoire  du 
caractère  et  de  l'œuvre  de  Julien  trouvent  leur  confirmation 
dans  ce  qu'ont  écrit  les  partisans  de  celui-ci,  ou  Julien 
lui-même.  Quand  il  parle  de  la  cruauté  de  Julien  envers  les 
serviteurs  de  Constance  {Oratio  IV,  64),  il  ne  dit  que  ce  que 
dira  Ammien  Marcellin  (XXII,  4).  Quand  il  dépeint  la  per- 
sécution insidieuse,  cachée  sous  des  dehors  modérés,  dont 
les  chrétiens  [furent  victimes  {Oratio  IV,  57,  58,  61,  62),  il 
se  rencontre  avec  Eutrope  {Breviarium,  X,  16).  S'il  indique 
Taffectation  de  Julien  à  désigner  les  adorateurs  du  Christ 
par  le  nom  de  Galiléens  {Oratio  IV,  74,  76,  78),  il  énonce 
un  fait  évident  pour  tout  lecteur  des  écrits  du  prince.  Ce  qu'il 
dit,  en  longs  paragraphes,  de  la  législation  de  Julien  contre 
l'enseignement  chrétien  est  l'équivalent  de  la  petite  phrase 
si  dure  deux  fois  écrite  à  ce  sujet  par  Ammien  Marcellin 
(XXII,  10;  XXV,  4).  La  manière  dont  il  parle  des  renégats 
qui  a  couraient  spontanément  »  à  Papostasie  {Oratio  IV,  11, 
51)  est  identique  à  une  expression  employée  par  Julien  lui- 
même  {Ep.  78).  Les  détails  qu'il  donne  sur  les  plans  de  ré- 
forme religieuse  de  Julien,  sur  ses  velléités  d'organiser  la 
charité  païenne  [Oratio  IV,  111-114),  concordent  avec  les  in- 
tentions manifestées  par  Julien  en  divers  écrits  {Ep,  62,  63; 
fragment  d'une  lettre).  Les  renseignements  que  fournit  Gré- 
goire sur  les  rapports  de  l'empereur  avec  les  Juifs,  sur  la  ten- 
tative manquée  de  relever  le  temple  de  Jérusalem  {Oratio  V, 
3-7),  sont  conformes  à  ceux  d'Ammien  (XXIII,  1)  et  aussi 
de  Julien  {Ep.  25;  fragment  d'une  lettre).  Si  Grégoire  raille 
la  superstition  de  Julien,  ses  pratiques  divinatoires,  l'étrange 
personnel  dont  il  s'entourait  dans  l'exercice  du  culte  {Oratio  V, 


SAINT  GRÉGOIRE  DE  NAZIANZE.  385 

8,  22),  Ammien  Marcellin,  raillerie  à  part,  parle  de  même 
(XXII,  14;  XXV,  4).  Sur  plusieurs  autres  points  de  détail, 
la  rencontre  est  frappante  :  portrait  de  Gallus,  presque  iden- 
tique dans  Grégoire  [Oratio  IV,  22)  et  dans  Julien  [Ép.  au 
sénat  et  au  peuple  d'Athènes;  Hertlein,  p.  350);  il  parle  de 
la  sobriété  de  Julien  en  campagne  {Oratio  IV,  61)  comme 
font  Ammien  et  Libanius;  ce  qu'il  dit  du  martyre  de  Marc 
d'Aréthuse  (88-90)  est  confirmé  par  Libanius  [Ep,  730). 

Toute  une  partie  du  second  discours  de  Grégoire  contre  Ju- 
lien est  intéressante  à  comparer  avec  le  récit  correspondant 
des  contemporains  païens  :  c'est  celle  qui  a  trait  à  la  guerre 
de  Perse.  Grégoire,  qui,  ici,  ne  fut  pas  témoin,  qui  n'eut  même 
probablement  pas  de  renseignements  directs,  écrit  d'après  des 
rumeurs  plus  ou  moins  sûres,  et  traduit  les  impressions  d'une 
partie  de  la  population  chrétienne,  les  bruits  qui  y  avaient 
cours,  plutôt  qu'il  ne  raconte  avec  exactitude.  De  là  un  mé- 
lange curieux  de  vrai  et  de  faux.  Ainsi,  il  est  vrai  quand  il 
dit  que  l'expédition,  jusqu'à  l'arrivée  devant  Gtésiphon,  fut 
un  succès  continuel  [Oratio  V,  9),  mais  il  est  inexact  quand 
il  ajoute  que  Julien  n'avait  rencontré  sur  sa  route  que  des 
forteresses  presque  dégarnies  de  défenseurs.  Il  est  vrai  encore 
quand  il  dépeint  (10)  la  manière  de  combattre  des  Perses, 
évitant,  autant  que  possible,  les  batailles  rangées,  mais  profi- 
tant de  tous  les  accidents  de  terrain  pour  attaquer  les  Ro- 
mains par  surprise.  Ce  qu'il  raconte  (11)  des  transfuges  qui 
persuadèrent  à  Julien  d'incendier  la  flotte  est  d'accord,  pour 
le  fond,  avec  le  témoignage  d'Ammien  Marcellin  et  de  Rufus, 
mais  probablement  amplifié  dans  les  détails.  Il  se  fait  l'écho 
d'une  fable  évidemment  inventée,  quand  il  rapporte  que 
Julien,  blessé  à  mort,  voulait  se  faire  jeter  dans  une  rivière 
(14).  11  apprécie  avec  justesse,  et  peu  différemment  d'Eutrope, 
le  traité  de  paix  signé  par  Jovien  (15).  Il  est  le  seul  à  donner 
des  détails  sur  la  pompe  païenne  des  obsèques  de  Julien  à 
Tarse  (18),  et  la  description  qu'il  fait  de  son  tombeau,  en 

JULIEN    L'aCOST-VT.    —   III.  25 


386  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

employant  des  termes  techniques,    est  la  plas  précise  que 
nous  ayons. 

Beaucoup  de  traits  de  la  vie  de  Julien  nous  sont  connus 
par  les  seuls  récits  de  Grégoire.  Ses  souvenirs  personnels  sur 
le  séjour  du  futur  empereur  à  l'université  d'Athènes  ont  la 
valeur  d'un  document  {Oratio  V,  23-24).  C'est  par  lui  encore 
que  nous  connaissons  les  efforts  de  Julien  pour  rendre  païenne 
son  armée,  la  défection  de  beaucoup  de  chefs,  la  résistance 
de  beaucoup  de  soldats  {Oratio  IV,  64-66,  80-84).  Il  est  le 
premier  à  parler  d'une  loi  (voaoQcxrjaaç)  ordonnant  de  donner 
désormais  aux  chrétiens  l'appellation  de  galiléens  (76).  C'est 
par  lui  que  nous  connaissons  la  profanation  d'églises  à 
Alexandrie,  à  Héliopolis,  à  Gaza,  à  Aréthuse,  les  attentats 
populaires  contre  des  vierges  chrétiennes  (86-87).  Par  lui 
encore  nous  savons  que  Marc  d'Aréthuse  passait  pour  être 
un  de  ceux  qui  sauvèrent  Julien  enfant,  lors  du  massacre  de 
sa  famille  (91).  Il  nous  fait  connaître  le  châtiment  infligé  à  la 
ville  de  Césarée  pour  la  punir  de  la  démolition  de  temples 
(92).  Il  fait  allusion  aux  remontrances  de  certains  magistrats 
païens,  plus  tolérants  que  Julien,  et  à  la  manière  défavorable 
dont  ces  remontrances  furent  reçues  (91,  93).  Il  nous  a  con- 
servé une  phrase  d'une  loi  rendue  par  Julien  contre  l'ensei- 
gnement chrétien  (102). 

On  voit  par  ces  divers  traits  —  et  nous  sommes  loin  de  les 
avoir  rappelés  tous  —  quelle  est  l'importance  historique  des 
deux  discours  de  Grégoire  contre  Julien.  Même  là  oii  non  la 
sincérité,  mais  la  véracité  de  l'orateur  peut  être  prise  en  dé- 
faut, le  renseignement  reste  d'un  grand  intérêt,  puisqu'il 
nous  fait  connaître  les  bruits  qui  couraient  dans  les  milieux 
chrétiens.  Si  l'on  ajoute  que,  malgré  la  prolixité  du  langage 
et  l'abondance  trop  touffue  des  développements,  les  «  Invec- 
tives »  l'emportent  de  beaucoup,  et  par  la  clarté,  et  par  l'é, 
loquence,  sur  n'importe  quel  discours  de  Libanius  ou  de 
Julien,  on  devra  reconnaître  que  le  discrédit  qui  s'attache  à 


SAl^iT  GREGOIRE  DE  NAZIANZE.  387 

cette  partie  de  l'œuvre  oratoire  de  Grégoire  de  Nazianze  est, 
à  tout  point  de  vue,  immérité  ^ 

Vers  la  fin  de  son  second  discours,  Grégoire  semble  asso- 
cier son  ami  Basile  aux  paroles  qu'il  vient  d'écrire.  «  Voilà 
ce  que  t'envoient  Grégoire  et  Basile,  ceux  que  tu  dénonçais 
comme  les  adversaires  de  ton  œuvre,  les  honorant  par  tes 
menaces,  les  excitant  davantage  par  elles  à  la  piété,  eux  que 
tu  savais  célèbres  dans  tout  le  monde  grec  à  cause  de  leur 
vie,  de  leur  éloquence,  de  leur  concorde,  et  que  tu  réservais 
les  derniers  aux  coups  de  la  persécution,  afin  de  faire  d'eux 
un  sacrifice  triomphal  à  tes  divinités,  si  tu  revenais  de  la 
Perse  (Oratio  V,  39).  »  Il  se  peut  que  les  «  Invectives  »  aient 
été  communiquées  à  Basile  ;  mais  la  différence  entre  le  style 
de  Grégoire  et  celui  du  futur  évoque  de  Césarée  ne  permet 
pas  de  croire  qu'il  y  ait  collaboré.  On  n'a  de  Basile  aucun 
écrit  sur  Julien.  Il  avait  été  cependant,  comme  Grégoire,  son 
condisciple  à  Athènes  :  il  était  en  Cappadoce  quand  Julien 
frappa  d'amende  la  ville  de  Césarée.  Il  fut  vraisemblablement 
très  attentif  aux  attaques  de  Julien  contre  le  christianisme  ; 
on  peut  conjecturer  qu'un  exemplaire  du  Contra  Christianos, 
qui  se  trouvait  encore  au  dixième  siècle  dans  la  bibliothèque 
épiscopale  de  Césarée,  provenait  de  la  sienne^.  Mais  il  n'en- 
treprit point  de  le  réfuter.  La  seule  allusion  indirecte  qui  se 
rencontre,  sous  sa  plume,  à  la  persécution  de  Julien  est  dans 
les  lettres  écrites  par  lui  pour  inviter  à  célébrer  l'anniver- 
saire des  martyrs  Eupsyque  et  Damas,  mis  à  mort  pour  les 
faits  de  Césarée  (Ep.  142,  200,  252;  cf.  saint  Grégoire  de  Na- 
zianze, Fp.  26,  27).  Une  seule  fois,  et  assez  dédaigneuse- 
ment, il  nomme  Julien  dans  une  autre  de  ses  lettres  {Ep.  17). 


1.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  éd.  Migne,  Patr.  grxc,  t.  XXXV- 
XXXVIII,  Paris,  1857-1858.  Les  discours  les  plus  intéressants  pour  l'his- 
toire de  Julien  sont  dans  le  tome  XXXV. 

2.  Cf.  Bidez  et  Cumont,  Recherches  sur  la  tradition  manuscrite  des 
lettres  de  l'empereur  Julien,  p.  132. 


388  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

De  bonne  heure,  cependant,  s'est  établie  la  tradition  d'une 
correspondance  suivie  entre  Julien  et  Basile.  La  Chronique 
d Alexandrie  en  parle  en  termes  qui  portent  avec  eux-mêmes 
leur  réfutation  :  elle  prétend  que  Julien,  qui  honorait  (Èn^xa) 
Basile,  comme  un  éloquent  collaborateur  (wç  IXXoytfxov  xat  w; 
aotxTTpofxTopa  aùxou),  lui  écrivait  fréquemment  ((juve/wç).  Il  se 
peut  qu'ils  aient  parfois  correspondu,  dans  de  tout  autres 
sentiments,  et  que  le  débris  de  lettre  cité  par  Sozomène 
(V,  18)  soit  un  reste  de  cette  correspondance  :  mais  dans  le 
recueil  des  épîtres  de  Julien  YEp.  75  adressée  à  Basile  est 
certainement  apocryphe,  et  VEp.  12  a  pour  destinataire  un 
homonyme  de  l'évêque  ^ 


II.  —  Saint  Jean  Ghrysostome. 

Il  n'y  a  donc  rien  à  tirer  de  saint  Basile  pour  la  connais- 
sance de  Julien.  On  est  plus  heureux  avec  saint  Jean  Ghry- 
sostome. Celui-ci  peut  être  considéré  comme  un  contempo- 
rain de  Julien,  puisque,  né  en  344  ou  347,  il  avait  seize  ou 
dix-neuf  ans  quand  l'empereur  mourut.  Sans  doute,  à  cause 
de  l'âge  relativement  jeune  qu'il  avait  alors,  Ghrysostome  ne 
peut  que  dans  une  assez  faible  mesure  passer  pour  un  té- 
moin. Cependant  son  autorité  est  réelle,  quand  il  traite  de 
quelque  épisode  du  règne  de  Julien  :  car,  parlant  à  Antioche, 
oîi  celui-ci  résida  en  362  pendant  huit  mois,  il  lui  fut  facile 
de  recueillir,  à  défaut  de  souvenirs  très  éclairés  et  très  précis, 
au  moins  des  traditions  encore  toutes  récentes,  et  il  n'eût  pu 
sans  danger  raconter  inexactement  les  faits,  devant  des  audi- 
teurs dont  beaucoup  en  avaient  la  connaissance  directe.  Il 
fait  môme,  dans  l'un  de  ses  discours,  appel  à  leur  mémoire. 

1.  Saint  Basile,  éd.  Migne,  Patr.  grxc,  t.  XXIV-XXXII,  Paris,  1857. 


SAINT  EPHREM,  RUFIN,  PHILOSTORGE,  ETC.  389 

«  Pour  les  survivants  de  cette  époque,  il  n'y  a  pas  besoin  de 
paroles;  mais  ceux  qui  étaient  alors  présents  vont  entendre 
de  ma  bouche  ce  qu'ils  ont  vu.  J'écris  donc  sous  le  regard 
de  témoins  encore  vivants,  afin  que  personne  ne  m'accuse 
de  mentir  à  ceux  qui  ont  ignoré  ce  que  je  raconte.  Parmi 
ceux  qui  ont  vu,  il  en  survit  encore,  vieillards  et  jeunes  gens  : 
si  j'ajoute  quelque  chose  à  la  vérité,  je  les  prie  de  se  lever 
et  de  me  reprendre  [In  sanctum  Babylam,  14).  » 

Saint  Jean  Ghrysostome  a  caractérisé  d'une  façon  générale 
les  actes  de  persécution  imputables  à  Julien,  a  fait  allusion 
à  ses  efforts  pour  reconstruire  le  temple  de  Jérusalem,  a 
narré  particulièrement  les  événements  qui  ont  trait  à  rin- 
cendie  du  temple  de  Daphné  et  à  la  translation,  par  ordre 
de  Julien,  des  reliques  de  saint  Babylas  :  deux  homélies  {De 
S.  Babyla  martyre  et  Liber  in  S.  Babylam  contra  Julianum  et 
Gentiles)  sont  consacrées  à  ces  sujets.  Il  a  raconté,  dans  son 
homélie  In  Juventinum  et  Maximinum  marttjres,  un  épisode 
de  la  persécution  insidieuse  dirigée  contre  les  soldats  chré- 
tiens :  relation  d'autant  plus  intéressante  que  l'exécution  de 
ces  deux  saints  eut  lieu  à  Antioche,  et  que  c'est  à  Antioche 
que  ce  discours  fut  prononcé.  Dans  deux  de  ses  homélies  sur 
saint  iMatthieu  {In  Matth.  homilia  IV,  1,  et  XLIII,  3)  et  dans 
son  traité  Adversns  Judxos  (V,  11),  saint  Jean  Ghrysostome 
a  parlé  de  l'intimité  de  Julien  avec  les  Juifs,  est  revenu  sur 
l'affaire  du  temple  de  Jérusalem,  a  fait  allusion  à  la  famine 
qui  sévit  en  Orient  en  362,  a  raconté  la  mort  tragique  du 
surintendant  Félix  et  du  comte  Julien,  oncle  de  l'empereur  ^ 


III.  —  Saint  Éphrem,  Rufin,  Philostorge,  Socrate, 
Sozomène,  Théodore!. 

Les  contemporains  chrétiens  de  Julien,  qui  ont  parlé  de 

1.  Saint  Jean  Ghrysostome,  éd.  Migne,  Patr.  grxc,  t.  XLVll-LXlV. 


890  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

lui,  sont  des  orateurs,  comme  Grégoire  de  Nazianze  et  Jean 
Ghrysostome,  ou  des  poètes,  comme  le  diacre  Éphrem,  qui, 
retiré  à  Édesse  après  la  reddition  de  Nisibe  aux  Perses,  con- 
sacra à  la  mémoire  de  l'empereur  apostat  cinq  hymnes  \ 
dans  lesquels  on  peut  recueillir,  parmi  l'abondance  toute 
syriaque  des  paroles,  quelques  traits  historiques^.  Il  faut  des- 
cendre chronologiquement  un  peu  plus  bas  pour  trouver  chez 
les  chrétiens  des  ouvrages  d'histoire  proprement  dite  s'occu- 
pant  de  Julien. 

Le  premier  est  VHistoire  ecclésiastique  de  Rufin,  ou  plutôt 
les  deux  livres,  allant  de  l'année  324  à  l'année  395,  par  les- 
quels il  continue  VHistoire  ecclésiastique  d'Eusèbe,  dont  il 
avait  fait  une  traduction  latine.  Rufin,  né  en  345,  est  encore 
un  contemporain  de  Julien;  mais  sa  jeunesse  se  passa  en 
Occident,  et  il  ne  put  recueillir  des  renseignements  sur  le 
prince  apostat  qu'après  son  départ  pour  l'Orient,  en  374. 
Comme  il  séjourna  en  Palestine  pendant  près  de  vingt  ans, 
de  377  ou  379  à  399,  il  lui  fut  possible  de  connaître  les 
récits  déjà  plus  ou  moins  amplifiés  qui  couraient  alors  sur  la 
persécution  de  Julien.  11  parle  de  celui-ci  dans  le  premier 
livre  de  sa  continuation  de  VHistoire  ecclésiastique,  aux  chapi- 
tres 27-39.  Ce  qui  donne  surtout  de  l'intérêt  à  ces  chapitres, 
c'est  que  Rufin  ne  paraît  point  avoir  connu  les  deux  discours 
de  saint  Grégoire.  Sa  narration,  si  cela  est  vrai,  dérive  de 
sources  ou  de  traditions  indépendantes.  L'accord  de  son  juge- 
ment avec  celui  de  l'orateur  de  Nazianze  n'en  a  que  plus  de 
valeur^. 

La  plus  ancienne  Histoire  ecclésiastique,  après  celle  de  Ru- 
fin, où  il  soit  question  de  Julien  a  été  écrite  par  l'arien  Phi- 
los torge.  Celui-ci,  né  probablement  dans  l'année  qui  suivit 
la  mort  de  Julien,  entreprit  de  raconter  en  douze  livres  les 

1.  Publiés  par  Bickel,  Zeitschrift  fur  katolische  Théologie,  1878. 

2.  Voir  particulièrement,  recueil  cité,  p.  338,  339,  341,  343,  345,  347, 
349,  352.  -  3.  Éd.  Migne,  Pair,  lat.,  t.  XXI,  Paris,  1849. 


SAINT  EPHREM,  RUFIN,  PIIILOSTORGE,  ETC.  391 

événements  religieux  arrivés  de  315  à  425.  Il  n'est  resté  de 
son  Histoire  que  des  fragments  \  empreints  de  la  partialité 
la  plus  visible  pour  l'arianisme.  Julien  y  est  nommé  au 
livre  ni,  au  livre  IV,  au  livre  VI,  et  surtout  au  livre  VII,  oh 
sa  persécution  est  racontée  avec  détails.  Ce  que  Philostorge  ' 
dit,  au  livre  IX,  des  relations  établies  entre  l'évêque  apostat 
et  l'hérétique  Aétius  est  un  précieux  commentaire  de  la 
lettre  31  de  Julien.  Parmi  les  sources  de  cet  historien,  il  en 
est  une  qui  lui  est  commune  avec  la  Chronique  d'Alexandrie. 
C'est  un  historiographe  anonyme  arien  du  iv*  siècle,  dont 
M.  Gwalkin  a  montré  rinflueiice  sur  cette  Chronique'^,  et  en 
qui  M^""  Batiffol  a  fait  voir  aussi  l'un  des  auteurs  consultés 
par  Philostorge  ^. 

Dans  le  cours  de  dix  années,  de  438  à  449,  parurent  coup 
sur  coup  les  trois  Histoires  ecclésiastiques  synoptiques,  c'est- 
à-dire  embrassant  à  peu  près  la  même  période  de  temps,  tout 
le  siècte  des  controverses  ariennes  :  les  Histoires  de  Socrate, 
de  Sozomène,  de  Théodoret. 

Dans  celles  de  Socrate  et  de  Sozomène  abondent  les  ren- 
seignements sur  Julien,  à  qui  l'un  et  l'autre  réservent  un 
livre  entier.  Les  deux  historiens  naquirent  à  la  fin  du  \Y  siècle, 
le  premier  à  Constantinople,  le  second  en  Palestine.  Tous 
deux  furent,  par  conséquent,  en  état  de  recueillir  des  souve- 
nirs relatifs  soit  à  l'enfance  de  Julien,  dont  une  partie  s'é- 
coula à  Constantinople,  une  autre  en  Asie,  soit  à  la  seconde 
moitié  de  sa  carrière  impériale,  qui  eut,  elle  aussi,  pour 
théâtre  Constantinople  d'abord,  puis  l'Orient.  Bien  qu'ayant 
écrit  l'un  et  l'autre  une  Histoire  de  l'Église,  ils  étaient  laï- 
ques, et  suivirent  la  carrière  du  barreau.  On  a  souvent 
recherché  lequel  des  deux  historiens  a  fait  des  emprunts 
à    l'autre.    La     priorité    appartient    certainement    à     So- 


1.  Aligne,  Pair,  grœc,  t.  LXV,col.  459-638.  —  2.  Gwalkin,  Studies  of 
arianism,  p.  216-218.  —  3.  Batiffol,  Quxstiones  PhUostorgianaStp.  21-25. 


392  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

craie*.  La  question  offre  d'ailleurs  peu  d'intérêt  :  il  y  en  a 
davantage  à  examiner  leur  valeur  critique  et  à  déterminer 
les  sources  oîi  ils  ont  puisé. 

Socrate  a  beaucoup  des  qualités  de  l'historien.  Il  est  assez 
scrupuleux  sur  Texactitude  pour  récrire  deux  livres  de  sonj 
ouvrage,  parce  que  la  connaissance  de  sources  nouvelles  lui  aj 
montré  que,  dans  une  première  rédaction,  il  s'était  trompé 
sur  Tordre  chronologique  des  faits  (livre  lï,  proœmium).  Il  a 
en  même  temps  l'esprit  assez  large  pour  sentir  la  nécessité 
d'éclairer  l'histoire  ecclésiastique  par  l'histoire  générale, 
afin  de  mettre  les  événements  religieux  en  pleine  lumière,  et 
de  les  placer  dans  leur  vrai  cadre  (préface  du  livre  Y).  Il  a  le 
soin  de  s'entourer  de  tous  les  documents,  soit  oraux,  soit 
écrits,  qui  importent  à  son  sujet.  «  J'ai  rapporté  diverses 
choses  que  m'ont  racontées  des  témoins  oculaires  encore 
vivants,  »  dit-il  dans  une  de  ses  préfaces.  Le  livre  III,  con- 
sacré à  Julien,  a  été  composé  à  peu  près  comme  le  ferait  un 
historien  moderne.  Socrate  déclare  qu'il  s'abstiendra  de  toute 
déclamation  :  a  Nous  continuerons,  dit-il,  à  nous  servir  d'un 
style  simple,  et  à  chercher  surtout  à  être  clair.  »  Aussi  a-t-il 
grand  soin  d'indiquer  ses  sources.  Parmi  les  païens,  c'est  d'a- 
bord Libanius  :  Socrate  se  sert  souvent  de  son  oraison  funèbre 
{Epitaphios)  de  Julien,  et  cite  ses  deux  discours  sur  les  affaires 
d'Antioche.  De  Julien  lui-même  il  cite  les  lettres  10  (Hist. 
eccL,  III,  3),  25  (III,  20),  42  (III,  i2,  16),  une  letlre  perdue 
aux  habitants  de  Cyzique  (III,  11)  et  une  autre  (III,  15)  égale- 
ment perdue.  Il  analyse,  en  le  réfutant  avec  beaucoup  d'in- 
telligence, le  livre  Contre  les  Chrétiens,  mentionne  le  traité 
Contre  le  cynique  Héraclius,  le  Misopogon,  les  Césars.  Sur 
la  mort  de  Julien,  à  propos  de  laquelle  il  rapporte,  sans 
nommer  les  auteurs,  diverses  versions,  il  cite  le  poète  Cal- 
liste,  un  des  gardes  du  corps,  auteur  d'un  poème  épique 

1.  Voir  Baliffol,  Études  d'histoire  et  de  théologie  positive,  1902,  p.  151. 
Cf.  deux  inéinoirfs  publiés  par  lui  dans  le  Byzantinische  Zeitschrift, 
l.  VU,  1898,  p.  205  et  suiv.  ;  t.  X,   1899,  p.  128  et  suiv. 


SAINT  ÉPHREM,  RUFIN,  PHILOSTORGE,  ETC.  393 

aujourd'hui  perdu.  Parmi  les  chrétiens,  Socrate  nomme  saint 
Grégoire  de  Nazianze,  auquel  il  emprunte  un  long  passage  de 
sa  seconde  Invective,  et  Rufin,  à  qui  il  renvoie  pour  l'histoire 
du  confesseur  Théodore. 

Beaucoup  des  faits  racontés  par  Socrate  se  rencontrent, 
avec  plus  ou  moins  de  détails,  dans  ses  devanciers.  D'autres 
ne  sont  relatés  que  par  lui  et  par  Sozomène.  Quelques-uns  se 
trouvent  dans  Socrate  seul,  quelques-uns  seulement  dans 
Sozomène.  Ce  que  dit,  par  exemple,  ce  dernier  de  l'incons- 
tance religieuse  d'un  dés  anciens  professeurs  de  Julien,  le 
sophiste  Ecebole,  doit  provenir  de  témoignages  directement 
reçus  par  l'historien  àConstantinople.  De  même,  des  détails 
très  circonstanciés  donnés  par  Sozomène  sur  des  événements 
qui  se  passèrent  en  Orient  du  temps  de  Julien,  furent  proba- 
blement recueillis  par  lui  sur  place.  En  général,  Sozomène 
n'a  ni  la  largeur  d'esprit,  ni  la  méthode  de  Socrate  :  bien 
qu'il  aime  à  faire  précéder  les  diverses  parties  de  son  His- 
toire de  longs  et  pompeux  prologues,  on  chercherait  vaine- 
ment sous  sa  plume  soit  ces  excellentes  petites  préfaces  que 
j'ai  signalées  chez  Socrate,  soit  des  morceaux  de  grande 
envergure,  comme  la  dissertation  de  celui-ci  sur  l'utilité 
pour  les  chrétiens  des  études  classiques,  à  propos  de  l'édit 
de  Julien  sur  l'enseignement.  Mais  chez  Sozomène,  qui  aussi 
est  plus  crédule  et  plus  ami  du  merveilleux,  le  détail  offre 
plus  d'abondance  et  de  relief.  11  est  parfois  mieux  ordonné  : 
le  chapitre  sur  la  jeunesse  de  Julien  est  meilleur,  à  ce  point 
de  vue,  que  le  chapitre  correspondant  de  Socrate  :  de  môme 
le  chapitre  sur  les  événements  de  Perse  et  la  mort  de  l'empe- 
reur a  mieux  les  allures  d'un  récit  historique.  Sozomène  est 
aussi  quelquefois  mieux  informé  :  ainsi,  les  détails  qu'il 
donne  sur  le  meurtre  de  Georges  d'Alexandrie  sont  bien 
meilleurs  que  le  récit  fait  par  Socrate  du  même  événement; 
d'une  part,  Sozomène  omet  la  circonstance  invraisemblable 
de  crânes  provenant  de  sacrifices  humains,  donnée  par  So- 


394  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

crate;  d'aulre  part,  il  laisse  entendre  que  le  meurtre  de 
Georges  ne  suivit  pas  immédiatement  l'émeute,  ce  qui  est 
conforme  à  VHistoria  acephala.  W  Batiflol,  qui  étudie  d'une 
manière  si  pénétrante  les  historiens  ecclésiastiques  du 
iv^  siècle,  a  montré  que  Sozomène  avait,  en  générai,  com- 
plété Socrate  à  l'aide  de  la  grande  compilation  formée  appa- 
remment entre  373  et  375  par  l'évêque  Sabinus  ^ . 

Sozomène  a,  comme  Socrate,  la  volonté  évidente  d'être 
sincère.  «  Un  historien,  dit-il,  doit  à  toute  chose  préférer  la 
vérité.  »  Aussi  montre-t-il,  à  son  tour,  un  grand  souci  des 
sources.  Il  les  a  eues,  autant  qu'il  a  pu,  de  première  main. 
«  Pour  ce  qui  précède  mon  temps,  j'ai  étudié  les  événements 
en  partie  à  l'aide  des  lois  rendues  sur  les  matières  religieuses 
et  des  synodes  qui  se  sont  tenus,  en  partie  au  moyen  des 
lettres  des  empereurs  et  des  évêques  :  lettres  dont  les  unes 
sont  conservées  aujourd'hui  dans  les  archives  des  palais  et 
des  églises,  dont  les  autres  se  trouvent  dispersées  dans  les 
collections  des  érudits^  [Eist,  eccL,  I,  1).  »  Celles  qu'il  cite 
de  Julien  sont  les  lettres  10  {Hist.  eccL,  V,  8),  25  (V,  22),  42 
(V,  18),  49  (V,  16),  52  (V,  15),  66  (VI,  1),  75  (V,  18),  et  la 
lettre  perdue  aux  habitants  de  Gyzique  (V,  15).  Il  cite  aussi 
le  Misopogon,  qu'il  appelle  (avec  quelque  excès  d'impartia- 
lité) «  un  livre  très  élégant  et  très  spirituel.  »  Après  Julien, 
sa  principale  source  païenne  pour  l'histoire  de  ce  prince  est 
Libanius.  Parmi  les  chrétiens  qui  s'en  sont  occupés,  il  ne 
nomme  personne,  mais  il  s'est  visiblement  servi  de  saint 
Grégoire  de  Nazianze,  et  probablement  aussi  de  saint  Jean 
Ghrysostome,  de  Rufm  et  de  Philoslorge. 

Mais  la  valeur  originale  de  son  livre  V,  consacré  presque 
entièrement  à  Julien,  est  surtout  dans  les  renseignements 

1.  Batiffol,  Le  Synodicon  de  saint  Athanase,  dans  Byzûntinische 
Zeltschrift,  1899,  p.  133,  142. 

2.  'Ûv  al  (xèv  el;  éxt  vOv  èv  toï;  ^aTiXcîot;  xai  txÏ;  èxxXrjorlai;  fftôl^oviai,  al 
ôè  <r7topà6r,v  uapà  toi;  çO.oXôyoi;  çéûovTai. 


I 


SAINT  ÉPHREM,  RUFIN,  PHILOSÏORGE,  ETC.  395 

qu'on  y  trouve  sur  les  événements  arrivés  en  Palestine  et  en 
Syrie.  Sozomène  naquit  à  Gaza,  d'une  famille  convertie  au 
christianisme  par  le  moine  Hilarion,  contemporain  de  Cons- 
tance et  de  Julien.  Il  fut  élevé  dans  cette  ville,  puis  professa 
le  droit  à  l'université  de  Beyrouth,  qui  était  la  grande  école 
juridique  de  l'Orient  romain.  Les  détails  très  précis  donnés 
par  lui  (V,  3,  U,  10)  sur  ce  qui  se  passa  en  362  et  363  dans 
les  villes  de  la  côte  syro-phénicienne,  à  Anthédon,  à  Hélio- 
polis, à  Panéas,  à  Aréthuse,  surtout  à  Gaza,  ont  donc  une 
importance  particulière.  Il  les  tient  d'une  tradition  conservée 
dans  sa  famille  ou  dans  les  monastères  du  pays.  Lui-même 
a  connu  dans  son  enfance  des  vieillards  qui  avaient  vécu  à 
cette  époque  (V,  15).  Il  put  interroger  aussi  les  témoins  des 
événements  arrivés  dans  des  villes  un  peu  plus  éloignées, 
comme  Antioche  et  Jérusalem  :  la  description  pittoresque 
qu'il  trace  du  bois  de  Daphné  (V,  19)  montre  qu'il  avait  visité 
la  première;  pour  la  seconde,  il  paraît  avoir  recueilli  de  la 
bouche  de  personnes  qui  y  avaient  assisté  les  détails  qu'il 
donne  sur  l'essai  de  reconstruction  du  temple  (V,  22). 

Dans  une  des  «  Positiones  »  de  sa  thèse  de  1890  De  Ju- 
liano  iwperatore,  M.  Koch  affirme  que  Socrate  et  Sozomène 
sont  c(  nuUius  pretii  »  pour  une  connaissance  exacte  de  la 
jeunesse  de  Julien.  La  question  ne  me  semble  pas  de  celles 
qu'on  puisse  trancher  d'un  mot  :  et  l'on  admettra  au  moins 
que  Socrate  et  Sozomène,  dans  leur  récit  de  la  jeunesse  de 
Julien,  dépendent  beaucoup  de  saint  Grégoire  de  Nazianze. 
Mais  pour  l'ensemble  de  la  vie  du  prince,  il  n'est  douteux 
pour  personne  qu'ils  aient  possédé  de  nombreux  documents. 
Dans  un  double  tableau,  MM.  Bidez  et  Gumont^  ont  dressé 
la  liste  de  ceux  que  nous  possédons  ou  que  nous  ne  possé- 
dons plus,  et  qui  ont  été  mis  en  œuvre  par  Socrate  et  Sozo- 


1.  Recherches  sur  la  tradition  manuscrite  des  lettres  de  l'empereur 
Julien, {y.   16-17. 


396  SOURCES  CHRETIENNES 

mène  :  les  deux  érudils  belges  ont  eu  soin  d'indiquer  qu'une 
des  lettres  les  plus  importantes  de  Julien,  VEp.  49  au  grand 
prêtre  Arsace,  manque  dans  les  manuscrits,  et  n'est  connue 
que  pa^Sozomène^  Mais  les  documents  aujourd'hui  perdus, 
qu'ont  employés  les  deux  historiens,  sont  les  plus  nom- 
breux :  édit  relatif  aux  temples  de  Gyzique  et  à  l'évêque 
Eleusius  (Socrate,  IH,  11;  Sozomène,  V,  15);  édit  sur  l'ado- 
ration des  images  impériales  (Sozomène  V,  17);  édit  ordon- 
nant la  reconstruction  du  temple  de  Jérusalem  (Socrate,  III, 
20;  Sozomène,  V,  22);  loi  excluant  les  chrétiens  de  l'armée 
(Socrate,  IV,  13;  Sozomène,  V,  17);  lettre  aux  évêques  à 
propos  des  poésies  d'Apollinaire  (Sozomène,  V,  18);  lettre  au 
gouverneur  de  Syrie  concernant  le  temple  de  Didyme  (Sozo- 
mène, V,  20);  loi  enlevant  ses  privilèges  et  immunités  au 
clergé  chrétien  (Sozomène,  V,  5);  loi  restituant  leurs  privi- 
lèges aux  prêtres  païens  (Socrate,  III,  11;  Sozomène,  V,  3); 
rescrit  relatif  au  Sérapeum  (Sozomène,  V,  3);  lettres  diverses 
aux  villes,  xoivôi  tîov  iroAstov  (Sozomène,  V,  3);  lettre  à  la  ville 
de  Nisibe  (Sozomène,  V,  3);  édit  punissant  la  ville  de  Gésarée 
(Sozomène,  V,  4);  loi  autorisant  le  retour  dans  leur  patrie 
des  prêtres  exilés  par  Constance  (Socrate,  III,  1,5;  Sozo- 
mène, V,  5)  ;  loi  ordonnant  la  reconstruction  des  temples 
détruits  (Sozomène,  V,  5,  10);  à  quoi  il  faut  ajouter  une 
autre  loi  omise  dans  ce  tableau,  la  loi  (distincte  de  VEp.  42) 
qui  défend  aux  chrétiens  la  fréquentation  des  écoles  païen- 
nes, et  dont  un  fragment  est  cité  par  Socrate  (III,  12)  et  So- 
zomène (V,  18).  Quelques-uns  de  ces  documents  ont  été 
connus  aussi  de  Philostorge  et  de  Théodoret;  la  plupart  ont 
été  cités  par  Socrate  et  Sozomène  seuls,  et  un  plus  grand 
nombre  par  Sozomène  que  par  Socrate  2. 
Le  troisième  des  «  synoptiques,  »  Théodoret,  évêque  de 

1.  Cf.  Hertlein,  p.  552,  note. 

2.  Socrate,  éd.  Migne,  Pair,  grxc,  t.  LXVH,  Paris,   1859;  Sozomène, 
même  Tolume. 


SAINT  ÉPHREM,  RUFIN,  PHILOSTORGE,  ETC.  397 

Cyr,  «  l'une  des  figures  les  plus  belles  et  les  plus  sympathi- 
ques du  cinquième  siècle  \  »  naquit  à  la  fin  du  siècle  précé- 
dent. Son  Histoire,  en  cinq  livres,  allant  du  règne  de  Cons- 
tance à  Tannée  429,  suit  l'ordre  des  événements,  comme  le 
font  aussi  Socrate  et  Sozomène.  Mais,  malgré  Topinion  con- 
traire de  Valois,  il  est  établi  aujourd'hui  qu'il  ne  s*est  pas 
inspiré  de  Socrate,  et  l'influence  de  Sozomène  sur  lui  est  très 
douteuse.  Celle  de  Philostorge  semble  moins  démontrée 
encore^,  bien  que  Théodoret  non  seulement  soit  postérieur 
à  ce  dernier  historien,  mais  le  soit  probablement  aussi  d'un 
petit  nombre  d'années  aux  deux  autres.  Pour  le  règne  de 
Julien,  les  traditions  orales  et  locales  lui  ont  sans  doute 
beaucoup  fourni.  D'un  esprit  critique  moins  sûr  que  Socrate 
et  Sozomène,  il  abonde  en  anecdotes  qui  probablement  ne 
sont  pas  toutes  vraies  à  la  lettre,  mais  qui  ont  en  général 
beaucoup  de  couleur  et  de  vie.  C'est  lui  qui  met  dans  la 
bouche  de  Julien  mourant  le  fameux  mot  :  «  Tu  as  vaincu, 
Galiléen!  »  Sur  le  séjour  de  Julien  à  Antioche,  Théodoret 
eut  les  moyens  d'être  bien  renseigné,  puisqu'il  a  passé  lui- 
môme  sa  jeunesse  dans  celte  métropole  de  la  Syrie.  Sur  le 
passage  de  Julien  par  les  villes  voisines  de  l'Euphrate,  il  a  vrai- 
semblablement recueilli  aussi  des  traditions  locales,  puisque 
Cyr,  dont  il  occupa  le  siège  épiscopal,  était  dans  ces  régions. 
De  là  l'intérêt  de  certains  traits  rapportés  par  lui,  comme 
l'histoire  du  jeune  homme  apostat  de  Bérée  (IIF,  17),  le  soin 
pris  par  Julien  de  ne  pas  traverser  Édesse,  à  cause  de  la  piété 
des  habitants  (III,  21),  le  sacrifice  humain  accompli  à  Car- 
rhes  (III,  21)  :  vrais  ou  faux,  ces  épisodes  nous  apprennent 
au  moins  ce  qui  se  racontait.  Théodoret  est  aussi  Tun  de  ceux 


1.  Duchesne,  Bulletin  critique,  1885,  p.  128. 

2.  C'est  ce  que,  pour  Philostorge,  a  prouvé  Ms»"  Baliffol  contre 
M.  Guldenpenning,  Die  Kirchengeschichte  des  Théodoret  von  Kyr- 
rhos,  1889.  Voir  Bulletin  critique,  1891,  p.  247-248. 


398  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

qui  paraissent  avoir  le  mieux  vu  la  portée  des  lois  relatives 
à  l'enseignement  :  il  attribue  sur  ce  sujet  à  Julien  un  propos 
intéressant  (III,  4).  On  pourrait  dire  d'une  façon  générale  que 
si  Socrate  et  Sozomène  dessinent  la  figure  de  Julien  d'un 
trait  plus  sobre  et  plus  sûr,  Théodoret  la  peint  de  couleurs 
plus  vives. 

IV.  —  Sources  diverses. 

Quelques  mots  sur  Julien  sont  encore  à  recueillir  dans  les 
Épîtres  17  et  40  de  saint  Ambroise;  dans  l'Homélie  III  de 
saint  Asterius  d'Amasée;  dans  la  biographie  de  saint  Martin 
par  Sulpice  Sévère  (IV,  SOfi);  dans  divers  écrits  de  saint 
Augustin,  la  Cité  de  Dieu  (XVIII,  52),  les  Confessions  (VIII,  5), 
VEp.  105,  les  livres  Contra  litt.  Petiliani  (II)  et  Contra  Parme- 
nionem  (I,  12);  dans  le  De  Schismate  Donatistarum  (II,  16)  de 
saint  Optât;  dans  VApotheosis  de  Prudence  (vers  449-459); 
dans  les  diverses  Vies  de  saint  Athanase;  dans  Jean  d'An- 
lioche  (fr.  177-180;  Millier,  Fragm.  hist.  grœc,  t.  IV,  p.  605- 
606)  ;  dans  la  Chronique  de  saint  Jérôme,  dans  la  Chronographie 
de  Théophane,  dans  les  Fastes  d'Idace.  De  tous  les  docu- 
ments chronographiques  le  plus  intéressant  est  sans  doute 
le  fragment  connu  sous  le  nom  d'Historia  acephala  ariano- 
rum,  qui  a  été  consulté,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
par  Sozomène,  et  qui,  pour  les  faits  qui  se  passèrent  à 
Alexandrie  pendant  le  règne  de  JuUen,  se  montre,  par  la  pré- 
cision des  détails  et  l'indication  minutieuse  des  dates,  un  té- 
moin de  premier  ordre  \  A  côté  de  lui  l'on  placera  la  Chroni- 


1.  Publié  par  Migne,  Patr.  grœc,  t.  XXVI,  col.  1443-1450,  et  par  Sie- 
vers,  dans  Zeitschrift  fur  historische  Théologie,  1868,  p.  89-162.  — 
Me-^  Batiffol  en  adonné,  d'après  l'unique  manuscrit  existant,  une  édition 
plus  complète  dans  Mélanges  de  litférature  et  d'histoire  religieuses  pu- 
bliés à  l'occasion  du  jubilé  épiscopal  de  M^'  de  Cabrières.  Paris,  1899, 
p.   100-108. 


SAINT  ÉPHREM,  RUFIN,  PHILOSTORGE,  ETC.  399 

que  d'Alexandrie  ou  Chronique  Pascale  ',  compilation  formée 
au  septième  siècle,  mais  contenant  des  morceaux  beaucoup 
plus  anciens,  de  provenance  officielle,  de  provenance  arienne, 
de  provenance  catholique  :  elle  oftre,  sur  les  épreuves  souf- 
fertes parles  chrétiens  pendant  la  persécution  de  Julien,  sur 
les  renégats,  sur  les  martyrs,  des  renseignements  précieux. 
J'indique  seulement  pour  mémoire  Cassiodore,  puisque  le 
livre  VI  de  son  Eistoria  Tripartita  (Migne,  Patr.  lat.,  t.  LXIX, 
col.  1026-1064),  où  il  estamplement  question  de  Julien,  n'est, 
comme  tout  le  reste  de  cette  histoire,  qu'une  compilation  (très 
heureusement  fondue)  de  Socrate,  de  Sozomène  et  de  Théodo- 
ret.  Mais  on  peut  descendre  plus  bas,  et  trouver  encore  à  ghr 
ner.  Cedrenus,  au  milieu  du  onzième  siècle,  consacre  dans  sa 
Chronique  -  quelques  pages  à  Thistoire  ou  plutôt  à  la  légende 
de    Julien   :   un  ou  deux  détails  méritent  d'être  recueillis. 
L'auteur  d* Annales,  à'hhioive  romaine  compilées  à  la  fin  du 
même  siècle,  Zonare  ^,  parle  aussi  de  Julien  dans  plusieurs 
chapitres  de  son  livre  XIII  :  ils  ont  une  couleur  généralement 
exacte,  et  paraissent  écrits  d'après  des  sources  diverses.  Sur 
l'usurpation  de  Julien  et  sur  les  rapports  diplomatiques  avec 
Constance  qui  en  furent  la  suite,  des  détails  s'y  rencontrent 
qui  sont  de  bonne  apparence  historique  et  ne  concordent 
cependant  ni  avec  le  récit  d'Ammien  ni  avec  la  position  que 
Julien  semble  avoir  voulu  prendre  sur  ces  faits  devant  l'o- 
pinion publique.   On  a  pensé  que  ces  détails  provenaient 
(soit  directement,  soit  indirectement)  des  Mémoires  perdus 
d'Oribase,  ce  fameux  uno^vriiict  attesté  par  Eunape  (fr.  8),  et 
dont  celui-ci  s'est  inspiré  dans  beaucoup  de  passages  égale- 
ment perdus.  Oribase,  a-t-on  dit,  est  peut-être,  après  JuUen,  le 
seul  qui  ait  pu  connaître  d'aussi  intimes  particularités  et  ait 


1.  Migne,  Patr.grœc,  t.  XCII. 

2.  Éd.  Bonn,  p.  525-529. 

3.  Migne,  Patr.  grœc,  t.  CXXXV. 


400  SOURCES  CHRÉTIENNES. 

été  capable  de  renseigner  sur  les  dessous  d'événements  aux- 
quels il  avait  pris  une  part  prépondérante  ^  Cette  opinion 
offre  beaucoup  de  vraisemblances  :  reconnaissons  cependant 
qu^il  y  a  toujours  des  chances  d'illusion  à  rechercher,  sous 
une  rédaction  très  postérieure,  des  vestiges  de  documents 
disparus,  —  «  un  peu,  dit  un  spirituel  critique,  comme  les 
Bretons  entrevoient  les  restes  d'Ys  sous  la  surface  de  la  mer.  » 


1.  Voir  Koch,  Kaiser  Julian  cler  Àbtrunnige,  p.  346-347. 


HOl 


APPENDICE  B 


CHRONOLOGIE   DE   LA   VIE   ET   DES   ÉCRITS   DE  JULIEN 
DEPUIS   360   ('). 


Î60.    (Printemps).  Julien  passe  en  revue  les  troupes  rassem- 
blées à  Paris. 

Il  adresse  un  discours  aux  soldats. 

Lettre  de  Julien  à  Constance. 

Euthère  et  Pentadius  sont  chargés  de  la  porter. 

Constance  députe  à  Julien  le  questeur  Léonas  avec  sa 
réponse. 

Nouvelle  revue  de  l'armée,  acclamant  Julien. 

Lettre  injurieuse  pour  Constance,  remise  par  Julien  à 
Léonas. 

(Juillet-septembre).    Campagne     de  Julien  contre   les 
Alluaires. 

Inspection  de  la  ligne  du  Rhin. 

(Automne).  Julien  établit  sa  résidence  à  Vienne. 

Constance  envoie  à  Julien  l'évêque  Épictète. 

Échec  définitif  des  négociations. 

(6  novembre).  Julien  célèbre  ses  quinqumnalia. 
361.    (6  janvier).  Julien  assiste  à  la  fête  de  PÉpiphanie 

Mort  d'Hélène. 

Campagne  de  Constance  contre  les  Perses. 

Séjour  de  Constance  à  Antioche. 

1.  Les  écrits  dont  la  date  n'est  qu'approximative  sont  marqués  par  un  *. 

JULIEN    l'apostat.   —   T.   ÎH.  26 


402     CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ECRITS  DE  JULIEN. 

Constance,  veuf  d*Eusébie,  épouse  Fausiine. 
Constance   négocie    avec  les  Barbares  pour  la  garde 

contre  Julien  des  passages  des  Alpes. 
Constance  envoie  Gaudentius  mettre  en  état  de  défense 

les  rivages  africains. 
(Mai).  Expédition  de  Julien  sur  les  bords  du  Rhin. 
Julien,  de  retour  à  Bâle,  offre  en  secret  un  sacrifice  à 

Bellone. 
Discours  de  Julien  à  ses  soldats. 
Nouvelle  campagne  de  Constance  contre  les  Perses. 
(Juillet).  L'armée  de   Julien  part  de  Bâle,  divisée  en 

trois  corps,  sous  la  conduite  de  Jovius,  de  Nevitla  et 

de  Julien. 
Julien   offre,    en   route,    des    sacrifices   publics    aux 

dieux. 
Julien  s'empare  de  la  flottille  du  Danube. 
(10  octobre).  Débarquement  de  Julien  et  de  ses  soldats 

à  Bononia. 
Arrestation  de  Lucilianus,  commandant  pour  Constance 

le  camp  près  de  Sirmium. 
Entrée  de  Julien  à  Sirmium. 
Il  y  est  rejoint  par  le  corps  d'armée  de  Nevitta. 
Il   envoie  en  Gaule  deux   légions  et  une  cohorte  de 

Pannonie. 
Celles-ci  se  mutinent,  et  s'enferment  dans  Aquilée. 
Julien  ordonne  au  corps  d'armée  de  Jovius  de  faire  le 

siège  d'Aquilée. 
(Hiver).  Julien  s'installe  à  Naïsse. 
Julien  nomme  Aurelius  Victor  consulaire  de  la  Seconde 

Pannonie,  et  lui  élève  une  statue. 
Il  écrit  au  sénat  et  au  peuple  d'Athènes,  aux  Lacédé- 

moniens,  aux  Corinthiens. 
n  adresse    plusieurs  édits  aux  villes  de  Macédoine» 

d'illyrie  et  du  Péloponèse. 


CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ÉCRITS  DE  JULIEN.     403 

Il  envoie  au  sénat  de  Rome  un  message  contre  Cons- 
tance. 

Il  prononce  un  discours  injurieux  à  la  mémoire  de 
Gonslanlin. 

Lettre  de  Julien  au  philosophe  Maxime  (Ep.  38). 

Julien  écrit  les  Saturnales  (Kpovia), 

Julien  nomme  le  sénateur  Maximus  préfet  de  Rome. 

Julien  désigne  Mamertin  etNevitta  pour  le  consulat. 

(3  novembre).  Constance,  parti  d'Antioche  contre  Ju- 
lien, meurt  à  Mopsucrène,  en  Cilicie. 

Julien  franchit  le  Pas  de  Sucques,  et  traverse  la 
Thrace. 

il  écrit  au  chambellan  Eulhère  [Ep.  69). 

Il  écrit  à  son  oncle  Julien  [Ep.  13). 

Il  écrit  à  Évagrius  [Ep.  46). 

Il  reçoit  une  lettre  de  Themistius. 

Il  renvoie  en  Grèce  l'hiérophante  d'Eleusis  avec  mission 
de  rétablir  les  temples. 

*  Il  écrit  à  Prohseresius,  pour  l'inviter  à  être  son  histo- 
riographe (Ep.  2). 

(26  novembre).  Rentrée  à  Alexandrie  de  l'évêque  arien 
Georges. 

(30  novembre).  La  mort  de  Constance  est  annoncée  à 
Alexandrie  par  Gerontius,  préfet  d'Egypte. 

(30  novembre).  La  population  païenne  d'Alexandrie 
met  Georges  en  prison. 

(11  décembre).  Entrée  de  Julien  à  Constantinople. 

Reddition  d'Aquilée. 

Jovien  ramène  à  Constantinople  le  corps  de  Constance. 

JuHen  lui  fait  des  funérailles  solennelles. 

Julien  ordonne  par  édit  la  réouverture  des  temples 
païens  et  la  reprise  des  sacrifices. 

Il  mande  au  palais  les  chefs  des  diverses  sectes  chré- 
tiennes de  Constantinople. 


404     CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ÉCRITS  DE  JULIEN. 

*  Julien  écrit  les  Césars. 

]1  supprime  le  labarum,  et  orne  d'emblèmes  païens  les 
enseignes  militaires. 

Il  commence  la  réforme  de  l'administration  et  de  la 
cour  par  la  suppression  des  serviteurs  inutiles,  la  di- 
minution du  nombre  des  secrétaires  et  des  employés 
de  police^  et  la  proscription  de  beaucoup  de  pala- 
tins. 

Il  écrit  à  Hermogène  {Ep.  23). 

Il  fortifie  les  places  de  la  frontière  danubienne  et  aug- 
mente leurs  garnisons. 

Il  refuse  de  faire  la  guerre  aux  Goths. 

(25  décembre).  Georges  est  massacré  par  les  païens 
d'Alexandrie,  avec  les  comtes  Dracontius  et  Dio- 
dore. 

Julien  réunit  à  Chalcédoine  une  haute  cour  de  jus- 
tice. 

Il  nomme  Prétextât  gouverneur  d'Achaïe. 
362.    (1"  janvier).  Julien  assiste  à  la  prise  de  possession  du 
consulat  par  Mamertin  et  Nevitta. 

Mamertin  prononce  le  panégyrique  de  Julien. 

(6  janvier).  Loi  sur  les  numerarii. 

Palladius,  Taurus,  Florentins,  maître  des  offices,  Éva- 
grius,  Salurninus,  Cyrinus  sont  condamnés  par  la 
haute  cour  à  l'exil. 

Pentadius  est  acquitté. 

Florentins,  ancien  préfet  des  Gaules,  Ursule,  ancien 
comte  des  largesses,  Apodemius,  Paul  la  Chaîne,  le 
chambellan  Eusèbe,  sont  condamnés  à  mort. 

Mamertin  condamne  à  mort  le  tribun  Nigrinus  et  les 
curiales  Romulus  et  Saboslius,  comme  coupables  de 
la  rébellion  d'Aquilée. 

Julien  invite  les  philosophes  Maxime  [Ep.  15)  et  Chry- 
santhe. 


CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ECRITS  DE  JULIEN.     405 

Lettre  àLibanius  (Ep.  3). 

Julien  ordonne  de  restituer  tous  les  biens  des  temples. 

Julien  rappelle  les  évoques  exilés  par  Constance. 

Il  invite  l'hérésiarque  Aétius  (Ep.  29). 

Julien  fait  construire  à  Constantinople  des  temples 
païens. 

Julien  écrit  au  peuple  d'Alexandrie  au  sujet  du  meur- 
tre de  Georges  [Ep.  10). 

Il  écrit  à  Ecdicius,  sur  la  bibliothèque  de  Georges 
[Ep.  9). 

(4  février).  L'édit  ordonnant  de  rouvrir  les  temples  est 
promulgué  à  Alexandrie. 

(5  février).  Loi  sur  les  privilèges  des  sénateurs. 

(21  février).  Saint  Athanase  rentre  à  Alexandrie. 

(22  février).  Loi  sur  la  réforme  du  cursus  publicus. 

(13  mars).  Loi  ordonnant  la  restitution  aux  villes  des 
biens  usurpés. 

Restitution  des  biens  des  temples. 

(13  mars).  Loi  retirant  au  clergé  chrétien  rexemption 
de  la  curie. 

Lettre  aux  Byzantins  [Ep.  11). 

Julien  ordonne  à  saint  Athanase  de  sortir  d'Alexan- 
drie [Ep.  26). 

Julien  écrit  le  discours  contre  le  cynique  Heraclius 
[Oratio  VII). 

(26  mars).  Loi  contre  ceux  qui  cachent  les  biens  des 
proscrits. 

(27  mars).  *  Julien  compose  en  une  nuit  le  discours  en 
l'honneur  de  la  Mère  des  dieux  [Oratio  V). 

Julien  reçoit  les  ambassadeurs  de  princes  et  de  peuples 
étrangers. 

Il  accorde  des  faveurs  aux  députés  de  l'Ionie  et  de  la 
Lydie. 

Il  refuse  d'entendre  des  envoyés  d'Alexandrie. 


406     CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ECRITS  DE  JULIEN 

Il  rend  une  loi  pour  repousser  une  réclamation  présen- 
tée par  eux. 

Il  fait  bon  accueil  aux  délégués  d'Antioche,  leur  accorde 
des  rennises  d'impôts,  et  complète  leur  curie. 

Il  remet  une  partie  des  impôts  arriérés  dus  par  la 
Thrace  [Ep.  47). 

Il  accorde  à  certaines  villes  la  perception  des  droits  de 
douane. 

Il  décide  favorablement  aux  contribuables  des  procès 
intentés  par  le  fisc. 

Édit  interdisant  d'offrir  à  l'empereur  des  couronnes 
d*or  pesant  plus  de  soixante  onces. 

(29  avril).  Loi  relative  à  l'or  coronaire. 

Julien  agrandit  le  port  de  Constantinople. 

Il  fonde  dans  cette  ville  une  bibliothèque  publique. 

Lettre  aux  Alexandrins  pour  faire  transporter  à  Cons- 
tantinople un  obélisque  [Ep.  58). 

*  Julien  compose  un  Mémoire  sur  les  guerres  de  Ger- 

manie. 

*  Julien  écrit  la  lettre  à  Themistius. 

Maxime  se  rend  à  Constantinople,  où  Julien  le  reçoit 
avec  de  grands  honneurs. 

Chrysanthe,  ayant  refusé  de  venir,  est  nommé  grand 
prêtre  de  Lydie,  et  sa  femme  grande  prêtresse. 

Le  philosophe  Priscus  vient  à  la  cour. 

Julien  autorise  la  rentrée  en  Afrique  des  évêques  do- 
natistes  bannis  par  Constant. 

Julien  interdit  aux  chrétiens  les  emplois  civils  et  mili- 
taires. 

Disgrâce  de  Valentinien  et  Jovien  pour  refus  d'abjurer. 

Exil  de  soldais  chrétiens. 

Le  médecin  Césaire  se  retire  de  la  cour. 

Julien  écrit  à  Porphyre  au  sujet  de  la  bibliothèque  de 
Georges  d'Alexandrie  {Ep.  36). 


CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ÉCRITS  DE  JULIEN.     407 

Lettre  autorisant  Maxime  à  retourner  en  Asie  {Ep.  39). 
Julien  compose  son  discours  «  contre  les  chiens  igno- 
rants »  [Oratio  VI). 
Julien  écrit  à  son  oncle  Julien,  comte  d'Orient,  de  res- 
taurer le  temple  d'Apollon  à  Daphné  (£"/>.  1*). 
;  Juin).  Julien  quitte  Gonstantinople. 
Il  visite  Nicomédie. 
Il  fournit  les  fonds  nécessaires  pour  réparer  la  ville, 

ruinée  en  358  par  un  tremblement  de  terre. 
Il  écrit  à  la  prêtresse  Callixène  {Ep.  21). 
Il  fait  un  pèlerinage  à  Pessinonte. 
Deux  chrétiens  sont  punis  pour  y  avoir  renversé  l'autel  de 

la  Mère  des  dieux. 
Julien  écrit  à  Arsace,  grand  prêtre  de  Galatie  [Ep.  49). 
Julien  invite  le  philosophe  cappadocien  Eustathe  {E]p. 

76). 
Julien  à  Ancyre. 
Comparution  du  prêtre  Basile. 
(17  juin).  Loi  soumettant  à  l'approbation  impériale  les 

nominations  de  professeurs  par  les  municipalités. 
Édit  interdisant  aux  professeurs  chrétiens  l'enseignement 

des  auteurs  classiques  [Ep.  42). 
Les  rhéteurs  Victorinus,  à  Rome,  Prohaeresius,  à  Athè- 
nes, cessent  d'enseigner. 
Violences  contre  les  chrétiens  de  Gappadoce. 
Julien  invile  le  philosophe  Aristoxène  [Ep.  4). 
Julien  à  Tyane. 
Julien  est  harangué  à  Pylas  par  Celse,  gouverneur  de 

Cilicie. 
Julien  à  Tarse. 

(18  juin*).  Martyre  à  Ancyre  du  prêtre  Basile. 
(Fin  juin).  Arrivée  de  Julien  à  Antioche. 
Libanius  prononce  l'éloge  de  Julien  [Prosphoneticus). 
Julien  condamne  à  mort  Artemius,  ancien  duc  d'Egypte. 


408      CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ECRITS  DE  JULIEN. 

Julien  condamne  à  mort  le  notaire  Gaudentius  etTancien 

vicaire  d'Afrique  Julianus. 
Marcel,  fils  de  l'ancien  commandant  de  l'armée  des 
Gaules,  est  condamné  à  mort  par  le  préfet  d'Orient 
Salluste. 
*Julien  écrit  à  l'hérésiarque  Photin  [Ep.  79). 
Julien  retire  aux  évêques  et  aux  clercs  leurs  attributions 

juridiques. 
Julien  oblige  à  restitution  les  vierges  et  veuves  chré- 
tiennes auxquelles  Constantin  avait  assigné  un  traite- 
ment. 
Libanius  adresse  à  Julien  un  mémoire  en  faveur  d'Aris- 
tophane {Pro  Aristophane). 
Lettre  de  Julien  à  Libanius  {Ep.  14,  74). 
Julien  rappelle  d'exil  Aristophane. 
Julien  exile  Eleusius,  évoque  de  Cyzique. 
Julien,  ayant  été  applaudi  lors  d'une  visite  au  temple  de 

Jupiter,  réprimande  le  peuple  par  un  discours. 
Ayant  été  de  nouveau  applaudi  au  temple  de  la  Fortune, 

il  ordoHne  le  silence  par  un  édit  {Ep.  64). 
(l^""  août).  Julien  écrit  aux  habitants  de  Bostra  contre 

leur  évêque  Titus  [Ep.  52). 
Julien,  visitant  le  temple  de  Jupiter  Gasius,  fait  grâce  à 

Théodote,  ancien  gouverneur  d'Hiérapolis. 
Il  apprend  qu'un  bœuf  Apis  a  été  découvert  en  Egypte. 
Julien,  le  jour  de  la  fête  d'Apollon,  visite  le  temple  de 

Daphné. 
Il  fait  un  discours  de  reproche  aux  sénateurs,  parce  qu'il 

n'y  a  pas  eu  de  sacrifice  public. 
Julien  commande  de  détruire  des  sanctuaires  de  mar- 
tyrs. 
Profanation,  à  Samarie,  des   reliques  de  saint  Jean- 
Baptiste. 
(18  septembre).  Rescrit  sur  les  élections  de  curiales. 


CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ÉCRITS  DE  JULIEN.     409 

Disette  à  Antioche  :  Julien  vend  du  blé  à  bas  prix. 

Julien  fixe  un  taux  maximum  pourlayenle  des  denrées. 

Julien  fait  arroser  d'eau  lustrale  les  denrées  exposées 
sur  les  marchés. 

Julien  fait  déboucher  la  source  fatidique  de  Castalie,  à 
Daphné. 

Julien  fait  exhumer,  à  Daphné,  les  reliques  de  saint 
Babylas. 

Les  chrétiens  les  transportent  en  procession  jusqu'à 
Antioche. 

(Octobre).  Lettre  à  Ecdicius  sur  la  crue  du  Nil  [Ep.  50). 

Julien  réitère  l'ordre  d'expulser  saint  Athanase  [Ey.  6). 

(22  octobre).  Incendie  du  temple  de  Daphné. 

(23  octobre).  Saint  Athanase  sort  d'Alexandrie. 

Exil  des  prêtres  alexandrins  Paul  et  Astericius. 

Pétitions  des  Alexandrins  en  faveur  de  saint  Athanase. 

Nouvelle  lettre  de  Julien  aux  Alexandrins  {Ep.  51). 

Julien  ordonne  d'incendier  les  sanctuaires  chrétiens  de 
Milet. 

Fermeture  et  profanation  de  la  principale  éghse  d'A- 
lexandrie. 

Martyre  du  prêtre  Théodoret. 

Morts  tragiques  d'Héron,  évêque  renégat  de  Thébaïde, 
et  de  Théotecne,  prêtre  renégat  d' Antioche. 

Statue  de  Jésus-Christ  renversée  à  Panéas. 

Basiliques  chrétiennes  brûlées  à  Gaza,  à  Ascalon,  à 
Beyrouth,  à  Alexandrie. 

Profanation  des  églises  d'Alexandrie  et  d'Émèse. 

Des  chrétiens,  en  représailles,  brisent  des  statues  des 
dieux  :  condamnation,  pour  ce  fait,  d'Émilien  à  Do- 
rostore,  de  Macedonius,  Théodule  et  Tatien  à  Mère. 

Peines  prononcées  contre  la  ville  de  Césarée,  en  Cap- 
padoce,  à  cause  de  la  destruction  du  temple  de  la 
Fortune.  Martyre  d'Eupsyque  et  de  Damas. 


410     CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ECRITS  DE  JULIEN. 

Démolition  du  monastère  fondé  par  l'ermite  Hilarion,  à 

Gaza. 
Condamnation  à  mort  d'Hilarion  et  d'Hésychius  :  ils  se 

réfugient  en  Sicile. 
Émeute  païenne  à  Gaza  :  martyre  d'Eusèbe,  de  Nestabius 

et  de  Zenon. 
Émeute  païenne  à  Héliopolis  :  martyre  du  diacre  Cy- 
rille et  de  vierges  chrétiennes. 
Émeute    païenne    et    inc  endie  d'une    église  à  Asca- 

lon. 
La  populace  d'Aréthuse  tourmente,  puis  délivre  l'évêque 

Marc. 
Le  gouverneur  de  Palestine  est  exilé  pour  avoir  puni  les 

émeutiers  de  Gaza. 
Représentations  adressées  à  Julien  par  le  préfet  d'Orient 

Salluste. 
Lettres  écrites  par  Libanius  à  plusieurs  gouverneurs  en 

faveur  de  chrétiens  maltraités. 
Julien  frappe  les  chrétiens  d'une  taxe  spéciale. 
Julien  défend  par  une  loi  de  les  appeler  autrement  que 

Galiléens. 
Julien  confisque  les  biens  de  l'église  arienne  d'Édesse 

{Ep.  53). 
Julien  dépouille  la  ville  de  Gaza  du  titre  de  cité. 
Julien  refuse  d'envoyer  des  renforts  à  Nisibe  menacée 

par  les  Perses. 
(Décembre).  Tremblement  de  terre  ruinant  Nicomédie 

et  endommageant  Nicée. 
Julien  compose  en  trois  nuits  le  discours  en  l'honneur 

du  Roi  Soleil  [Oratio  IV). 
Julien  refuse  de  recevoir  une  ambassade  de  Sapor,  roi 

des  Perses. 
363.    (1"  janvier).  Julien  prend  possession  de  son  quatrième 

consulat. 


CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ECRITS  DE  JULIEN.     411 

Libanius  prononce  pour  la  seconde  lois  le  panégyrique 

de  Julien  {Ad  Julianum  consulem). 
Julien  visite  le  temple  de  Jupiter  Philius  et  le  temple 

de  la  Fortune. 
Lettre  à  la  communauté  juive  {Ep,  25). 
Édit  ordonnant  de  reconstruire  le  temple  de  Jérusalem. 
Julien  nomme  Alypius  directeur  des  travaux. 
Lettres  à  Alypius  {Ep.  29,  30). 
Martyre  de  deux  soldats,  Bonose  et  Maximilien. 
Mort  subite  du  surintendant  Félix. 
Maladie  et  mort  du  comte  Julien. 
Romain  et  Vincent,  tribuns  des  scutaires,  condamnés  à 

l'exil. 
(25  janvier).  Martyre  de  deux  soldats,  Juventin  et  Maxi- 

min. 
Julien  publie  le  livre  Contre  les  Chrétiens. 
Julien  publie  le  Misopogon. 
Une  éruption  de  globes  de  feu  oblige  à  abandonner  les 

travaux  de  reconstruction  du  temple  de  Jérusalem. 
(Février).  Encyclique  de  Julien  sur  les  devoirs  des  prêtres 

païens  {Fragment  d'une  lettre  ei  Ep.  63). 
Lettre  suspendant  un  prêtre  païen  {Ep.  62). 
(12  février).  Édit  sur  les  funérailles  (^p.  77). 
Julien  reçoit  une  députation  du  sénat  romain. 
Il  nomme  Apronianus  préfet  de  Rome,  Octavius  pro- 
consul d'Afrique,  Venustus  vicaire  d'Espagne,  Ara- 

diiis  Rufinus  comte  d'Orient. 
Julien  consulte  plusieurs  oracles  sur  l'expédition  contre 

les  Perses,  et  en  reçoit  des  réponses  favorables. 
Tremblement  de  terre  à  Constantinople  :  les  haruspices 

déconseillent  l'expédition. 
Les  livres  sibyllins,  consultés  à   Rome,   déconseillent 

l'expédition. 
Julien  refuse  l'alliance  des  Sarazins. 


412     CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ÉCRITS  DE  JULIEN. 

Julien  invite  Arsace,  roi  d'Arménie,  à  se  tenir  prêt  à  le 

seconder. 
Julien  donne  à  son  armée  Tordre  de  marche,  avec  ren- 
dez-vous à  Hiérapolis. 
Julien  nomme  Alexandre  gouverneur  de  Syrie. 
(5  mars).  Julien  part  d'Antioche. 

Julien  reçoit  à  Litarbe  une  députation  du  sénat  d'An- 
tioche. 
Libanius    compose    une  harangue   adressée  à  Julien 
(Legatio  ad  Julianum)  et  une  autre  aux  habitants  d'An- 
tioche {Ad  Antiochenos  de  régis  ira). 
Julien  s'arrête  à  Bérée. 
Julien  séjourne  à  Batné. 
Julien  rejoint  l'armée  à  Hiérapolis. 
Julien  écrit  à  Libanius  [Ep.  27). 
Julien  se  décide  à  solliciter  l'alliance  des  Sarazins. 
(13  mars).  Julien  et  ses  troupes  passent  l'Euphrate. 
Julien  se  dirige  sur  Garrhes. 
(19  mars).    Incendie  du  temple  d'Apollon  Palatin    à 

Rome. 
Julien  décide  de  descendre  avec  l'armée  le  long  de  l'Eu- 
phrate, dont  la  flotte  suivra  le  cours. 
11  détache  un  corps  d'armée,  commandé  par  Procope 
et  Sébastien,  qui  devra  opérer  vers  le  nord,  de  concert 
avec  le  roi  d'Arménie. 
(25  mars).  Départ  de  Garrhes. 
(27  mars).  Arrivée  à  Callinicum. 
Cérémonie  en  l'honneur  de  la  Mère  des  dieux. 
Julien  reçoit  à  Callinicum  plusieurs  chefs  sarazins. 
Séjour  à  Circesium. 
Lettre  de  Salluste,  préfet  des  Gaules,  suppliant  Julien  de 

renoncer  à  l'expédition. 
L'armée  franchit  l'Abora,  et  entre  en  territoire  per- 
san. 


CHRONOLOGIE  DK  LA  VIE  ET  DES  ÉCRITS  DE  JULIEN.     413 

Julien  fait  couper  le  pont  jeté  sur  l'Abora. 

(6  avril) .  L'armée  atteint  Zaitha,  et  passe  près  du  tombeau 

de  l'empereur  Gordien. 
Réponses  divergentes  des  haruspices  et  des  philosophes 

au  sujet  d'un  présage. 
(7  avril).  Nouveau  conflit  des  haruspices  et  des  philo- 
sophes. 
Discours  de  Julien  aux  soldats,  et  distribution   d'ar- 
gent. 
Arrivée  des  troupes  à  Dura. 
Prise  d'Anathan,  île  de  l'Euphrate. 
La  flotte  passe  devant  les  îles  forlifiées  de  Tilutha  et 

et  d'Achaiacala. 
L'armée  traverse  l'Euphrate. 

L'armée  rencontre  sur  la  rive  droite  les  villes  abandon- 
nées de  Diacira  et  d'Ozogardania. 
Elle  aperçoit  les  troupes  persanes,  qui  reculent  sans 

combattre. 
Elle  arrive  au  bourg  de  Macepracta. 
Elle  traverse  un  bras  de  l'Euphrate,  et  fait  le  siège  de 

Pirisabora. 
Julien  incendie  Pirisabora,  et  promet  une  nouvelle  dis- 
tribution d'argent  à  ses  troupes. 
Mécontentement  de  celles-ci.  Discours  de  Julien. 
L'armée  traverse  une  plaine  inondée. 
On  brûle  la  ville  juive  de  Blithra. 
Prise  de  Maogamalcha. 
On   rencontre  une  maison   de  plaisance  des  rois  de 

Perse. 
Arrivée  à  la  ville  abandonnée  de  Sabatha. 
Prise  d'une  petite  place  forte. 
Julien  donne  un  jour  de  repos  à  ses  troupes. 
Julien   fait   rouvrir    le    canal    reliant    l'Euphrate    au 
Tigre. 


414      CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ECRITS  DE  JULIEN. 

La  flotte  passe  par  ce  canal  dans  le  Tigre. 

L'armée  traverse  le  même  canal  sur  des  ponts. 

Elle  rencontre  un  pavillon  de  chasse,  construit  dans  le 
style  de  l'Occident. 

Elle  traverse  le  Tigre,  sans  faire  le  siège  de  Coché 
(Séleucie?),  et  arrive  devant  Ctésiphon. 

Bataille  entre  les  Romains  et  les  Perses. 

Colère  de  Julien  après  un  sacrifice  au  dieu  Mars. 

Julien  refuse  de  traiter  de  la  paix. 

11  renonce  à  prendre  Ctésiphon. 

11  décide  de  marcher  dans  la  direction  de  l'est. 

Sur  le  conseil  de  transfuges,  il  fait  brûler  la  flotte. 

11  reconnaît  trop  tard  la  faute  commise. 

L'armée  demande  le  retour. 

On  se  résout  à  remonter  dans  la  direction  du  nord. 

(16  juin).  Commencement  de  la  retraite. 

Rencontre  d'éclaireurs  persans. 

Escarmouches. 

L'armée  arrive  dans  la  plaine  de  Maranga. 

Elle  livre  avec  succès  bataille  aux  Perses. 

Julien  lui  accorde  trois  jours  de  repos. 

L'armée  souffre  de  la  famine. 

(26  juin).  L'armée  se  remet  en  route,  harcelée  par  les 
Perses. 

Julien  est  percé  d'un  javelot. 

Rapporté  dans  sa  tente,  il  meurt  à  minuit. 

(27  juin).  Jovien  est  élu  empereur. 

(28  juin).  L'armée  reprend  sa  marche.  Nouveau  combat. 

(29  juin).  L'armée  campe  dans  une  vallée. 

(30  juin).  Elle  campe  à  Chancha. 

{V  juillet).  Elle  se  dirige  vers  Dura,  sur  le  bord  du 
Tigre. 

Elle  y  passe  quatre  jours,  et  cherche  vainement  à  tra- 
verser le  fleuve. 


CHRONOLOGIE  DE  LA  VIE  ET  DES  ÉCRITS  DE  JULIEN.     415 

Les  Perses  offrent  de  négocier. 

Quatre  journées  sont  employées  à  discuter  la  capitula- 
tion. 

(40  juillet).  Jovien  signe  un  traité,  qui  permet  le  retour 
de  l'armée  romaine,  moyennant  l'abandon  de  cinq 
provinces  et  de  quinze  places  fortes. 

(20  août).  On  apprend  à  Alexandrie  la  mort  de  Ju- 
lien. 

Julien  est  enterré  à  Tarse. 


(tlU 


I 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LIVRE  VIII 

JCLIEN   ET  LES   CHRÉTIENS  :  LA  PERSÉCUTION   ET   LA   POLÉMIQUE. 

PagesL 

CB4P1TRE  I".  —  Julien  à  Antioche. 

I.  —  L'arrivée  en  Syrie t 

II.  —  La  vie  de  Julien  à  Antioche 9 

III.  —  L'édit  de  maximum 42 

Chapitre  II.  —  La  persécution. 

I.  —  L'incendie  du  temple  de  Daphnc 55 

II.  —  L'anarchie 82 

Chapitre  III.  —  La  polémique. 

I.  —  Le  livre  Contre  les  chrétiens 103 

II.  —  La  fortune  du  livre  Contre  les  chrétiens 123 

Chapitre  IV.  —  La  tentative  de  reconstruction  du  tem- 
ple de  Jérusalem. 

I.  —  Les  préliminaires '. 130 

II.  —  L'échec  de  la  tenlalive 137 

LIVRE  IX 

LA   GUERRE   DE  PERSE. 

Chapitre  I*'.  —  Les  préparatifs. 

I.  —  Derniers  mois  à  Antioche.  —  Le  Misopogon 149 

II.  —  La  préparation  de  la  guerre 169 

III.  —  De  l'Oronte  à  l'Euphrate 190 

CuAPiTiiE  IL  —  L'invasion. 

I.  —  L'entrée  en  Perse 200 

II.  —  La  descente  de  l'Euphrate 213 

>  -n 

JUUEM   L  APOSTAT.  —   III. 


418  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Chapitre  III.  —  La  retraite.  —  La  mort  de  Julien. 

I.  —  L'incendie  de  la  Hotte 250 

II.  —  La  mort  de  Julien 2G5 

III.  —  Le  traité  avec  les  Perses 283 

IV.  —  La  pacification  religieuse 29<> 

Chapitre  IV.  —  Résumé  et  conclusion.  —  Psychologie  de 
Julien 310 


APPENDICE  A 

LES  SOURCES  DE  L'HISTOIRE  DE  JULIEN. 

Première  partie.  —  Sources  païennes. 

I.  —  Julien  (les  discours,  les  lettres,  les  écrits  perdus,  les  textes 

législatifs,  l'épigraphie,  la  nurnisnr)atique,  l'iconographie).    330 
II.  —  Libanius 3G1 

III.  —  Ammien  Marcellin 368 

IV.  —  Mamertin,  Himère,   Magnus,   Eutychien,  Eulrope,  Rufus, 

Aurelius  Victor,  Eunape,  Zosime 375 

Deuxième  partie.  —  Sources  chrétiennes. 

I.  —  Saint  Grégoire  de  Nazianze 381 

II.  —  Saint  Jean  Chrysostome 388 

III.  —  Saint   Éphrem,   Rufln,  Philostorge,    Socrate,    Sozomène, 

Théodoret 38'J 

IV.  —  Sources   diverses  :  saint   Ambroise,   Sulpice  Sévère,  saint 

Augustin,  saint  Optai,  Prudence,  saint  Jérôme,  etc.  — 
Historia  acepkala,  Chronique  d'Alexandrie,  Cassiodore, 
Cedrenus,  Zonare 398 

APPENDICE  B 

chronologie  de  la  vie  et  des  écrits  de  julien  depuis  360 401 


p 


I      tviri^  ^*^ 


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DG  Allard,  Paul 

317  Julien  l'Apostat     3.   ed, 

AAA-  rev.   et  augra. 

1906 
t.3